Ombres et lumières de la révolution russe. Culte de la personnalité, imaginaires sociaux et temps collectifs (1917-1953)

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Jean-Philippe Melchior, maître de conférences au Mans, a décidé de profiter du récent centenaire des révolutions russes pour proposer une lecture très ciblée de l’histoire longue de la Russie soviétique. Car le titre est trompeur : la révolution proprement dite n’est abordée qu’en partie, le cœur du livre étant tout entier concentré dans le sous-titre, qui correspond en grande partie à l’intitulé de la thèse de sciences politiques soutenue par Jean-Philippe Melchior en 1990 (Communisme et culte de la personnalité). Il s’agit donc de montrer, avec pertinence, que la pérennité de l’URSS ne s’explique pas exclusivement par la force de ses appareils de répression. L’auteur évoque ainsi les mythes mobilisateurs construits par les bolcheviques, autour de la construction du socialisme, puis du nationalisme russe à compter des années 1930, avec l’importance des commémorations1.

Ce qui retient avant tout l’attention de l’auteur, c’est le culte de la personnalité. Il analyse ainsi en détails ses origines présumées, faites d’une combinaison de facteurs : au premier rang d’entre eux, l’idée d’une élite révolutionnaire et d’un Parti-guide, donnée qui a tendance à être grossie à l’excès (pour Lénine, la théorie n’est aucunement indépendante du mouvement réel du prolétariat). Ont également joué un rôle déterminant le centralisme et la militarisation des structures partisanes durant la guerre civile, Staline se contentant finalement de remplacer le pouvoir collégial par celui d’un seul. Mais dans la mise en place du premier culte, celui de Lénine, Jean-Philippe Melchior invoque également la tradition paysanne du culte des saints et du tsar, l’idée du révolutionnaire comme prototype de l’homme nouveau, et même le rôle des constructeurs de dieu (ce qui demeure discutable, même si Krassine et Lounatcharski ont joué un rôle dans la conservation du corps de Lénine et sa monumentalisation). Ce qui se révèle par contre plus convaincant, c’est l’importance séminale, pour les bolcheviques au pouvoir, de mettre en valeur des figures fondatrices, idéalisées, et l’utilisation à des fins de propagande de la figure de Lénine, moyen parmi d’autres de consolider le nouveau pouvoir2. Jean-Philippe Melchior montre bien, à cet égard, que la tentative d’assassinat du leader bolchevique en août 1918 conduisit dans la presse à une transformation de Lénine en martyr encensé… jusqu’à ce que ce dernier y mette un frein. De même, lors de son cinquantième anniversaire en 1920, Lénine manifesta sa gêne à l’égard de cette mise en valeur de sa personne, tout en comprenant de manière pragmatique son utilité pour la valorisation d’un Parti au pouvoir encore perçu comme fragile. C’est avec le retrait de Lénine en raison de sa maladie que le culte se mit réellement en place. 1923 vit ainsi la création de l’Institut Lénine et l’expérimentation du tout premier « coin Lénine », avant l’emballement lors des funérailles, avec le choix de l’embaumement (processus finement retracé dans le livre3). Le culte, très vite, se rigidifia avant de se retrouver à la remorque de celui de Staline ; il ne fut réactivé en tant que tel qu’à compter de 1955, sous l’impulsion de Khrouchtchev. Le récit concernant Staline est pour sa part plus classique, de sa succession à la mise en place progressive de son culte, d’abord de manière isolée en 1929 (date officielle de son cinquantième anniversaire), puis de façon plus constante à compter du milieu des années 1930.

Jean-Philippe Melchior accorde également une large place aux interprétations de ce culte et plus largement du stalinisme, critiquant surtout les thèses de Khrouchtchev et de Trotsky. Le premier réduisant l’explication à la seule personnalité de plus en plus dérangée de Staline, là où le second faisait preuve de davantage de profondeur en privilégiant la nature de classe du Parti, mais en négligeant le rôle des institutions4. Les analyses qui sont pour lui les plus efficientes sont sociologiques. De Max Weber, il retient ainsi les concepts de pouvoir rationnel et de pouvoir charismatique, dont la combinaison correspondrait à la nature du pouvoir bolchevique puis stalinien, ainsi que leur approfondissement par Jacqueline Mer sur le cas de Maurice Thorez (Le Parti de Maurice Thorez ou le bonheur communiste français, Payot, 1977). On avouera être moins convaincu par l’apport de la psychanalyse, faisant de Lénine un « surmoi collectif » (p. 215) ou insistant sur le rôle de l’inconscient collectif en tant que véhicule de la figure archaïque et persistante du leader… Utilisant une bibliographie s’ouvrant à certains titres anglo-saxons, Jean-Philippe Melchior apporte un certain nombre d’éléments intéressants, en particulier sur le processus d’identification de la population au leader mis en valeur, à son besoin de sécurité et de direction, qui, bien que partiel, présente l’intérêt de ne pas faire du culte de la personnalité un simple phénomène imposé d’en haut.

1Voir à cet égard notre recension de l’ouvrage collectif de Gianni Haver, Jean-François Fayet, Valérie Gorin, Emilia Koustova (dir.), Le Spectacle de la révolution. La culture visuelle des commémorations d’Octobre, Lausanne, éditions Antipodes, 2017, https://dissidences.hypotheses.org/9133

2Pour autant, voir dans le livre de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde, la première biographie implicite de Lénine est très largement abusif.

3Il est toutefois dommage que l’influence supposée des idées de Nikolaï Fiodorov, au sujet d’une possible résurrection des corps grâce à la science, censément partagée par nombre de bolcheviques, ne soit pas réellement argumentée.

4Ce faisant, dans sa critique de Trotsky, Jean-Philippe Melchior néglige totalement un point pourtant essentiel, la prise de distance du révolutionnaire en exil, au cours des années 1930, avec le principe du parti unique au profit d’un pluripartisme dans les soviets.

 


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