AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Rapports de force
Le rapport sur la faisabilité d’une coopérative pour fabriquer des masques chirurgicaux et FFP2 dans les Côtes-d’Armor est maintenant sur la table du conseil régional de Bretagne. Celui-ci devrait se prononcer la semaine prochaine. Mais depuis trois semaines, un investisseur suisso-libanais est venu proposer ses « services » pour lancer une production sous la forme classique d’une société anonyme.
L’union sacrée n’aura pas duré très longtemps. Le 26 mars, l’Union syndicale Solidaires proposait dans un communiqué de créer une coopérative ou un EPIC pour relancer une production de masques sur les décombres de l’usine Honeywell de Plaintel, fermée en 2018. À ce moment-là, le scandale de la pénurie de masques, notamment pour le personnel soignant, brouille un peu les lignes politiques. Personne ne semble prêt à renouveler les errements du passé ayant conduit à l’arrêt de la production en Bretagne de ces protections tant recherchées. Pendant quelques semaines, un attelage inhabituel se constitue pour réclamer à l’État des garanties qui permettraient au projet de voir le jour.
Des syndicalistes des Côtes-d’Armor, l’ancien directeur de l’usine, la maire LREM de Saint-Brieuc, le président LR du conseil départemental, celui socialiste du conseil régional, le député LR de la circonscription Marc Le Fur : tout le monde soutien la coopérative ! Guy Hascoët, l’ancien secrétaire d’État à l’économie sociale et solidaire du gouvernement Jospin est même mandaté par le conseil régional pour étudier la faisabilité d’une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Une forme juridique permettant que salariés, population, clients du médico-social, institutions acquièrent des parts sociales pour une plus grande maîtrise de l’outil industriel. Fini la recherche de profits, voire la spéculation, sur des biens devenus essentiels.
Retour à la normale
Un mois et demi plus tard, c’est l’atterrissage ! L’affaire faisant grand bruit, elle a attiré un investisseur privé. Sentant probablement le bon coup à jouer, Abdallah Chatila, un financier Suisse issue d’une famille de diamantaires libanais, a déclaré sa flamme à la Bretagne. Et en même temps, son intérêt nouveau pour la production de matériels de protection à usage médical. Le tout avec un certain sens du timing. Le 22 avril, Agnès Pannier-Runacher la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie annonçait des garanties de commandes en cas de redémarrage d’une production. Le même jour, Emmanuel Macron commentait positivement l’évolution du dossier, à l’occasion de son déplacement en Bretagne.
Quelques jours plus tard, Abdalah Chatila débarque par l’entremise du sulfureux député macronien des Français de Suisse : Joachim Son-Forge. Le 28 avril, le député Le Fur se faisant le porte-voix de l’entrepreneur fait connaître son intention d’investir 15 millions d’euros dans la production de 250 millions de masques par an. Les exécutifs des conseils départementaux et régionaux n’auraient été prévenus qu’une heure avant l’annonce, selon une source proche du dossier. En tout cas, fini la coopérative pour le député de la circonscription, qui avait pourtant croisé le fer à ce sujet avec Agnès Pannier-Runacher, dix jours plus tôt à l’Assemblée nationale.
Marc Le Fur organise une rencontre entre l’investisseur et des élus de la région. Puis, en compagnie d’élus, accompagne monsieur Abdallah Chatila lors de sa visite du bâtiment de 25 000 m2 dont il s’est porté acquéreur à Ploufragan, en vue de démarrer une production à la fin de l’année. Finis aussi les rêves de contrôle par les salariés et la population pour Jean-Jacques Fuan, l’ancien directeur de l’usine, séduit par l’arrivée de l’homme d’affaires suisse qui promet la création de 100 à 200 emplois.
Inquiétudes syndicales
D’un revirement à l’autre, le projet de coopérative est-il menacé ? C’est en tout cas la crainte de l’intersyndicale CGT, Solidaires, FSU qui s’active pour que le projet de coopérative voie le jour. « Combien de fois faudra-t-il que l’histoire se répète », interroge-t-elle dans un communiqué de presse le 2 mai. Avec l’apparition d’Abdalah Chatila, les syndicats s’inquiètent de voir se rééditer le scénario de 2010 : l’arrivée du groupe Honeywell qui promettait monts et merveilles aux élus, pour finalement fermer le site de production en 2018. Sans oublier d’empocher des subventions au passage, selon l’intersyndicale qui craint que les premiers revirements ne produisent un effet domino parmi les responsables politiques. Et que de l’argent public serve des intérêts privés.
« Ils ont donc à choisir entre privilégier une Société Anonyme à capitaux privés à but lucratif ou une Société Coopérative à Intérêt Collectif, sans but lucratif », prévient l’intersyndicale dans une seconde communication le 11 mai. Pour enfoncer le clou face au bulldozer Chatila, les syndicats le martèlent : « il n’appartient pas aux marchés financiers, représentés ici par Mr Chatilla, de défendre l’intérêt général et d’assurer la protection sanitaire des populations ». En espérant être entendu par les décideurs politiques qui doivent se prononcer sur la création de la coopérative.
Une coopérative est toujours possible
« Chatila fait un peu le coucou. Il arrive, il dit poussez-vous de là que je m’y mette. Je prends les locaux disponibles. Je prends le personnel qui cherche du travail et je prends l’argent public. Vous [la coopérative – NDLR] allez voir ailleurs », explique Serge Le Queau du syndicat Solidaires. Malgré ce, les chances de la SCIC sont loin d’être nulles. « Nous avons un bon dossier », affirme Guy Hascoët qui a rendu son rapport sur la viabilité de la coopérative au président du conseil régional de Bretagne la semaine dernière. Pour lui, le projet de coopérative tient la comparaison avec celui d’Abdalah Chatila. « Nous fédérons des gens qui s’engagent collectivement à se fournir auprès de cet outil pour se sécuriser et sécuriser leurs approvisionnements et leurs prix dans la durée », explique l’ancien secrétaire d’État à l’économie sociale et solidaire.
Ainsi, plusieurs fédérations professionnelles représentant des centaines d’entreprises, et pas seulement dans le domaine médical, seraient prêtes à entrer au capital social de la SCIC. Celles-ci assureraient son carnet de commandes, et permettraient à la coopérative d’écouler quelques 40 à 45 millions de masques par an, dont un tiers de FFP2, même sans commandes de l’État. Et donc d’assurer sa viabilité. En plus des professionnels, le projet de SCIC prévoit la création d’un gros collège citoyen composé de 5000 particuliers acquérant des parts sociales à 100 €. Ceci pour consolider un ancrage territorial venant s’ajouter à celui du collège salarié qui devrait compter une trentaine de personnes dans le projet.
« Il y en a qui veulent faire milliardaires, il y en a qui veulent faire solidaires. Ce n’est pas la même trajectoire », insiste Guy Hascoët, confiant dans la décision à venir du conseil régional. Celle-ci devrait être communiquée d’ici une dizaine de jours. D’ici là, plusieurs locaux pouvant accueillir la coopérative doivent être visités.