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SOURCE : Terrestres
Par Naomi Klein
« Nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultra-rapide » : alors que le coronavirus continue de tuer des milliers de personnes chaque jour, les entreprises technologiques saisissent l’opportunité du choc sanitaire afin d’étendre leur portée et leur pouvoir.
Cet article est une traduction d’un article paru dans The Intercept le 5 mai 2020 réalisée par Christophe Bonneuil.
Pendant un fugace instant, lors du briefing quotidien sur le coronavirus du gouverneur de New York Andrew Cuomo, le mercredi 6 mai, la sombre grimace qui sature nos écrans depuis des semaines a été brièvement remplacée par quelque chose qui ressemblait à un sourire.
« Nous sommes prêts, nous sommes prêts à tout », s’est réjoui le gouverneur. « Nous sommes des New-Yorkais, donc nous sommes agressifs et ambitieux … Nous réalisons que le changement est non seulement imminent, mais qu’il peut être un allié s’il est bien conduit ».
L’origine de cette inhabituelle félicité est une apparition vidéo de l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, qui s’est joint à la conference de presse du gouverneur pour annoncer qu’il avait été chargé par lui de diriger un groupe d’experts afin de réimaginer le futur post-Covid de l’État de New York, en mettant l’accent sur l’intégration permanente de la technologie dans tous les aspects de la vie civique.
« Nos premières priorités », a déclaré M. Schmidt, « sont axées sur la télémédecine, l’apprentissage à distance et l’élargissement de la bande passante… Nous devons chercher des solutions qui peuvent être présentées maintenant, et accélérées, et utiliser la technologie pour améliorer les choses ». Au cas où l’on aurait douté de la pure bienveillance des intentions de l’ancien président de Google, son arrière-plan vidéo affichait une paire d’ailes d’ange dorées.
Un jour plus tôt, Cuomo avait annoncé un partenariat similaire avec la Fondation Bill et Melinda Gates pour développer « un système d’éducation plus intelligent ». Qualifiant B. Gates de « visionnaire », M. Cuomo présentait la pandémie comme « un moment de l’histoire où nous pouvons réellement intégrer et faire avancer les idées [de M. Gates] … Tous ces bâtiments, toutes ces salles de classe physiques, à quoi cela sert avec toute la technologie dont vous disposez ? », a-t-il rhétoriquement demandé.
Il a fallu un certain temps pour que cela se concrétise, mais quelque chose qui ressemble à une doctrine cohérente de choc pandémique commence à émerger. Appelez cela le Screen New Deal. Bien plus high-tech que tout ce que nous avons vu lors des catastrophes précédentes, l’avenir qui s’écrit à toute vitesse, tandis que les corps s’entassent encore, traite nos dernières semaines d’isolement physique non pas comme une douloureuse nécessité pour sauver des vies, mais comme un laboratoire vivant pour un futur sans contact, de façon permanente… et très rentable.
Anuja Sonalker, la PDG de Steer Tech, une entreprise du Maryland qui vend des technologies de stationnement autonome, a récemment résumé le nouveau discours du capitalisme numérique. « On assiste à un net engouement pour les technologies sans contact et sans humain », a-t-elle déclaré. « Les humains sont des risques biologiques, les machines ne le sont pas ».
Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser.
Il s’agit d’un avenir où, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement par le biais de la technologie de streaming et de cloud, soit physiquement par un véhicule sans conducteur ou un drone, puis « partagé » par écran interposé sur un réseau social. C’est un futur qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de conducteurs. Il n’accepte ni argent liquide ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle des virus), et dispose de transports en commun squelettiques et de beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à une « intelligence artificielle”, mais qui est en fait entretenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électronique, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et des prisons… en première ligne des maladies et de l’hyper-exploitation. C’est un futur dans lequel chacun de nos gestes, chacun de nos mots, chacune de nos relations est traçable et exploitable par une alliance sans précédent entre gouvernements et méga-entreprises High Tech.
Si tout cela vous semble familier, c’est parce qu’avant le Covid, ce futur précis, mu par des applications et des giga-octets, nous était vendu au nom du confort et de la personnalisation. Mais beaucoup d’entre nous avaient des inquiétudes. À propos de la sécurité, de la qualité et de l’inégalité de la télémédecine et des salles de classe en ligne. Les voitures sans conducteur qui fauchent les piétons et les drones qui détruisent les paquets (et les personnes). La localisation et le commerce sans argent liquide qui détruisent notre vie privée et renforcent la discrimination raciale et sexuelle. Les plateformes de médias sociaux sans scrupules qui empoisonnent notre écologie de l’information et la santé mentale de nos enfants. Des « villes intelligentes » truffées de capteurs en guise de pouvoir politique locale. À propos des bons emplois que ces technologies ont supprimés ; des mauvais emplois qu’elles ont produits en masse.
Et surtout, nous étions préoccupés par la richesse et le pouvoir menacés par la démocratie accumulés par une poignée d’entreprises High-tech passées maîtres dans l’art de se dégager de toute responsabilité pour les dégâts produits dans les domaines qu’elles ont conquis, qu’il s’agisse des médias, du commerce de détail ou des transports.
C’était là un lointain passé : février 2020. Aujourd’hui, un grand nombre de ces préoccupations fondées sont balayées par un raz-de-marée de panique, et cette dystopie réchauffée nous est à la hâte présentée sous un nouvel emballage. Sur fond de mort massive, on nous vend la promesse douteuse que ces technologies sont l’unique moyen de mettre nos vies à l’abri d’une pandémie, les clés indispensables pour assurer notre sécurité et celle de nos proches.
Grâce à Cuomo et à ses divers partenariats avec des milliardaires (dont un avec Michael Bloomberg pour les tests et la recherche), l’État de New York se positionne ainsi comme la vitrine étincelante de ce sombre avenir. Mais les ambitions dépassent largement les frontières d’un État ou d’un pays.
Et au centre de tout cela, il y a Eric Schmidt.
Bien avant que les Américains ne comprennent la menace de Covid-19, Schmidt avait mené une campagne agressive de lobbying et de relations publiques, poussant précisément sa vision de la « société Black Mirror », celle que Cuomo vient de lui donner le pouvoir de construire. Au cœur de cette vision se trouve l’étroite intégration du gouvernement et d’une poignée de géants de la Silicon Valley – les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée externalisant tous (à un coût élevé) nombre de leurs fonctions essentielles à des sociétés technologiques privées.
C’est une vision que Schmidt a fait progresser dans ses rôles de président du Defense Innovation Board, qui conseille le ministère américain de la défense sur l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle dans l’armée, et de président de la puissante National Security Commission on Artificial Intelligence, ou NSCAI, qui conseille le Congrès sur « les progrès de l’intelligence artificielle, les développements de l’apprentissage machine et des technologies associées », dans le but de répondre « aux besoins de sécurité nationale et économique des États-Unis, y compris le risque économique ». Ces deux instances sont composées de puissants PDG de la Silicon Valley et de cadres supérieurs d’entreprises telles qu’Oracle, Amazon, Microsoft, Facebook et, bien sûr, les anciens collègues de Schmidt chez Google.
En tant que président, M. Schmidt – qui détient toujours plus de 5,3 milliards de dollars en actions d’Alphabet (la société mère de Google) ainsi que d’importants investissements dans d’autres entreprises technologiques – a en somme mené une opération de racket pour la Silicon Valley à Washington. L’objectif principal des deux commissions est de demander une augmentation exponentielle des dépenses publiques dans la recherche sur l’intelligence artificielle et les infrastructures technologiques telles que la 5G… des investissements qui bénéficieraient directement aux entreprises dans lesquelles M. Schmidt et d’autres membres de ces commissions détiennent des participations importantes.
Tout d’abord, lors de présentations à huis clos devant les législateurs, puis dans des articles et des interviews dans les médias, l’argument principal de Schmidt a été que puisque le gouvernement chinois est prêt à dépenser sans limite des fonds publics pour construire l’infrastructure de surveillance de haute technologie, tout en permettant à des entreprises technologiques chinoises telles qu’Alibaba, Baidu et Huawei d’empocher les bénéfices des applications commerciales, la position dominante des États-Unis dans l’économie mondiale est sur le point de s’effondrer.
L’Electronic Privacy Information Center (Epic) a récemment eu accès, grâce à une demande de liberté d’information (FOI), à la présentation faite au NSCAI par Schmidt en mai 2019. Ses diapositives présentent une série d’affirmations alarmistes sur la manière dont le laxisme de la réglementation en Chine et son appétit sans limite pour la surveillance lui permettent de devancer les États-Unis dans un certain nombre de domaines, notamment l’Intelligence Artificielle pour le diagnostic médical, les véhicules autonomes, l’infrastructure numérique, les « villes intelligentes », le covoiturage et le commerce sans numéraire.
Les raisons invoquées pour expliquer l’avantage concurrentiel de la Chine sont multiples, allant de la masse critique des consommateurs qui font des achats en ligne, à « l’absence de systèmes bancaires traditionnels en Chine » qui lui a permis de passer outre l’argent liquide et les cartes de crédit et de libérer « un énorme marché du commerce électronique » et des paiements numériques. Un troisième atout facteur serait le manque de médecins, qui a conduit le gouvernement à travailler en étroite collaboration avec des entreprises technologiques telles que Tencent pour utiliser l’Intelligence Artificielle pour la médecine « prédictive ». La présentation de Schmidt indiquait qu’en Chine, les entreprises technologiques « ont le pouvoir de lever rapidement les obstacles réglementaires, tandis que les initiatives américaines sont enlisées dans la conformité à la HIPPA et l’approbation de la FDA ».
Plus que tout autre facteur, cependant, Schmidt souligne que les partenariats public-privé dans le domaine de la surveillance de masse et de la collecte de données apportent un avantage concurrentiel majeur. La présentation vante le « l’implication forte du gouvernement chinois, par exemple dans le déploiement de la reconnaissance faciale ». Elle fait valoir que « la surveillance est l’un des premiers et meilleurs clients » de l’intelligence artificielle et que « la surveillance de masse est le meilleur contexte d’application pour stimuler la recherche sur le ‘deep learning’ ».
Une diapositive intitulée « Ensembles de données de l’État : Surveillance = Villes intelligentes » note que la Chine, ainsi que le principal concurrent chinois de Google, Alibaba, sont en avance.
Ces arguments ne sont pas anodins car la société mère de Google, Alphabet, a précisément tenté de pousser cette vision par sa division Sidewalk Labs, en proposant le front de côte de Toronto comme prototype de « ville intelligente ». Mais le projet de Toronto vient d’être arrêté après deux ans de controverses sur les énormes quantités de données personnelles qu’Alphabet allait collecter, sur l’absence de protection de la vie privée et les avantages douteux que retirerait la ville de ce projet.
Cinq mois après la présentation de Schmidt, le NSCAI a publié un rapport intérimaire en novembre à l’intention du Congrès. Celui-ci insistait lourdement sur la nécessité pour les États-Unis de rattraper la Chine sur ces technologies controversées. « Nous sommes dans une compétition stratégique », déclare le rapport, obtenu via FOI par Epic. « L’intelligence artificielle est l’enjeu central. L’avenir de notre sécurité nationale et de notre économie en dépendent ».
Fin février, M. Schmidt a lancé sa campagne publique, en appui des investissements publics demandées par sa commission. Dans un article du New York Times intitulé « Je dirigeais Google, mais la Silicon Valley pourrait perdre devant la Chine », Schmidt appelait à « des partenariats sans précédent entre le gouvernement et l’industrie » justifiés par le péril jaune :
« L’intelligence artificielle ouvre des nouvelles frontières en tous domaines des biotech à la banque, et sont aussi une priorité militaire. Selon la tendance actuelle, les investissements globaux de la Chine dans la recherche et le développement dépasseront ceux des États-Unis d’ici dix ans, à peu près au même moment où son économie devrait devenir plus importante que la nôtre. Si cette tendance n’est pas inversée, nous serons en concurrence dans les années 2030 avec un pays dont l’économie est plus importante, qui investit davantage dans la R&D, qui déploie plus largement les nouvelles technologies et qui dispose d’une infrastructure informatique plus importante… En fin de compte, les Chinois entendent devenir les principaux innovateurs du monde, et les États-Unis ne se donnent pas les moyens pour espérer les battre ».
La seule solution, pour Schmidt, était d’investir massivement de l’argent public. Félicitant la Maison Blanche d’avoir demandé le doublement du financement de la recherche en intelligence artificielle et en informatique quantique, il écrivait : « Nous devrions doubler le financement dans ces domaines à mesure que nous renforçons les capacités institutionnelles des laboratoires et des centres de recherche… Et le Congrès devrait approuver la demande du président pour atteindre le plus haut niveau de financement de la R & D militaire depuis plus de 70 ans. Le ministère de la défense pourrait alors passer à la pointe en intelligence artificielle, en science quantique, en hypersonique et dans d’autres domaines technologiques stratégiques».
Nous étions alors fin février, deux semaines avant que l’épidémie de coronavirus ne soit déclarée pandémie, et il n’était pas venu à l’esprit de Schmidt de prétendre que cette vaste croisade technologique pourrait contribuer à protéger la santé des Américains. Il ne s’agissait alors que de faire les gros bras avec la Chine. Mais son discours allait bientôt changer. Depuis mars, Schmidt nous vend ces demandes préexistantes (massives dépenses dans la recherche et les infrastructures de haute technologie, partenariats public-privé, assouplissement des protections de la vie privée…) et bien d’autres encore, sous l’argument sanitaire face à un nouveau virus qui nous accompagnera pendant les prochaines années.
Et les entreprises technologiques avec lesquelles M. Schmidt entretient des liens étroits, et qui peuplent les conseils consultatifs influents qu’il préside, se sont toutes repositionnées comme des protecteurs bienveillants de la santé publique et des champions des travailleurs de première et deuxième ligne (dont beaucoup, comme les chauffeurs de livraison, perdraient pourtant leur emploi si ces entreprises obtenaient gain de cause). Moins de deux semaines après le début du confinement de l’État de New York, M. Schmidt a écrit un article pour le Wall Street Journal qui trahissait combien la Silicon Valley avait l’intention de tirer parti de la crise pour une transformation permanente.
« Comme d’autres Américains, les spécialistes des High Tech travaillent à faire leur part pour soutenir la réponse de première ligne à la pandémie … Mais chaque Américain devrait se demander où nous voulons que la nation soit quand la pandémie de Covid-19 sera terminée. Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient nous propulser vers un avenir meilleur ? … Des entreprises comme Amazon savent comment approvisionner et distribuer efficacement. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et de l’expertise nécessaires. Nous devrions développer l’apprentissage à distance, qui est expérimentée aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le district scolaire dans lequel ils résident … L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique … Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique … Si nous voulons construire une économie et un système d’éducation futurs basés sur le « tout-à-distance », nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultra-rapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plates-formes basées sur le cloud et les relier à un réseau 5G »
M. Schmidt n’a cessé de prêcher cette vision. Deux semaines après la parution de cet article, il a décrit le programme d’enseignement à domicile ad hoc que les enseignants et les familles de tout le pays avaient été obligés de bricoler pendant cette urgence de santé publique comme « une expérimentation massive d’apprentissage à distance ». Le but de cette expérience, a-t-il dit, était « d’essayer de découvrir comment les enfants apprennent à distance. Et avec ces données, nous devrions être en mesure de construire de meilleurs outils d’apprentissage à distance qui (…) aideront les enfants à mieux apprendre ». Au cours de cette même télé-conférence, organisée par l’Economic Club of New York, M. Schmidt a également appelé à plus de télé-médecine, plus de 5G, plus de commerce numérique, etc. Tout cela au nom de la lutte contre le virus.
Son commentaire le plus éloquent, reste le suivant : « Les bienfaits de ces entreprises – que nous aimons dénigrer – que ce soit en termes de capacité à communiquer, de capacité à gérer la santé ou d’obtenir des informations, s’avèrent majeurs. Pensez à ce que serait votre vie en Amérique sans Amazon ». Bref, les gens devraient « être un peu reconnaissants que ces entreprises aient obtenu le capital, aient fait l’investissement, aient construit les outils que nous utilisons maintenant, et nous aient vraiment aidés ».
Les mots de Schmidt nous rappellent que jusqu’à très récemment, la défiance de l’opinion publique contre ces entreprises était en plein essor. Les candidats à la présidence discutaient ouvertement de démanteler les géants du numérique. Amazon a été forcé d’abandonner son projet de siège social à New York en raison d’une opposition locale féroce. Le projet Sidewalk Labs de Google était en crise perpétuelle, et les employés de Google refusaient de cautionner une technologie de surveillance aux applications militaires.
En bref, la démocratie – cet engagement public enquiquinant dans la conception d’institutions et d’espaces publics critiques – s’annonçait comme le plus grand obstacle à la vision que Schmidt entendait imposer, d’abord de son perchoir au sommet de Google et d’Alphabet, puis en tant que président de deux puissantes instances conseillant le Congrès américain et le ministère de la défense. Cet engagement encombrant du public et par des travailleurs mêmes de ces méga-firmes a, du point de vue d’hommes comme Schmidt et de Jeff Bezos PDG d’Amazon, ralenti de façon exaspérante la course à l’armement de l’intelligence artificielle, en empêchant des flottes de voitures et de camions sans conducteur potentiellement mortelles de circuler, protégeant les dossiers médicaux privés pour qu’ils ne deviennent pas une arme utilisée par les employeurs contre les travailleurs, empêchant les espaces urbains d’être couverts par des logiciels de reconnaissance faciale, et bien plus encore.
Aujourd’hui, au milieu des dégâts de cette pandémie en cours, et de la peur et de l’incertitude quant à l’avenir qu’elle nous réserve, ces entreprises entendent profiter de l’occasion pour balayer tout cet engagement démocratique. Elles aspirent au même type de pouvoir que leurs concurrentes chinoises, fonctionnant sans intrusion au nom des droits du travail ou des droits démocratiques.
Cette stratégie du choc opère à grande vitesse. Le gouvernement australien a passé un contrat avec Amazon pour stocker les données de son application controversée de suivi des coronavirus. Le gouvernement canadien a passé un contrat avec Amazon pour la livraison de matériel médical, en contournant, on se demande pourquoi, le service postal public. Et en quelques jours seulement, début mai, Alphabet a lancé une nouvelle initiative de Sidewalk Labs pour refaire les infrastructures urbaines avec 400 millions de dollars de capital d’amorçage. Josh Marcuse, le directeur exécutif du Defense Innovation Board présidé par M. Schmidt, a annoncé qu’il quittait ce poste pour travailler à plein temps chez Google en tant que responsable de la stratégie et de l’innovation pour le secteur public mondial, ce qui signifie qu’il aidera Google à tirer profit de certaines des nombreuses opportunités que M. Schmidt et lui-même ont créé grâce à leur intense lobbying.
Soyons clair. La technologie est très certainement un élément clé de la manière dont nous devons protéger la santé publique dans les mois et les années à venir. Mais la question est la suivante : cette technologie sera-t-elle soumise aux disciplines de la démocratie et du contrôle public, ou sera-t-elle déployée dans une frénésie d’exception, sans poser les questions critiques qui façonneront nos vies pour les décennies à venir ? Ou encore : si nous constatons effectivement à quel point la connectivité numérique est essentielle en temps de crise, ces réseaux, et nos données, doivent-ils vraiment être entre les mains d’acteurs privés comme Google, Amazon et Apple ? Si les fonds publics en financent une si grande partie, le public ne doit-il pas également les posséder et les contrôler ? Si l’internet est essentiel pour tant de choses dans nos vies, comme c’est clairement le cas, ne devrait-il pas être traité comme un service public à but non lucratif ?
Et s’il ne fait aucun doute que la capacité de se parler à distance en ligne a été une bouée de sauvetage en cette période de confinement, il y a de sérieux débats à mener pour savoir si nos protections les plus durables ne sont pas celles qui reposent sur le contact humain. Prenons l’éducation. Schmidt a raison de dire que les salles de classe surpeuplées présentent un risque pour la santé, du moins jusqu’à ce que nous disposions d’un vaccin. Alors pourquoi ne pas embaucher deux fois plus d’enseignants et réduire les effectifs des classes de moitié ? Et si l’on s’assurait que chaque école dispose d’une infirmière ?
Cela permettrait de créer des emplois indispensables dans un contexte de crise du chômage due à la dépression, et de donner plus de latitude à tous les participants à l’environnement d’apprentissage. Si les bâtiments sont trop encombrés, pourquoi ne pas diviser la journée en équipes et organiser davantage d’activités éducatives en plein air, en s’appuyant sur les nombreuses recherches qui montrent que le temps passé dans la nature améliore la capacité d’apprentissage des enfants ?
Il est certain qu’il ne sera pas simple d’introduire ce genre de changements. Mais ils sont loin d’être aussi risqués que de renoncer à la technologie éprouvée des humains formés qui enseignent aux plus jeunes en face à face, dans des groupes où ils apprennent à se socialiser les uns les autres.
En apprenant le nouveau partenariat de l’État de New York avec la Fondation Gates, Andy Pallotta, président du syndicat des enseignants unis de l’État de New York, n’a pas tardé à réagir : « Si nous voulons réimaginer l’éducation, commençons par répondre au besoin de travailleurs sociaux, de conseillers en santé mentale, d’infirmières scolaires, de cours d’arts enrichissants, de cours avancés et de classes plus petites dans les districts scolaires de tout l’État », a-t-il déclaré. Une fédération d’associations de parents a également souligné que s’ils avaient effectivement vécu une « expérience d’apprentissage à distance » (comme l’a dit M. Schmidt), les résultats étaient alors très inquiétants : « Depuis que les écoles ont été fermées à la mi-mars, notre compréhension des profondes lacunes de l’enseignement sur écran n’a fait que croître ». Outre les préjugés de classe et de race évidents à l’encontre des enfants qui n’ont pas accès à l’internet et aux ordinateurs domestiques (problèmes que les entreprises technologiques sont impatientes de se faire payer pour les résoudre par des achats massifs de technologies), on peut se demander si l’enseignement à distance aide vraiment les enfants handicapés. Et il n’existe aucune solution technologique au problème de l’apprentissage dans un environnement familial surpeuplé et/ou abusif.
La question n’est pas de savoir si les écoles doivent changer face à un virus très contagieux pour lequel nous n’avons ni remède ni inoculation. Comme toutes les institutions où les humains se réunissent en groupe, elles vont changer. Le problème, comme toujours dans ces moments de choc collectif, est l’absence de débat public sur ce à quoi ces changements devraient ressembler et à qui ils devraient profiter : aux entreprises technologiques privées ou aux apprenants ?
Mêmes questions à propos de la santé. Éviter les cabinets médicaux et les hôpitaux pendant une pandémie est une bonne chose. Mais la télémédecine passe à côté d’énormément de choses. Nous devons donc mener un débat fondé sur des données probantes quant aux avantages et inconvénients de dépenser les maigres ressources publiques pour la télémédecine, plutôt que de mieux payer des infirmières mieux formées et équipées, à même de faire des visites à domicile pour diagnostiquer et traiter les patients chez eux. Et, ce qui est peut-être le plus urgent, nous devons trouver un juste équilibre entre les applications de dépistage des virus (…), et les appels en faveur d’un « corps de santé communautaire » employant des millions de personnes, non seulement pour rechercher les contacts, mais aussi pour s’assurer que chacun dispose des ressources matérielles et du soutien dont il a besoin pour se mettre en quarantaine en toute sécurité.
Dans chaque cas, nous sommes confrontés à des choix réels et difficiles entre l’investissement dans l’homme et l’investissement dans la technologie. Car la vérité brutale est que, dans l’état actuel des choses, il est très peu probable que nous fassions les deux. Le refus de transférer les ressources nécessaires aux États et aux villes lors des renflouements fédéraux successifs signifie que la crise sanitaire liée au coronavirus se transforme en une crise d’austérité fabriquée de toutes pièces. Les écoles publiques, les universités, les hôpitaux et les transports en commun sont confrontés à des questions existentielles sur leur avenir. Si les entreprises technologiques remportent leur féroce campagne de lobbying en faveur de l’apprentissage à distance, de la télémédecine, de la 5G et des véhicules sans conducteur – leur Screen New Deal – il ne restera tout simplement plus d’argent pour les priorités publiques urgentes, sans parler du Green New Deal dont notre planète a un besoin urgent. Au contraire : le prix à payer pour tous les gadgets rutilants de la Silicon Valley sera le licenciement massif des enseignants et la fermeture des hôpitaux.
La technologie nous fournit des outils puissants, mais ne sont pas la solution à tout. Et confier nos décisions clés sur la manière de « réimaginer » nos États et nos villes à des hommes comme Bill Gates et Eric Schmidt pose un grave problème vu qu’ils ont passé leur vie à démontrer qu’il n’y a aucun problème que la technologie ne puisse résoudre. Pour eux, et pour beaucoup d’autres dans la Silicon Valley, la pandémie est une occasion en or de recevoir (…) la marge de manœuvre et le pouvoir dont ils pensent avoir été injustement privé. Et Andrew Cuomo, en confiant à l’ancien président de Google la responsabilité de l’organisme qui façonnera la réouverture de l’État, semble avoir donné à ce dernier les mains libres.
Crédit Illustration principale : Loïc BGG.