AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Acrimed
Dans ses chroniques publiées dans l’ouvrage « À ma guise » (1943-1947), George Orwell évoque notamment la question des médias [1]. Dans un texte daté du 4 avril 1947, il avance une hypothèse iconoclaste : celle de la nationalisation de la presse. S’il dénonce la mainmise de « quelques millionnaires » sur l’information, il pose cependant des jalons pour que la presse ne tombe pas « sous la tutelle de quelque énorme ministère ».
Nous publions en tribune ce texte certes rédigé dans un contexte bien particulier, mais qui n’en demeure pas moins stimulant pour la réflexion sur la question de la propriété des médias. (Acrimed)
Il me semble qu’il est temps de commencer à débattre le problème que représente la sauvegarde d’une presse libre dans une économie socialisée. Parce que, à moins de prendre conscience des difficultés avant qu’elles ne s’abattent sur nous, la presse dans ce pays finira dans une situation pire qu’il n’est nécessaire.
Pendant la crise des combustibles [2], j’ai fait remarquer à plusieurs personnes que le gouvernement avait du mal à présenter son action à l’opinion, et chaque fois on m’a répondu que le gouvernement actuel ne contrôle presque aucun des organes d’expression. Ce qui, évidemment, est vrai. J’ai dit alors : « Pourquoi pas absorber le Daily *** et en faire un organe du gouvernement ? » Cette suggestion a toujours provoqué une exclamation d’horreur. Il semble que nationaliser la presse serait du « fascisme », alors que la « liberté de la presse » consiste à permettre à quelques millionnaires de contraindre plusieurs centaines de journalistes à falsifier leurs opinions. Mais je laisse tomber la question de savoir si la presse britannique est vraiment libre en ce moment. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qui va finalement arriver si la tendance actuelle vers la nationalisation se poursuit.
Tôt ou tard, semble-t-il, la presse sera nationalisée, en tout cas les plus grands journaux. Elle pourrait difficilement continuer à exister sous la forme d’un immense secteur d’entreprises privées, comme une sorte de chasse gardée, au milieu d’une économie collectivisée. Mais cela signifie-t-il que toutes les voies d’expression finiront par être contrôlées par les bureaucrates ? Une telle chose pourrait facilement arriver si les personnes les plus concernées restent indifférentes à leur destin. Il n’est pas difficile d’imaginer les journaux, les périodiques, les magazines, les livres, les films, la radio, la musique et le théâtre mis dans le même sac et « coordonnés » sous la tutelle de quelque énorme ministère des Beaux-Arts (ou tout autre nom). Ce n’est pas une perspective plaisante, mais je crois qu’on peut l’éviter si le danger est compris à l’avance.
Que signifie la liberté de la presse ? La presse est libre, je dirais, lorsqu’il est facile et non illégal d’imprimer des opinions minoritaires et de les diffuser auprès du public. La Grande-Bretagne a sur ce point plus de chances que la plupart des pays, et il est équitable de dire que cela est dû en partie à la diversité qui existe au sein de la grande presse commerciale. Les principaux quotidiens, aussi peu nombreux qu’ils soient, proposent plus de teintes différentes que ne le ferait sans doute une presse sous le contrôle du gouvernement. Cependant, les gardiens essentiels des opinions minoritaires sont les petits hebdomadaires et mensuels, ainsi que les maisons d’édition. Ce n’est qu’à travers ces canaux qu’on peut être certain que n’importe quelleopinion qui n’est ni diffamatoire ni une incitation à la violence sera présentée au public. En conséquence, si la grande presse doit nécessairement être nationalisée de toute façon, ne pourrions-nous pas poser ce principe à l’avance : que la nationalisation ne s’appliquera qu’à la presse qu’on définit comme « de grosses entreprises » et qu’on ne touchera pas aux petites entreprises ?
Évidemment, le propriétaire d’une chaîne de cent journaux est un capitaliste. De même que, à proprement parler, le petit éditeur ou le rédacteur-propriétaire d’un magazine mensuel. Mais il n’est pas obligatoire de les traiter tous les deux de la même façon, pas plus que, en abolissant la grande propriété agricole, il n’est obligatoire d’arracher ses quelques arpents au petit fermier ou au maraîcher. Tant qu’existera une presse à petit tirage, tant qu’on pourra compter sur sa survie, même dans un coin, les principales libertés seront sauvegardées. Mais la première étape est de comprendre que la nationalisation est inévitable et de préparer l’avenir en conséquence. Sinon les gens particulièrement concernés, les journalistes, les artistes, les acteurs, etc., seront en mauvaise position pour négocier à ce moment-là, et ce ministère des Beaux-Arts si peu appétissant pourra les avaler tout crus, du premier au dernier.
[1] On trouvera une présentation de cet ouvrage sur le site d’Agone.
[2] NDR : Au début de l’année 1947, la Grande-Bretagne, comme de nombreux pays européens, a connu une importante pénurie de charbon.