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SOURCE : Zones subversives
Les mots deviennent vides de sens. Un consensus mou alimente la confusion politique et théorique. Le nouveau pouvoir macroniste manie les mots pour les épuiser. Les « progressistes » s’opposent aux « réactionnaires ». Sans que les différences et les définitions ne soient clarifiées. Des politiciens se réclament du « peuple ». Le candidat Macron présente son programme néolibéral dans un livre intitulé « Révolution ».
La propagande manie également les euphémismes. Toutes ces manipulations du discours visent à renforcer la soumission et la résignation. Des historiennes s’attachent à redonner du sens à des mots. Le contexte historique et le recul critique permettent d’éviter les pièges des idéologies. Cette démarche permet surtout de faire revivre une histoire de luttes sociales trop souvent étouffée ou asceptisée.
Peuple
Le mot « peuple » se retrouve dans les livres, les éditoriaux, les débats médiatiques. Tous les politiciens s’en revendiquent désormais. De Le Pen à Mélenchon, la défense du peuple devient un lieu commun incontournable. L’historienne Déborah Cohen explore cette notion dans le livre Peuple.
Le peuple vise à évoquer une unification de la multitude derrière un concept flou. « Le peuple veut la chute du système » devient le slogan de la révolution tunisienne puis du « Printemps arabe » de 2011. Le peuple est également associé àla Révolution française de 1789. Mais la dimension nationale et territoriale donne un aspect réducteur à cette notion.
Le terme de peuple a longtemps été délaissé par les partis politiques. Le Parti socialiste s’adresse aux « citoyens ». Lutte ouvrière évoque « les travailleurs ». Le Parti communiste défend « les Français ». Il n’y a que le NPA pour promouvoir le peuple. Même Mélenchon évoque surtout « les gens ». C’est en 2014 qu’il lance « l’ère du peuple » sous l’influence des mouvements Occupy. Ce terme évoque aussi Robespierre et l’Amérique latine. Mais il élude le conflit pensé comme une lutte des classes.
Karl Marx s’attache au mot juste pour permettre à la conscience sociale de se structurer et de se politiser. Le terme de prolétariat émerge en 1832, notamment après la révolte des Canuts lyonnais de 1831. Le terme de « classe ouvrière », ou même simplement de classe, fait l’objet de débats. Certains considèrent que ce concept hérité de l’histoire n’est plus adapté. D’autres soulignent au contraire sur l’importance de le réactiver pour comprendre la société actuelle. Les « post-marxistes » Chantal Mouffe et Ernesto Laclau estiment que le terme de classe élude d’autres formes d’identité ou d’oppressions, notamment de genre et de race.
Le peuple ne correspond à aucun groupe social précis. Il apparaît opposé au groupe dominant, qui n’est pas non plus homogène. « Peuple fait le lien entre du divers, entre le paysan, l’artisan, le fonctionnaire, la prolétaire, l’intellectuel, l’installé ou le migrant », observe Déborah Cohen. Le peuple évoque l’unité entre les diverses forme de domination et d’exploitation dans les sociétés postindustrielles. Contre l’unité supposée de la classe, le peuple renvoie à une diversité de demandes et de problèmes.
Au XVIIIe siècle, c’est le rejet de l’aristocratie qui fonde le peuple. Cette position porte une exigence d’égalité et un refus du privilège. Le peuple du XXIe siècle s’unifie dans l’opposition au 1% les plus riches, à l’oligarchie selon le terme de Laclau et Mouffe. La caste désigne également cette classe dirigeante. Le mouvement des gilets jaunes cible un pouvoir politique méprisant et lointain. Cette convergence doit unifier des individus qui n’ont pas les mêmes revenus, les mêmes conditions de vie, les mêmes sociabilités, le même genre, le même âge, le même rapport à la culture dominante, la même identité ethnique ou religieuse. « Dans ce mouvement, l’exploitation salariale n’est qu’un élément parmi d’autres des motifs de la conflictualité ; la condition sociale n’est pas l’opérateur de l’unification », analyse Déborah Cohen.
La lutte sociale ne semble plus centrale. Le politique devient plus important. Le mouvement des gilets jaunes comprend des ouvriers et des employés mais aussi des artisans et des commerçants, des retraités et mêmes quelques cadres. Cette dynamique s’apparente à celle des révoltes dans les pays arabes en 2011. Mais une fois la classe dirigeante dégagée, des clivages traversent alors le peuple. Laclau et Mouffe estiment que l’unité doit se réaliser derrière un chef charismatique. Le beau conte de la pluralité des dominations montre son vrai visage autoritaire. Le populisme de gauche reste centralisateur et s’oppose à l’autonomie des luttes.
La politique insiste sur les actes plutôt que sur les mots. Elle repose sur l’action et sur la possibilité de réorganiser le monde. Nicolas Machiavel insiste sur l’action concrète et sur la transformation de la réalité. Le peuple apparaît alors comme une puissance active, positive ou négative. « Le peuple est pensé par les dominants comme la puissance dont le geste peut déranger l’ordre existant », souligne Déborah Cohen. Le peuple sort alors de sa soumission au travail pour agir.
Un vocabulaire des élites dénonce aussi le danger de la foule. Dans la démocratie représentative, le peuple est considéré comme souverain mais délègue sa puissance d’agir à des représentants lors de votes. « S’est donc construit un système économique et politique visant à délégitimer et si possible à diminuer la puissance d’action du peuple », observe Déborah Cohen. Les manifestations et la protestation populaire sont même réduites à une « grogne » inoffensive.
L’historienne Sophie Wahnich montre que durant l’année 1792, le peuple abandonne l’action pour privilégier le discours. Il se contente de porter des pétitions au gouvernement. La parole et l’expression semble primer sur l’action. Les émeutes de 2005 ont au contraire privilégié l’action sur la parole. Les émeutiers n’ont pas fait de discours pour déclarer qu’ils étaient le peuple. Leur révolte a donc été jugé moins légitime. Le mouvement des gilets jaunes est discrédité de la même manière. Les éditorialistes dénoncent l’absence d’interlocuteur et de revendications pour négocier avec le pouvoir.
Révolution
L’historienne Ludivine Bantigny se penche sur un autre mot central : Révolution. Ce terme, cher à Daniel Bensaïd, évoque un renversement de l’ordre des puissants. La révolution traverse le XIXe siècle. Les Canuts de 1831, les ouvriers de 1848 ou la Commune de 1871 apparaissent comme des espérances massacrées dans le sang. La révolution est condamnée par le conformisme bourgeois, à l’image de François Furet qui valorise un ordre existant pour garantir son confort. Mais la révolution est également récupérée par le capitalisme. Ce terme inonde la publicité et le marketing. « Des affiches célébrant des chaussures et des crèmes glacées arborent le visage de Che Guevara : pour être rebelles consommez », ironise Ludivine Bantigny. Mais la révolution est également récupérée par la politique. En 1981, le Parti socialiste affiche un programme de rupture avec le capitalisme. Emmanuel Macron, avant son élection, a intitulé son livre programme Révolution.
La révolution a ses formes et ses gestes. Manifestations, grèves, occupations, illégalismes. La légitimité l’emporte sur une légalité qui devient injuste pour le plus grand nombre. La révolution est également portée par la passion. « Le moment révolutionnaire est pétri d’expériences sensibles et affectives : émotions politiques s’il en est, dans la joie de bousculer l’ordre des choses, de rire au nez de ce monde et de l’imaginer autrement », souligne Ludivine Bantigny. La philosophe Simone Weil évoque la joie de la grève pendant le mouvement de 1936. La transgression du cours des choses, la subversion de l’ordinaire, la réappropriation de la vie quotidienne traversent les moments révolutionnaires.
La révolution brise la temporalité et le cours de l’histoire. Mais ce n’est pas uniquement une table rase du passé. Walter Benjamin, dans un souffle messianiste, estime que les révoltes vaincues annoncent la révolution à venir. Le poète Arthur Rimbaud aspire à « changer la vie ». La révolution doit ouvrir de nouvelles possibilités d’existence. Karl Marx voit dans la Commune de 1871 la forme révolutionnaire « enfin trouvée ». Ce mouvement d’auto-émancipation prolétarien balaie l’armée, la police, la bureaucratie et le clergé. « La révolution est l’un de ses faits rares : l’intervention des “masses”, de toutes et de tous, de tout un chacun, dans l’histoire », souligne Ludivine Bantigny.
Une nouvelle ébullition surgit avec la révolte de Mai 68. Les grèves et les occupations permettent de penser une nouvelle société. Tous les aspects de la vie quotidienne sont questionnés. « Il n’empêche : des univers sociaux se rencontrent, les classements et les hiérarchies sont interrogés, comme le sont les identités », décrit Ludivine Bantigny. Toutes les autorités légitimes sont remises en cause. Mai 68 ne débouche pas vers une possibilité de rupture avec le capitalisme. Mais cet événement ouvre une révolution anthropologique.
L’émancipation permet de changer son rapport au monde. La révolution sexuelle vise à bouleverser les relations humaines. « C’est un fait remarquable qu’à chaque grand mouvement révolutionnaire la question de “l’amour libre” apparaît au premier plan », observe Engels. Même si l’ami de Marx reste méfiant à l’égard des supposées déviances sexuelles. Les mouvements homosexuels et féministes remettent en cause les normes sociales. Les oppressions entre hommes et femmes doivent être supprimées. Le plaisir doit primer sur les rapports de domination. « Peut-être la révolution sexuelle sera-t-elle vraiment accomplie quand les sexualités ne seront plus que plaisirs, ni objet ni enjeu ? », interroge Ludivine Bantigny. La révolution sexuelle passe alors par un changement radical des structures sociales.
La révolution semble aujourd’hui enterrée. L’historien François Furet estime que la Révolution française est le creuset du totalitarisme. « Il n’y a pas d’alternative », proclame Margareth Thatcher en 1980. L’heure est à la résignation. L’individualisation des conditions de travail, la mise en compétition des salariés et les techniques managériales valorisent la performance et la rentabilité. La réussite individuelle devient le seul horizon. Mais, depuis 2011, un nouveau cycle s’ouvre avec les révoltes dans les pays arabes. « L’événement révolutionnaire rompt avec les colères solitaire et les sentiments isolés, esseulés. C’est une manière de briser la monotonie du même, la sensation de l’uniforme », analyse Ludivine Bantigny.
Enjeux politiques
Ces deux livres synthétiques proposent une réflexion historique stimulante. Les universitaires s’appuient sur leurs recherches pour proposer une analyse globale à partir d’un mot. Néanmoins, la présentation reste académique. Les enjeux politiques et stratégiques ne sont pas toujours clarifiés.
Déborah Cohen explore les débats autour de la notion de peuple. Elle se penche même sur les débats autour du populisme de gauche. Néanmoins, l’enjeu central de la stratégie reste éludé. Quel groupe social peut changer le monde reste la question centrale. Déborah Cohen montre que la classe ouvrière et le prolétariat se construisent à travers les luttes avant d’être théorisés. Il semble important de clarifier quelques aspects.
Le débat politique tourne autour des petits patrons. Des petits propriétaires terriens ont porté des révoltes paysannes. Néanmoins, les petits patrons peuvent difficilement se rallier au prolétariat, contrairement à ce que prétendent les populistes. Le rapport de subordination des salariés les empêchent de lutter avec leur patron. Même si les auto-entrepreneurs qui n’exploitent qu’eux-mêmes ont intérêt à la destruction du capitalisme. La notion de peuple masque également les hiérarchies sociales entre la classe de l’encadrement et le reste des exploités. Les populistes conservent le modèle autoritaire de la petite bourgeoisie qui doit diriger la société nouvelle.
Ludivine Bantigny s’attaque au thème encore plus vaste de la révolution. Elle s’appuie sur l’histoire des luttes pour déblayer le terrain. Mais les débats centraux qui agitent le mouvement ouvrier sont éludés. Le clivage entre autoritaires et libertaires n’est pas évoqué. La référence à l’idéologue stalinien Alain Badiou alimente la confusion. Trotski, Guevara, Lénine sont également invoqués. Il semble indispensable de dénoncer les partis, les sectes et les avant-gardes autoproclamées qui prétendent guider les masses vers la révolution. Les révoltes spontanées doivent au contraire déboucher vers des formes d’auto-organisation qui suppriment les hiérarchies. Les conseils ouvriers sont éludés par l’historienne tout comme les perspectives d’auto-émancipation.
L’autre clivage occulté reste celui qui oppose la révolution au réformisme. Pire, Ludivine Bantigny évoque les vieilles revendications social-démocrates pour les faire passer pour révolutionnaires dans son propos sur Mai 68. La diminution du temps de travail, certes souhaitable, n’est qu’un aménagement de l’exploitation. Ce n’est pas une rupture avec le capitalisme. Au contraire, la révolution vise à supprimer les rapports d’exploitation, mais aussi les catégories du capital comme la marchandise, la valeur, l’argent, le travail. L’émancipation ne doit pas se contenter d’une meilleure répartition des richesses. L’extrême-gauche du capital, incarné par le médiatiqueOlivier Besancenot, favorise cette confusion qui fait passer un tiède programme social-démocrate pour le summum de la révolution.
Ludivine Bantigny cède également à la mode alternativiste. La révolution serait déjà-là, dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans le néo-zapatisme du Chiapas et même dans les « communs » ou les « formes de vie ». La mouvance autonome est clairement responsable de cette confusion. C’est alors le potager bio qui devient le summum de la révolution. Il faut préciser que Ludivine Bantigny pointe les limites d’une autogestion du capital qui se réduit à une auto-exploitation. Mais cet alternativisme n’est qu’une autogestion réduite à une niche dans une société capitaliste. Il semble difficile de sortir de la logique marchande par la multiplication des potagers bios.
Néanmoins, Ludivine Bantigny et Déborah Cohen proposent des livres courts et accessibles. Leurs synthèses permettent surtout d’ouvrir des débats, plus qu’ils ne portent des stratégies clarifiées. Mais ce sont des supports pour discuter des perspectives dans les luttes actuelles à partir de l’expérience historique, et non d’idéologies frelatées. Ces livres participent à ranimer un imaginaire de révoltes sociales pour sortir du consensus néolibéral.
Sources :
Déborah Cohen, Peuple, Anamosa, 2019
Ludivine Bantigny, Révolution, Anamosa, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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