AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Contretemps
Dans cet article, Chloé Lebas décrit la condition des travailleurs ubérisés durant la crise du Covid-19, interroge les stratégies des entreprises qui composent le « capitalisme de plateforme » et donnent à voir les résistances opposées par les forces syndicales et par ces travailleurs eux-mêmes à la surexploitation et aux risques que ces entreprises n’hésitent pas à faire peser sur eux.
Chloé Lebas est doctorante en science politique à l’Université de Lille (CERAPS). Elle travaille sur l’ubérisation des marchés du travail et le renouveau des mobilisations collectives que cette transformation implique.
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La crise sanitaire de Covid-19 que nous traversons actuellement est un nouveau défi scientifique – pour les chercheurs en biologie et en épidémiologie bien sûr, mais aussi pour les sciences sociales qui tentent difficilement de s’approprier d’un phénomène qu’on réserve habituellement aux sciences naturelles. Si le caractère exceptionnel et incertain de la situation rend difficile une analyse, la conclusion la plus largement acceptée au sein de la discipline est que la crise sanitaire actuelle fonctionne comme un révélateur, mais également un accélérateur d’inégalités.
Si l’on tient à la métaphore du « bateau » (ce « même bateau » dans lequel nous nous trouverions), il apparaît clairement que certain·es rament dans le leur tandis d’autres se prélassent sur leur yacht. Effectivement, si la crise n’est pas vécue par tou·tes de la même manière, au-delà des ressentis personnels, elle n’a surtout pas les mêmes implications matérielles. Alors que beaucoup expérimentent le (difficile) confinement, certain·es n’en ont même pas ce luxe. Ils vont au travail tous les jours, car ils font partie de celles et ceux mobilisé·es en première ligne pour assurer notre survie et la pérennité des « services de première nécessité ». Mais aussi parce que le télétravail n’est pas possible ou parce que leur entreprise refuse de fermer ses portes. Bref, les plus précaires qui ne sont pas confiné·es et qui, en plus d’une surexposition au virus, voient leurs conditions de travail se dégrader.
C’est le cas des livreurs à vélo ou en scooter, ces travailleurs de plateformes ubérisés livrant des repas chauds à domicile sous le régime de micro-entrepreneur. Leur cas est assez symptomatique du rapport de force qui se joue actuellement entre les travailleurs et le patronat autour de la définition de l’« utilité » du travail. A-t-on vraiment besoin d’un « dernier burger avant la fin du monde »[1] ? L’activité de livraison est-elle dispensable, alors que de plus en plus de personnes ne peuvent se déplacer pour leurs besoins fondamentaux ? Quels sens les travailleur/euses donnent-ils à leur activité maintenue malgré le confinement ?
Au-delà des enjeux de maintien de l’activité économique ou des conditions de travail, l’enjeu se retrouve dans la définition même de ce qui est « utile » ou « nécessaire ». C’est pourquoi nous avons décidé ici de nous intéresser aux stratégies commerciales mises en place par les plateformes pour résister aux critiques, qui témoignent d’une réelle capacité d’adaptation du capitalisme face aux crises. De leur côté, les travailleur/euses, loin d’être gagné·es par l’apathie, mobilisent leurs capacités de résistance dans des secteurs où les forces mobilisatrices sont fragil(isé)es, pour revendiquer leur « inutilité ».
Encadré n°1 – Qu’est-ce que le capitalisme de plateforme ?
Le capitalisme de plateforme est un nouveau modèle économique dans lequel les entreprises prennent la forme de plateformes numériques et jouent le rôle d’intermédiaires entre clients et prestataires de service, entre demandeurs et offreurs de travail. Outre le recours au numérique, l’une des particularités se situe dans le fait que les offreurs de travail sont des particuliers souvent non-professionnels et non-salariés. S’ils sont censés posséder leur outil de travail ou leur force de travail, qu’ils vendent soit directement au consommateur soit à un intermédiaire, ils sont pourtant peu autonomes dans l’organisation de leur activité. « En mettant au travail des travailleurs indépendants, le capitalisme de plateforme, loin de leur conférer de l’autonomie, participe de l’émergence de formes renouvelées, voire exacerbées, de sujétion des travailleurs, visant à les mobiliser, et cela à l’écart des régulations actuelles des mondes du travail. » (Abdelnour, Bernard, 2018).
Covid-19 et livreurs : quelles conditions de travail ?
L’activité de livreur pour les plateformes de livraison de repas chauds à domicile est, en temps normal, déjà une activité précaire : les livreurs sont majoritairement jeunes, sans expériences professionnelles ou syndicales antérieures, tous ont l’obligation de travailler sous le statut de micro-entrepreneur, un statut faussement indépendant, car soumis à des concurrences internes, des horaires flexibilisés et décalés, par un patron-algorithme autoritaire qui ne leur assure aucune protection sociale (Jan, 2018). S’ils étaient pour beaucoup étudiants, ils sont progressivement remplacés par des travailleurs étrangers, exilés ou sans-papiers, qui n’ont d’autre choix que de louer illégalement des comptes à des français·es pour pouvoir travailler.
Mais concrètement, que change la crise sanitaire du Covid-19 à leur activité quotidienne ? Pour Jelke Bosma, Eva Mos et Niels Van Doorn (2020), la plateformisation de l’économie a pour effet d’ « accentuer la répartition inégale des opportunités et des risques (selon la classe, le genre, la race et la nationalité), alors même qu’elle prétend renforcer l’autonomie des travailleur/ses »[2]. Les effets d’une crise qui, elle aussi, renforce les inégalités, seront alors nécessairement conséquents pour ces travailleurs précarisés.
Vous avez dit « livraison sans contact » ? Quand client·es et livreurs sont mis·es en danger
Le problème numéro un mis en avant par les travailleurs des plateformes est celui de la sécurité. Si les livreurs, qui craignaient de se faire renverser par une voiture dans les centres-villes bondés, peuvent profiter du fait de rouler librement dans des rues désertes, ils craignent désormais d’être contaminés.
Se plaçant dans la continuité de la sous-traitance généralisée, dans l’économie de plateforme, le donneur d’ordres se soustrait à toute responsabilité-employeur prévue par le Code du travail et s’affranchit des risques du travail, qui pèsent alors totalement sur les travailleurs eux-mêmes. Si les livreurs essaient depuis longtemps de faire reconnaître ce lien de subordination, cette demande n’aura jamais été aussi actuelle.
Deliveroo, Uber Eats, Frichti, Stuart et toutes les autres plateformes de livraison n’ont mis aucune protection à disposition de leurs employés, ou « partenaires » selon elles, alors que le fait de se rendre dans une dizaine de lieux (restaurants, logements des clients) par jour et effectuer des transactions est un important facteur de contamination. Les livreurs roulent sans masques, sans gants, sans gel hydroalcoolique, d’un.e client·e à un.e autre avec, entre deux livraisons, un arrêt dans des restaurants à moitié fermés devant lesquels ils se pressent pour récupérer leur commande. Il est même illusoire de penser que les « gestes barrières » recommandés par Deliveroo (distance d’un mètre, faire descendre le client, faire en sorte que le sachet de la commande ne soit pas directement touché par le livreur) peuvent être respectés. La « livraison sans contact » n’existe pas : pourtant c’est la seule solution proposée par les plateformes.
Un autre facteur d’insécurité est la menace du contrôle de police pour ces travailleurs très visibles dans l’espace public et dont une grande partie est sans-papiers ou travaille illégalement. Ces derniers, bien souvent, non seulement ne bénéficient pas de la « garantie employeur » servant à justifier l’autorisation dérogatoire pour motif de travail, mais qui plus est, sont la cible privilégiée des opérations d’arrestations de travailleurs immigrés pour être ensuite envoyés en Centres de rétention administratifs[3].
Arrêt de travail, rémunérations en baisse : quelles protections ?
Même s’ils sont beaucoup à continuer les livraisons, de nombreux livreurs ont été forcés de cesser leur activité, par peur d’être contaminés ou de participer, voire d’accélérer la propagation du virus. Le problème est toujours le même : lorsqu’on est un faux indépendant au régime de micro-entrepreneur, qu’on est donc son « propre patron » et qu’on est payé à la tâche, comment vivre le non-travail ?
Les livreurs ne bénéficient pas du chômage, qu’il soit partiel ou non, et n’ont ni droit de retrait leur assurant une rémunération (ils sont « libres » de ne pas se connecter, quelle qu’en soit la raison), ni protection sociale ou congés maladie pris en charge par leur employeur. La plupart des plateformes, comme Uber Eats, ont mis en place une aide financière pour les livreurs malades atteints du Covid-19. Pourtant, ce que les plateformes n’ont pas publicisé c’est qu’il faut en réalité avoir gagné 130€/semaine pendant un mois pour pouvoir y prétendre, selon Jérôme Pimot, co-fondateur du CLAP. Cela permet d’indemniser seulement les livreurs réguliers dits « actifs » : « ce fond a été mis en place pour soutenir les livreurs qui roulent régulièrement pour nous », a communiqué Deliveroo à une livreuse malade (Reporterre, 2020).
Et qu’en est-il pour les autres, ceux dont il faut prévenir la maladie ? Inscrits à l’URSSAF, ils entrent dans le dispositif mis en place par le gouvernement pour les indépendants : un montant compensant la perte de chiffre d’affaires d’un maximum de 1500 €, pour ceux dont le chiffre d’affaires entre mars 2019 et mars 2020 aurait diminué de 70 %, à condition de ne pas avoir de contrat de travail à temps plein à côté.
Cela pose deux soucis majeurs : non seulement on ne sait pas sur quelle période est fixée ce montant (1500 € par mois, pour deux mois, jusqu’à la fin du confinement ?), mais encore, le confinement ayant commencé le 17 mars, il est quasiment impossible de justifier d’une baisse de 70 % si l’on s’est arrêté à son annonce ou après cette date.
Par ailleurs, ceux qui ont commencé à travailler après le 1er février 2020 ou qui ont touché 800 € d’arrêt maladie en mars 2020 ne sont pas éligibles. En somme, des conditions très restrictives qui en découragent plus d’un. Et qui excluent automatiquement les livreurs étrangers ou sans-papiers locataires de comptes. Ceux qui n’ont d’autre choix que de continuer à livrer des burgers à la demande voient le nombre de commandes baisser, même si elles ne disparaissent pas complètement. Or cette baisse représente automatiquement une baisse du chiffre d’affaires.
Pour les plus fragiles, la crise ne rime ainsi pas avec confinement, ennui ou mise au vert mais plutôt avec précarisation, travail forcé et mise en danger.
Comment les plateformes de livraison se nourrissent de la crise : mutations et profits
La manière de vivre la crise n’est pas la même pour les entreprises et pour les citoyen·nes. En temps de crise, la politique des plateformes n’est pas seulement celle du « business as usual » (Bosma, Mos, Van Doorn, op.cit), mais bien l’occasion d’augmenter ses profits. Entre social-washing et campagne pub pour redorer leur image, la crise du Coronavirus est l’occasion pour les plateformes de se faire bien voir en surfant sur la vague de glorification des soignant.es.
Comme toute entreprise capitaliste, Deliveroo, Uber Eats, Frichti et les autres ont su se nourrir des critiques et de la crise pour se réinventer et diversifier leurs activités. Ce « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 1999) consiste ici à présenter les plateformes comme étant nécessaires à la gestion de la crise sanitaire. Face à cette « mise à l’épreuve » (Ibid), les plateformes mobilisent une justification : celle d’apparaître comme étant « de première nécessité ».
Des entreprises charitables et mobilisées pour l’intérêt de tou·tes ?
Les plateformes se présentent, à grand renfort de campagnes de communication, comme étant au service du maintien de l’économie aux côtés des restaurateurs et restauratrices et du maintien de conditions de vie agréables aux côtés des clients. C’est ce qui est vendu dans la campagne publicitaire de Deliveroo lancée le 1er avril avec des restaurateurs et le hashtag #ToujoursLaPourVousLivrer.
Tout en rassurant les consommateurs et consommatrices sur le fait que tout est fait pour qu’un maximum de choses ne changent pas, le spot annonce fièrement que « les restaurants sont peut-être fermés, mais leurs cuisines restent ouvertes ». Mais dans quelles conditions d’hygiène pour les travailleurs et travailleuses ? Cela n’est pas jamais mentionné, mais on est rassuré.es par les visages souriants des restaurateurs et restauratrices et salarié.es qui brandissent les pancartes avec le hashtag.
Quant aux livreurs, ils sont totalement absents de la vidéo. Le processus de livraison et les personnes qui s’attellent à cette tâche sont totalement masqués du regard du consommateur et de la consommatrice à qui s’adresse la vidéo. À la fin de la vidéo, une phrase s’affiche : « plus de 300 repas par jour offerts aux hospitaliers ».
C’est effectivement la deuxième campagne promotionnelle de Deliveroo, qui mène depuis le 3 avril une levée de fonds pour offrir des repas aux soignant·es. On peut, en allant sur le site, faire un don correspondant à des repas distribués pour un montant pouvant s’élever jusqu’à 500 €. Vantant son « engagement auprès du personnel hospitalier », Deliveroo accompagne donc les dynamiques d’appel aux dons pour pallier les manques financiers et matériels du service public.
Ce genre d’initiatives peut satisfaire même les plus « progressistes » puisque le maintien de la livraison permet effectivement de nourrir celles et ceux, au-delà des seul·es soignant·es, qui continuent à travailler, et d’arrache-pied, et n’ont pas le temps de cuisiner. En effet, les classes populaires, même en temps normal, font partie de la clientèle des plateformes, malgré les prix élevés.
Mais les plateformes ne s’arrêtent pas là. La commande « récréative » de plats préparés allait assez rapidement apparaître comme non nécessaire – en témoigne la baisse de commandes en dépit de la baisse des tarifs de livraison au début de la crise. Il fallait alors renouveler la nature même du service vendu. Une manière particulièrement habile de maintenir leur chiffre d’affaires a ainsi consisté à livrer les produits des magasins alimentaires « de première nécessité ». Franprix et Monoprix sont maintenant disponibles sur Deliveroo, Carrefour et Casino sur Uber Eats. « 50 articles sont disponibles, surtout ceux de première nécessité », assure Louis Lepioufle, porte-parole de Deliveroo.
Cela faisait un moment que les plateformes spécialisées dans la livraison de repas chauds à domicile lorgnaient sur le secteur de la livraison dans la grande distribution. La crise, loin d’impacter l’économie des plateformes a, au contraire, été un effet d’aubaine parfait pour « innover » et « réinventer » leur secteur d’activité. Stéphane Ficaja, directeur général d’Uber Eats en France assume :
« On regardait depuis longtemps le secteur de la livraison des courses à domicile. Si on arrive à fournir de la nourriture préparée, on devait pouvoir livrer des produits de supermarché. Ce qui s’est passé dans les dernières semaines nous a permis d’accélérer le mouvement. Nous avons vu une opportunité business et le bon moment pour lancer le service. »[4]
Une crise ? L’opportunité d’élargir le recours au « micro-entrepreneuriat »
Les plateformes de livraison arrivent non seulement à s’adapter à la crise sanitaire, mais encore s’en servent comme d’une opportunité pour développer leur champ d’action. Plus largement, cette crise se révèle être pour ces dernières un levier pour l’élargissement du micro-entrepreneuriat, c’est-à-dire du salariat déguisé. Le recours à ce régime libère ainsi les entreprises de leurs cotisations patronales pour les faire peser sur des travailleurs, qui supportent les risques sans bénéficier pour autant d’autonomie ou de pouvoir de décision dans l’organisation du travail. Tout cela sur fond de flexibilisation totale du Code du travail.
Un exemple : depuis le début de la crise, on observe le recrutement d’auto-entrepreneurs pour travailler dans les magasins comme Monoprix, Franprix, Leclerc et Carrefour via l’application StaffMe[5]. Cette application propose en fait ce qui ressemble fortement à des missions d’intérim. Sur une capture d’écran d’un des travailleurs, on peut lire : « mission vente en boutique à Argenteuil (95100) du Lundi 16/03 au Samedi 21/03 mars pour 13,20 euros/h soit 462 € au total ».
Ces offres se sont en effet multipliées depuis le début du confinement :
« Nous sommes déjà spécialisés sur la grande distribution en temps normal, indique Yann Massol, cofondateur de la plateforme JobyPepper, une autre application servant d’intermédiaire à des auto-entrepreneurs et des entreprises privées. Mais le nombre de missions dans le secteur a fortement augmenté, en passant de 500 à 1 200 par semaine. Et ces embauches se font à environ 40 % sur des auto-entrepreneurs, en sachant que nous proposons également des CDD et de l’intérim »[6].
Si ces recrutements sont justifiés par le manque de personnels, malades ou ne souhaitant pas venir au travail, Monoprix suggère que ces auto-entrepreneurs pourraient continuer à travailler sous ce statut même après le confinement[7]. De la même manière, Amazon a recruté une armée d’intérimaires, c’est-à-dire des travailleurs sous contrat précaire, pour maintenir les livraisons qui continuent d’affluer[8].
L’enjeu autour des entreprises de livraison ou de la grande distribution, au sein du capitalisme de plateforme, est donc la définition de leur utilité, pour répondre à la crise ou pour le maintien de l’ordre social. C’est par exemple ce qu’a fait Amazon, leader de la distribution et du commerce en ligne, après avoir été condamnée deux fois par la justice française pour non-respect des règles sanitaires et estimation des risques professionnels dans ses entrepôts. Après la seconde condamnation en appel devant la Cour d’appel de Versailles, l’entreprise explique sur les réseaux sociaux :
« Nous avons pris connaissance de l’issue de notre appel et restons perplexes face à la décision. Nous sommes en train d’en évaluer les implications pour nos sites ainsi que pour nos collaborateurs, pour les clients en France ainsi que pour les TPE et PME[9] françaises qui comptent sur Amazon pour développer leur activité » (Amazon.fr, 24/04/2020).
De même, après la première condamnation le 14 avril, la filiale française s’était défendue de cette décision en se référant à « toutes les TPE et PME françaises qui s’appuient sur Amazon pour se développer » et se disent « mobilisés », « engagés », en appellent à la « solidarité ». L’entreprise se défend donc par des arguments empruntant au registre quasi-militant de l’engagement[10], et en énumérant les personnes et économies affectées.
En face, les fédérations syndicales ayant poursuivi Amazon[11] estiment que les prises de risques pour les salariés sont disproportionnées au regard de l’importance sociale du travail effectué dans un contexte de crise. Dans son communiqué du 25 mars 2020, Sud Commerces et services écrit :
« Malgré notre mobilisation, nos alertes et les appels du corps médical à renforcer le confinement, on continue de venir nous faire remplir cette tâche « essentielle à la vie de la Nation » : en effet, le petit Jeff B. risque sa vie s’il ne reçoit pas son colis dans les 48 heures avec les articles reproduits ci-dessous (…). »[12]
Le fait de parler en termes « de vie ou de mort » n’est pas anodin : les syndicats mobilisent un registre argumentatif consistant à montrer que dans un contexte de pandémie entraînant des milliers de morts, maintenir des activités non-vitales peut tuer les salariés exposés.
Tout l’enjeu est donc, du côté des travailleurs, de peser dans le rapport de force de la définition de la nécessité. Cela peut passer par différents répertoires d’actions, par exemple juridique comme dans le cas d’Amazon où le recours au droit a permis au syndicat Solidaires de demander que soit retenue
« l’interdiction pour Amazon de continuer à employer du personnel sur ses six sites français et, à tout le moins, de réduire, comme la société s’y est engagée, son activité aux 10 % de marchandises « essentielles »»[13].
Finalement, la Cour d’appel a exigé qu’Amazon restreigne l’expédition aux seuls produits « Hich-tech, Informatique, Bureau – “Tout pour les animaux” dans la rubrique Maison, Bricolage, Animalerie– “Santé et soins du corps”, “Homme”, “Nutrition”, “Parapharmacie” dans la rubrique Beauté, Santé et Bien-être – Epicerie, Boissons et Entretien »[14]. Le recours à la justice, s’il n’a pas permis la fermeture totale de l’entreprise, a donc permis une définition objectivée de ce qui est admis comme nécessaire et un rappel des mesures de sécurité que l’entreprise doit légalement mettre en place. Mais qu’en est-il pour les plateformes de livraison de repas ?
Résistances et rapport de force dans le monde de la livraison
Si les secteurs ubérisés sont difficiles à mobiliser du fait des caractéristiques sociales des livreurs (sans-papiers, étrangers, jeunes, sans expériences professionnelles ou militantes) et de l’organisation du travail (flexibilité des horaires, compétitivité, fausse indépendance, absence de lieu de travail, faible syndicalisation), les plateformes font face à de fortes résistances (Lebas, 2019). Bien qu’improbables (Collovald, Mathieu, 2009), des mobilisations menées par des collectifs de livreurs et des syndicats[15] émergent, ou plutôt font suite à un cycle de dénonciations déjà entamé.
En effet, Deliveroo avait annoncé le recours au « free-shift », à la libre connexion sans réservation préalable sur une plage horaire. Calqué sur le fonctionnement de son concurrent Uber Eats, ce type d’organisation du travail précarise encore plus les livreurs puisqu’il ne leur est plus assuré un nombre minimal de commandes. Le système d’inscription au planning, qui existait chez Deliveroo jusque-là, permettait de limiter le nombre de connexions et donc de réguler l’offre de travail pour qu’elle soit à peu près équivalente à la demande de livraisons.
En résumé : chaque heure, la plateforme ouvre la connexion à un nombre de livreurs égal au nombre moyen horaire de commandes, et leur assure, sur les plages auxquelles ils se sont inscrits, de ne pas avoir un chiffre d’affaires équivalent à zéro.
Les livreurs mobilisés dénoncent le non-respect des mesures de distanciation, le manque de communication et de protection de la plateforme et revendiquent leur « droit au confinement » en exigeant l’arrêt des livraisons et la fermeture des plateformes. Les organisations de livreurs tentent de recenser les victimes du Coronavirus parmi eux ; les livraisons représentant 10 à 15 contacts minimum selon eux. Ils sont dans une position inconfortable : contrairement à ce que certains observateurs affirment, les livreurs ne dénoncent par leur « invisibilité » ou le fait d’être traités comme des « fantômes » (Le Breton, 2020).
Tout comme les travailleurs d’Amazon, ils tentent au contraire de démontrer la non-nécessité voire la futilité de leur activité, tout en exigeant, effectivement, d’obtenir la reconnaissance et la réhumanisation d’eux-mêmes et de leur activité. Cette ambiguïté est constitutive du syndicalisme des ubérisés : dénoncer l’ubérisation tout en exigeant de bonnes conditions de travail. « Les livraisons sont plus viRales que viTales »[16], argumentent aujourd’hui ceux qui refusent qu’on les qualifie de « héros ».
Deux grèves ont été lancées à l’initiative de la CGT Deliveroo et Uber Eats à Lyon depuis le début de la crise. La dernière, le 3 avril, a même été relayée en Angleterre par l’IWGB[17]. Le mot d’ordre était : « restez chez vous ». Des photos des sacs restés dans les appartements ont été postées sur les réseaux sociaux. Parallèlement, les collectifs et syndicats postent sur les réseaux sociaux des photos des tickets de caisse des commandes reçues, afin d’en pointer la futilité. Un Kinder bueno, un pot de glace, des dizaines de canettes de bières, 30L de bouteilles d’eau : qu’elles soient trop récréatives, trop petites, trop grosses, mauvaises pour la santé ou trop lourde, la démarche de blame and shame des clients consiste à illustrer la futilité de l’activité et à plaider pour son arrêt.
Cependant, les livreurs mobilisés, dans leurs communications, prennent garde à ne pas faire peser la responsabilité sur les clients. Ils interpellent les plateformes pour qu’elles ferment l’application, leurs collègues pour qu’ils cessent le travail, mais également le gouvernement pour qu’il contraigne les plateformes et soutienne financièrement les livreurs en élargissant et simplifiant les critères permettant d’accéder au fonds de solidarité. Certains demandent également de pouvoir bénéficier du chômage et de congés maladie sans avoir à passer par les plateformes. Ils pensent que le taux de baisse du chiffre d’affaires, justifiant des aides aux indépendants, est passé de 70 % à 50 % du fait de leurs mobilisations.
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Les livreurs, s’ils ne diffèrent pas fondamentalement des autres travailleur/euses, illustrent parfaitement la tendance qui se joue pendant cette crise en termes de conditions de travail et d’opportunités capitalistes de précarisation accrue des situations d’emploi, mais surtout du rapport de force qui se met en place entre les travailleurs et les employeurs autour de la définition de l’utilité de l’activité. Le cas des livreurs est porteur d’un potentiel contestataire important, bien qu’improbable, loin d’une vision défaitiste de précaires écrasés par le poids d’un capitalisme de plateforme.
L’enjeu réside donc dans la capacité des travailleur/euses à gagner la bataille de la définition de l’(in)utilité sociale de leur activité, sans pour autant participer à une dévalorisation après coup de leur travail. Nous sommes face à une situation délicate pour les luttes syndicales, puisqu’il s’agit de questionner de manière large le sens du travail, non pas comme intérêt personnel aux yeux du travailleur vis-à-vis de sa tâche, mais comme reconnaissance de l’utilité sociale de celle-ci. Assiste-t-on à une redéfinition de la valeur du travail et à une renégociation de la hiérarchisation des emplois, comme l’espèrent certains, au risque de voir disparaître les activités « inutiles » ? Actuellement, la lutte semble se situer principalement au niveau juridique, ce qui interroge la place du recours au droit comme modalité du répertoire d’action protestataire.
Bibliographie
Abdelnour, S., Bernard, S. (2018). Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations. Nouvelle Revue du travail, 13, 1-16.
Boltanski, L., Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard.
Bosma, J., Mos, E., Van Doorn, N. (2020). Disrupting ‘Business as Usual : How COVID-19 is impacting platform-mediated labor and social reproduction”. Platform Labor (https://platformlabor.net/blog/disrupting-business-as-usual)
Lebas, C. (2019). Carrière d’auto-entrepreneur et rapports (critiques) au travail : comment les coursiers à vélo font émerger des contestations. La Revue de l’Ires, 99(3), 37-61.
Le Breton, C. (2020), Confinement : les livreurs de repas à domicile toujours plus déshumanisés. The Conversation. (https://theconversation.com/confinement-les-livreurs-de-repas-a-domicile-toujours-plus-deshumanises-135039)
Jan, A. (2018). Livrer à vélo… en attendant mieux. La nouvelle revue du travail, 13, 1-19.
Kokabi, A-R., (2020). Les plateformes de livraison n’indemnisent pas tous les livreurs malades. Reporterre. (https://reporterre.net/Les-plateformes-de-livraison-n-indemnisent-pas-tous-les-livreurs-malades)
[1] Expression tirée de l’article de Clara Menais, « Un dernier burger avant la fin du monde ? », Radio Parleur. (07/04/2020) (https://radioparleur.net/2020/04/07/livraison-coronavirus-deliveroo-uber/)
[2] Traduction du collectif Agitations, mise en ligne le 17/04/2020 (https://agitationautonome.com/2020/04/17/crise-sanitaire-et-reproduction-sociale-les-plateformes-en-embuscade/)
[3] Communication du Collectif des livreurs autonomes de Paris sur Twitter (04/04/2020) (https://twitter.com/_CLAP75/status/1246419748738531330?s=20)
[4] Citations tirées de l’article de Challenges du 9/04/2020 : https://www.challenges.fr/entreprise/grande-conso/confinement-deliveroo-et-uber-eats-passe-des-restaurants-aux-supermarche_705449
[5] StreetPress, 09/04/2020 : https://www.streetpress.com/sujet/1586440248-pandemie-monoprix-fait-appel-auto-entrepreneurs-remplir-rayons-travail-deguise-uberisation-coronavirus
[6] Idem.
[7]Marianne, 08/04/2020 : https://www.marianne.net/economie/coronavirus-comment-la-grande-distribution-recrute-des-auto-entrepreneurs
[8] Même si depuis le 15/04/2020, après une plainte du syndicat Sud Commerces, Amazon est contraint de cesser ses activités jugées « non essentielles »
[9] Très Petites Entreprises et Petites et Moyennes Entreprises.
[10] Qui constitue, pour Boltanski et Chiapello (op.cit) le fondement justificatif de la « cité par projet » fondant le nouvel esprit du capitalisme à partir des années 1990.
[11] Cinq interventions volontaires ont été enregistrées par la Cour d’appel de Versailles : la Fédération Nationale des Syndicats de Transports CGT, la Confédération Française Démocratique du Travail CFDT, le CSE de l’Etablissement de Montélimar de la Société Amazon France Logistique, la Fédération Nationale des Transports et de la Logistique Force Ouvrière et le CSE Central de l’Entreprise Amazon France Logistique.
[12] Voir le communiqué de Sud commerces et services « Nos vies valent plus que ls profits d’Amazon » (https://solidaires.org/NOS-VIES-VALENT-PLUS-QUE-LES-PROFITS-D-AMAZON)
[13] Telle que formulée dans l’assignation en référé transmise au tribunal de Nanterre le 8 avril par l’Union syndicale Solidaires.
[14] Communiqué de presse de la Cour d’appel de Versailles du 24/04/2020.
[15] Voir le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP), les différents syndicats CGT : SCALA (Nantes), SCUDD (Dijon), CGT Uber Eats/ Deliveroo (Lyon), SCVG (Bordeaux), mais aussi Sud Commerces et Services et la CGT services à la personne en soutien.
[16] Formule de Jérôme Pimot, membre fondateur du CLAP, sur Twitter.
[17] Independent Workers of Great Britain, syndicat anglais proche des mouvances anarchistes.