Les 150 ans de Lénine : l’héritage

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SOURCE : L'Humanité

Vladimir Ilitch Oulianov, à Vichnie Gorki, à la fin de l’été 1922. Selva/Leemage

L’Humanité, 22 mai 2020

Le dirigeant politique et penseur soviétique a-t-il encore des choses à nous dire aujourd’hui ? Quelques éléments de réponse permettent de mesurer l’actualité de cette figure majeure du début du siècle dernier.

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, est né le 10 avril 1870 à Simbirsk, aujourd’hui Oulianovsk (Volga). Pourquoi s’y intéresser encore ? Passion d’antiquaire ? Passion inquiétante ? Lénine n’est-il pas le symbole de l’intransigeance et de la violence en politique ?

Pourtant en 1914, c’est Lénine qui ­s’oppose de toutes ses forces à la guerre. Il anticipe les violences et le carnage, une « guerre d’esclavagistes pour la consolidation de l’esclavage ». Au même moment, de très respectables intellectuels français appellent au combat. Bergson célèbre « la lutte même de la civilisation contre la barbarie » et Durkheim impute la guerre aux pathologies de « l’âme allemande » : agressivité, indifférence au droit, « hypertrophie morbide de la volonté ». La presque totalité des sociaux-démocrates soutiennent ce qui deviendra très vite une boucherie.

Quant à l’année 1917, on ne saurait trop recommander le petit ouvrage de Lucien Sève, Octobre 1917. Il y montre, preuves à l’appui, un Lénine bien différent du portrait qu’en dresse l’anti-léninisme primaire. Un Lénine insistant sur la nécessité de faire des compromis, guettant la possibilité de la révo­lution pacifique, thème omniprésent. La Terreur rouge qui suit, ajoute Lucien Sève, n’est pas la vérité de Lénine, ni celle du communisme, elle est une ­réponse à la Terreur blanche.

En 1920, le Congrès des peuples d’Orient, sous l’influence de Lénine, modifiera le mot d’ordre du Manifeste : « Travailleurs de tous les pays, et peuples opprimés du monde entier, unissez-vous ! » Mot d’ordre puissamment émancipateur, donc déstabilisant pour des nations ­européennes qui étaient alors aussi des empires ­coloniaux, et pour les États-Unis, de la ségrégation raciste.

Pourquoi s’intéresser encore aujourd’hui à Lénine ? Pour y chercher un guide pour l’action ? Cela n’a guère de sens. Les ­circonstances de 1917 sont absolument ­exceptionnelles : une guerre atroce et une Russie qui s’effondre sur elle-même, une violence de classe extrême dans l’armée, une révolution en février, un peuple en arme brutalisé par la guerre, une colère paysanne de très haute intensité.

« Chercher d’autres chemins » pour « grimper jusqu’au sommet »

On comprend alors le jugement de Lucien Sève : si Lénine fut « ce qu’il y a eu de mieux dans le mouvement révolutionnaire de jadis », il faut pourtant tenir « le léni­nisme pour totalement périmé, que ce soit en matière de stratégie ou d’organi­sation ». Lénine d’ailleurs était trop fin stratège pour savoir qu’on ne répète pas l’histoire. Il l’écrit dans unpetit texte de 1922, « À propos de l’ascension des hautes montagnes », le texte préféré de Bertolt Brecht : il faudra « chercher d’autres chemins », dit-il, si nous voulons « grimper jusqu’au sommet ». À vouloir suivre Lénine de trop près, on est bien peu léninistes…

Mais on peut se tenir plus à distance. Dans un ouvrage récemment traduit, paru au Temps des cerises, le philosophe Slavoj Zizek estime nécessaire de « répéter » Lénine. « L’idée, dit-il, n’est pas de retourner à Lénine mais de le répéter (…), retrouver le même élan dans la configuration actuelle. » Un élan théorique d’abord : « Ce que Lénine a fait pour 1914, nous devrions le faire pour 1990 », et la disparition du bloc soviétique. En 1914, la faillite du mouvement socialiste était telle qu’il fallait tout repenser à neuf, sans céder toutefois sur l’essentiel : sortir du capitalisme. Et il y a plus : « La grandeur de Lénine tient au fait que, dans cette situation catastrophique, il n’avait pas peur de réussir. » Lénine n’est pas un aventurier, mais il n’attend pas l’improbable alignement de planètes, il n’attend pas que la tempête soit passée : il agit au cœur de la crise. Lénine est le nom de cette volonté tenace de vaincre pour sortir de la crise.

« Tout le monde le reconnaît, l’affirme. Et l’on ne fait rien »

C’est selon de telles coordonnées que Lénine a pensé et agi. Il l’a fait sans se raconter d’histoires, en sachant que la conscience des difficultés à venir n’aurait aucun effet sur l’intransigeance extrême des forces du capital. La catastrophe était imminente ? « Tout le monde le dit. Tout le monde le reconnaît. Tout le monde l’affirme. Et l’on ne fait rien », écrit-il. Pourtant, « les mesures à prendre sont tout à fait claires, simples, parfaitement réalisables, pleinement à la mesure des forces du peuple, et que si ces mesures ne sont pas prises, c’est uniquement, exclusivement parce que leur application porterait atteinte aux profits exorbitants d’une poignée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes ». C’est cette lucidité que ses adversaires ne lui ont pas pardonnée.

Aujourd’hui, la crise est partout : crise financière, chômage de masse, crise écologique, crise sanitaire. Ses reflets sont nombreux. Dans les succès de ­librairie : collapsologie et autres annonces d’effondrement. Dans la fiction qui ne cesse de présenter la fin du monde ou de l’humanité, de  l’Armée des 12 singes, à  Walking Dead, en passant par  Je suis une légende. Il se pourrait bien que Lénine soit de plus en plus actuel.

Florian Gulli est coauteur d’ Introduction à la pensée de Lénine (Aden, 2018).

Florian Gulli Professeur de philosophie


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