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SOURCE : Usbek & Rica
Avec plus d’un million et demi de cas et plus de 100 000 décès recensés, les États-Unis paient un lourd tribut au Covid-19. Mais la crise sanitaire révèle surtout un pays miné par les inégalités, profondément ségrégué, où le rêve américain ne semble plus qu’un lointain souvenir. Et si la première puissance mondiale entrait dans une phase d’appauvrissement généralisé sans précédent ?
« Nous vivons dans un État failli. La crise exigeait une réponse rapide, rationnelle et collective. Les États-Unis ont réagi comme le Pakistan ou la Biélorussie. La Russie, Taïwan et les Nations Unies ont envoyé de l’aide humanitaire à la puissance la plus riche du monde, une nation réduite à mendier dans un chaos total ». George Packer, journaliste pour The Atlantic et ancienne plume du New Yorker, auteur notamment de L’Amérique défaite (2015), ne mâche pas ses mots. Dans un article cinglant, intitulé « We are living in a failed state », le journaliste dresse le portrait d’un pays à la dérive, au modèle économique et social en faillite, au leadership inexistant.
« Un pays dans un état déplorable »
« Quand le virus est arrivé ici, poursuit-il dans cet article, il a trouvé un pays dans un état déplorable. Une classe politique corrompue, une bureaucratie sclérosée, une économie atone, un peuple divisé et diverti à outrance, autant de maladies chroniques négligées pendant des années (…) Tel était le panorama américain : dans les villes prospères, une classe de cadres connectés, dépendant largement de travailleurs précaires et invisibles des métiers de service ; à la campagne, des communautés en décomposition en guerre contre le monde moderne ; sur les réseaux sociaux, une haine mutuelle et sans bornes entre ces deux camps ; dans l’économie, même avec le plein emploi, un fossé toujours plus grand entre le capital triomphant et le travail assiégé ; à Washington, un gouvernement vide conduit par un escroc et un parti en faillite intellectuelle ; partout dans le pays, un sentiment de fatigue et de cynisme, sans vision commune d’une identité ou d’un futur ».
Les mots de Packer sont à la hauteur du choc que subissent aujourd’hui les États-Unis, et surtout des dysfonctionnements profonds qui traversent le pays depuis des années, exacerbés par la présidence de Donald Trump.
« Ce sont des images que l’on croyait réservées aux pays du tiers-monde »
À mesure que le nombre de cas de Covid-19 n’a cessé de grimper, le chômage, lui, a explosé. Au point de concerner aujourd’hui 15% de la population (plus de 26 millions de demandeurs d’emplois). Dans un pays où les filets de sécurité sont quasi-inexistants et où le gouvernement n’a pas souhaité opter pour un dispositif de type chômage partiel comme en France (où ce dispositif pré-existait à la crise mais a été étendu depuis la mi-mars), les licenciements se sont multipliés, laissant de nombreux Américains sans ressources.
Très vite, les files d’attente pour accéder aux banques alimentaires ont pris des proportions inimaginables, les demandes d’aides triplant en seulement quelques mois.
« Ce sont des images que l’on croyait réservées aux pays du tiers-monde, constate le journaliste James Steele, lauréat du Prix Pulitzer et auteur du livre America : What went wrong ?, dont une version réactualisée, sous-titrée « The crisis deepens » (« La crise s’étend » en VF), doit sortir en juin. La crise du coronavirus a rendu visible l’extrême précarité d’une part énorme de la population américaine. Dans une étude publiée en 2019, la Réserve fédérale avait avancé cette statistique effarante : la moitié de la population américaine ne peut pas faire face à des dépenses de santé d’urgence, la moitié du pays ! Dans un pays qui se revendique comme la première puissance mondiale ! Je crois qu’on peut légitimement parler de tiers-mondisation, ce n’est pas exagéré ».
Déjà, avant l’entrée en scène du coronavirus, 37 millions d’Américains étaient en situation d’insécurité alimentaire. Ces dernières années, le nombre de sans-abri a crevé le plafond, dépassant les 500 000. Autre chiffre spectaculaire : 53 millions d’Américains sont considérés comme des travailleurs pauvres, gagnant moins de 10,22 dollars de l’heure.
« Nous avons les plus grands écarts de richesses parmi les pays développés, et cela va en s’aggravant »
Lorsque James Steele publie, avec le journaliste Donald Barlett, la première version de son livre America : What went wrong ?, en 1992, il entend interroger la montée des inégalités dans le pays. « À l’époque, le rapport entre le salaire d’un simple employé et celui d’un cadre dirigeant était de 1 à 58, se souvient-il. Aujourd’hui, il est de 1 à 300. Nous avons les plus grands écarts de richesses parmi les pays développés, et cela va en s’aggravant. Tout cela n’est pas le fruit du hasard : on a organisé la destruction des classes moyennes en dérégulant, en privatisant les systèmes de retraites et de santé, et en maintenant les salaires au plus bas. Le salaire minimum n’a quasiment pas bougé depuis les années 1970 ».
Dualisation de la société américaine
Ce constat, sulfureux à l’époque, est aujourd’hui partagé par de nombreux économistes, dont les Français Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, tous deux pensionnaires de la prestigieuse université de Berkeley et co-auteurs du livre Le triomphe de l’injustice (Seuil, 2020). Ils rappellent que depuis les années 1980 la part du revenu national gagnée par les 1% les plus riches a doublé, passant de 10% à 20%, pendant que celle gagnées par les 50% touchant les plus bas revenus suivait la courbe inverse, passant de 20% du revenu national à 12%.
Ce mouvement de redistribution « vers le haut », inauguré par Ronald Reagan en 1980, rompt radicalement avec le compromis du New Deal. Dès 1986, le taux d’imposition marginal pour les hauts revenus est ramené à 28%, alors qu’il se situait auparavant autour de 90%. La réforme fiscale de Donald Trump votée en 2017 vient poursuivre cette tendance : « Elle va permettre en dix ans à 500 milliards de dollars d’atterrir dans les poches des plus riches, les fameux 1% »,confirme James Steele. « Donald Trump et le Parti Républicain partagent un même objectif : dépouiller les biens publics au profit du privé » écrit pour sa part George Packer. Les classes moyennes, autrefois moteur du rêve américain, ont été laminées, écrasées par le coût de la santé, du logement et de l’éducation. Autant de secteurs livrés un peu plus chaque année au libre marché.
Peter Temin, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur du livre The vanishing middle class (2017), fait le même bilan. Il compare le modèle économique et social des États-Unis à celui des pays sous-développés. Dans son ouvrage, il souligne notamment la disparition de la classe moyenne et la « dualisation » de la société américaine, scindée en deux, entre hauts revenus et travailleurs pauvres.
Cette société duale, rappelle Peter Temin, est l’une des caractéristiques des pays que l’on associait autrefois au tiers-monde, à savoir un secteur capitaliste, qui rassemble une minorité dirigeant l’économie la plus en pointe et détenant le pouvoir, et une majorité tentant de subsister dans des secteurs traditionnels où les salaires sont maintenus le plus bas possible. « Dans le modèle de Lewis[utilisé pour analyser les économies sous-développées, ndlr], la population rurale vend de la nourriture aux urbains, écrit Peter Temin. [Aux États-Unis aujourd’hui] les membres du secteur à bas salaires vendent des services au secteur ‘finance-technologie’. Ils travaillent dans des fast-food, nettoient les hôpitaux et les hôtels. Ils transportent les gens ou les marchandises dans des usines ou commerces, travaillent dans des branches non syndiquées et autres activités semblables qui varient trop pour que des robots les remplacent ».
« Sud-africanisation » des États-Unis
Cette analyse n’est pas sans rappeler celle du philosophe et journaliste français André Gorz qui, dans un article intitulé « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets », publié en 1990, évoquait lui une « sud-africanisation » des États-Unis, une dualisation accentuée de la société : « Aux États-Unis, 60% des emplois créés au cours des années 1980 ont été payés à des salaires inférieurs au seuil de pauvreté, pointait-il. Le revenu type d’une famille américaine où l’homme a moins de 25 ans est aujourd’hui inférieur de 43% à ce qu’il était en 1973 ».
Pour André Gorz, c’est un modèle de type colonial qui s’installait alors dans les métropoles occidentales, les métiers de services se développant grâce à la paupérisation d’une masse croissante de citoyens. Peter Temin insiste pour sa part sur le caractère volontaire, sciemment construit, du dualisme américain, soutenu par la ségrégation scolaire, l’abandon des services publics, les privatisations, ainsi que par une politique d’incarcération massive initiée par Richard Nixon au nom de la guerre contre la drogue – qui dans les faits a le plus souvent pris la forme d’une guerre contre les pauvres et les afro-américains.
Aujourd’hui, alors que le Covid-19 frappe de plein fouet les États-Unis, ce dualisme de la société éclate plus que jamais au grand jour. Les afro-américains et latino-américains sont les premières victimes du coronavirus, et sont également les plus populations les plus exposées au chômage.
Le taux de chômage des afro-américains est passé en deux mois de 5,8% à 16,7%, celui des latinos-américains de 4,4% à 18,9%
Selon le Washington Post, dans le Wisconsin, 70% des victimes du coronavirus sont des afro-américains, alors qu’ils ne représentant que 26% de la population. Le constat est le même dans plus d’une vingtaine d’États. Le taux de chômage des afro-américains est ainsi passé en deux mois de 5,8% à 16,7%, celui des latinos-américains de 4,4% à 18,9%.
Éternuer sur un riche
Comme le rappelle George Packer dans son récent article pour The Atlantic, le coronavirus aurait pu avoir un effet « niveleur » – le virus, a priori, pouvant infecter tout le monde – mais, dès le début de la crise, il n’a fait qu’exposer encore plus crûment une société à deux vitesses, hyper-inégalitaire. Alors que les tests étaient encore impossibles à trouver, des stars, people et sportifs de haut niveau – comme le mannequin Heidi Klum ou l’équipe de basketball des Brooklyn Nets – ont pu se faire tester, sans même présenter les symptômes de la maladie. En réaction, une blague a circulé sur Internet, affirmant que la meilleure façon de savoir si l’on avait attrapé le virus était sans doute « de tousser ou d’éternuer sur un riche »…
Donald Trump, après une phase de déni et force atermoiements, a finalement décidé de mettre en place des mesures économiques exceptionnelles par le truchement de son « Cares Act », dont une partie des mesures est fléchée vers les citoyens les plus fragiles. Ainsi, le gouvernement a instauré une indemnité sans conditions, sorte de revenu de base temporaire à destination des Américains aux revenus inférieurs à 100 000 dollars annuels, soit 90% de la population. Les chômeurs pourront également bénéficier de 600 dollars par semaine pendant 4 mois, en plus des indemnités versées par les États, chaque État disposant de son propre régime de chômage.
« C’est un plan de survie, Donald Trump n’avait pas le choix, précise le journaliste Christophe Deroubaix, auteur de L’Amérique qui vient (2016) et Millennials, la génération qui secoue l’Amérique (2019). Avec 20 millions de chômeurs en plus pour le seul mois d’avril, il fallait faire quelque chose. Sans plan de relance à cette hauteur, tout s’écroulait. Mais dans le même temps, Trump continue de parler de supprimer l’Obamacare alors que 28 millions d’Américains n’ont pas de couverture santé ».
Plusieurs États ont du se lancer dans le recrutement d’informaticiens compétents en Cobol, un langage informatique vieux de 40 ans qui régit toujours leurs systèmes
Si ces mesures contribuent sans conteste à amortir le choc de la crise, de nombreuses voix s’élèvent toutefois pour dénoncer un plan favorisant une nouvelle fois les plus riches et les entreprises. Car pour les plus humbles, toucher ses aides pourrait se révéler un parcours du combattant, notamment pour s’inscrire au chômage, étape indispensable, alors que les demandes ont augmenté de 900% à New York et que les services du pays sont saturés, souffrant de décennies de coupes de budgétaires et de sous-dotations. Comble du ridicule, plusieurs États ont du se lancer dans le recrutement d’informaticiens compétents en Cobol, un langage informatique vieux de plus de 40 ans mais qui régit toujours leurs systèmes à bout de souffle.
Les grandes entreprises du pays, elles, seront soutenues sans délais par des prêts de la Réserve fédérale et un large plan de rachats de titres, rapides et sans conditions, financés en partie par les impôts des citoyens américains. Distributions de dividendes et bonus restent d’actualité pour les entreprises aidées. Ce contraste fait dire à certains observateurs, comme le chercheur Matt Stoller, « qu’il est aujourd’hui plus facile pour le PDG d’une compagnie aérienne de demander un prêt de 32 milliards de dollars que pour un citoyen pauvre de glaner quelques bons alimentaires ».
Pire que la crise de 2008 ?
L’impression globale qui se dégage de la crise et de sa gestion par l’administration Trump est celle d’une grande désorganisation et d’une forme de « sacrifice » des classes populaires. « C’est l’Amérique urbaine, dense, cosmopolite, métissée, qui est surtout touchée. En somme, c’est l’Amérique des États démocrates, pointe le journaliste Christophe Deroubaix. De ce point de vue, il n’y a pas d’urgence électorale pour Donald Trump. Or, son seul objectif, c’est sa réélection. Après une phase de déni puis de réaction, Trump s’est finalement dit que le coût à supporter était trop lourd et qu’il fallait remettre l’Amérique au travail, quitte à ce que les pertes humaines soient énormes ».
À New York, les 20% de la population les plus riches sont quatre fois moins touchés par le coronavirus que les 20% les plus pauvres
Certains chiffres laissent songeurs. À New York, les 20% de la population les plus riches sont quatre fois moins touchés par le coronavirus que les 20% les plus pauvres, une situation comparable à celle de la Namibie ou de la Sierra Leone, comme le rappellent les journalistes Stéphane Lauer et Sylvie Kauffmann dans un article pour Le Monde.
Dans quel état les États-Unis sortiront-ils de cette crise ? Il est fort probable que ce soient encore les plus fragiles, comme en 2008, qui doivent payer le prix fort. « Les États-Unis ont longtemps été cette terre d’espoir où l’on pouvait venir s’installer avec sa famille, travailler et mener une vie décente. Ce n’est définitivement plus le cas. Ce rêve-là est mort » avance James Steele. Peut-être faut-t-il attendre les élections présidentielles de novembre 2020 pour enterrer définitivement le rêve américain ou se permettre, encore un peu, d’espérer. Mais si Donald Trump devait être réélu, il pourrait bien s’imposer comme le fossoyeur des États-Unis d’Amérique, l’homme qui pourrait ramener son pays à ses origines, à savoir une contrée sauvage où la loi du plus fort est la règle et où quelques barons voleurs sont rois.