Vieux démons policiers. Avec James Nolan, Christian Delage, Virginie Despentes

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SOURCE : France Culture

Les émeutes qui font suite à la mort de George Floyd sont l’occasion, pour de nombreuses voix, d’analyser les rapports entre police et citoyens racisés, aux Etats-Unis mais aussi en France.

Vieux démons policiers.
Vieux démons policiers. Crédits : SOPA Images / LightRocket – Getty

L’histoire se répète et c’est comme si rien ne pouvait changer. La plupart des observateurs rappelle les nombreux épisodes d’émeutes faisant suite à des violences policières envers des minorités, sans que rien ne semble évoluer dans le bon sens. Le phénomène paraît même structurel, comme l’explique le sociologue américain James Nolan dans Libération. Pour lui, ces violences s’expliquent par l’état d’esprit des forces de l’ordre :

“La tentation est grande de dire qu’il s’agit de l’acte isolé d’un officier pourri, qu’il suffit d’arrêter et de mettre en prison. Mais le problème, c’est surtout la manière dont la police fonctionne aux Etats-Unis, c’est-à-dire essentiellement comme une force de maintien de l’ordre militarisée”.

Selon lui, le problème vient de ce que les policiers ont une vision extrêmement étroite de leur rôle puisqu’ils “intériorisent une vision du monde qui vient du jeu auquel ils jouent […] : nous sommes les gentils et nous cherchons les méchants. […] Si les policiers jouaient une autre partie, ils ne viendraient pas avec des blindés, armés jusqu’aux dents. Mais dans leurs têtes, même s’il y a de la police de proximité, le vrai truc de la police, c’est la guerre”.

En raison de cet état d’esprit qui place chaque policier en état de guerre perpétuelle, il semble peu probable que la situation évolue : “malheureusement, le licenciement de ceux qui ont tué George Floyd ne fera rien pour empêcher que ce genre de situation ne se reproduise. Même s’ils sont condamnés à la peine de mort, la violence continuera, car elle apparaît comme nécessaire, comme dans une guerre”.  Le préalable serait de “mettre fin à la guerre”. Une vraie révolution, qui commencerait, dit-il, par cesser de récompenser les policiers en fonction du nombre de personnes interpellées.

La politologue Nicole Bacharan va dans le même sens dans un entretien donné aux Inrocks : “il y a plus de360 millions d’armes qui circulent aux Etats-Unis. Les policiers, eux aussi, ont peur, et vivent dans une tradition du maintien de l’ordre extrêmement brutale. Durant les quinze dernières années, les départements de police ont pris pour habitude d’acheter à l’armée des surplus militaires provenant des guerres d’Irak et d’Afghanistan, ce qui fait que des snipers et des véhicules blindés circulent dans les villes. Barack Obama avait mis un terme à cette pratique après les émeutes de Ferguson en 2014, et Donald Trump l’a réautorisée ensuite. Tout cela fait que l’on a une police qui patrouille de manière très militaire”.

Les vidéos qui alertent

Filmer les violences policières serait-il le début d’une solution ? Pas tant que cela, constate l’historien et réalisateur Christian Delagedans un entretien accordé au journal Le Monde. Il constate que les vidéos n’ont pas protégé George Floyd : “Ce qui frappe, c’est qu’en plus des images filmées par les passants, on a une vidéo d’un policier qui avait une caméra portée […] et des images provenant de deux caméras de surveillance qui ont fonctionné au carrefour de l’East 38th Street et de Chicago Boulevard, à l’endroit de l’interpellation. On a donc un ensemble significatif de vidéos, ce qui est rare dans ce genre d’affaire”.

De manière générale, poursuit l’historien, les vidéos de violence ne constituent pas des documents suffisants pour faire condamner leurs auteurs : “comme les autres sources documentaires ou pièces à conviction, celle-ci ne prend sens que dans une démonstration où, la plupart du temps, elle doit être croisée avec d’autres documents pour tenter d’établir une vérité, elle-même forcément contradictoire si elle émerge d’un processus judiciaire”.

En France, une proposition de loi controversée

Bien qu’elles ne constituent pas la preuve parfaite, les vidéos peuvent tout de même servir à dénoncer certains agissements. Empêcher de filmer et diffuser des images de ces violences, comme le propose le député Eric Ciotti, serait “une des loi scélérates qui bafouent nos droits fondamentaux”, ainsi que le dénonce le collectif Urgence notre police assassine.

Dans le HuffPost, l’avocat Vincent Brengarth va dans le même sens, en arguant que “ces vidéos gênent le pouvoir, car elles permettent de révéler au grand jour des pratiques, parfois usuelles, dont l’impunité était acquise par la difficulté à rassembler des preuves”.

Et il poursuit : “dans un souci de préserver notre équilibre social, le législateur devrait avoir pour principal objectif de restaurer un lien de confiance déjà bien entamé entre la force publique et la population. Cette proposition de loi, outre le fait qu’elle va à l’encontre de ce but, laisse présager une connivence étroite entre un pouvoir politique et une force publique qui bénéficierait ainsi d’une forme d’impunité dans ses actions”.

Dans le sillage des événements américains, une tribune paraît aussi en France pour rappeler l’importance d’une police qui travaille avec les habitants et non contre eux. Les responsables de l’association Agora des citoyens, de la police et de la justice disent ceci dans Le Monde :

“Il est absolument nécessaire que des initiatives courageuses et fortes voient le jour pour créer ces liens qui, en partant du terrain, rebâtiront la confiance. […] Les idées ne manquent pas : débats ouverts à tous, rencontres culturelles ou sportives – qui, au-delà du simple match de foot, doivent être considérées comme vecteur d’échange sous une bannière commune – sont autant de possibilités qui permettent d’installer les conditions d’une rencontre dans un cadre libre”.

Racisme en France et aux USA

Mais le racisme en France n’est pas le même qu’aux Etats-Unis, comme le rappelle le philosophe Frédéric Neyrat dans Lundi Matin : “ce racisme structurel exprime le caractère parataxique de la réalité états-unienne, c’est-à-dire : sans médiation entre ces diverses composantes sociales, économiques, et culturelles. Les rapports de classe et de race sont incomparablement plus violents aux U.S.A. qu’en France, puisqu’il m’est possible de comparer les deux. Non que la violence raciale soit absente de France, ce que Le Comité Adama, parmi d’autres, nous rappelle à chaque instant, et non que la France ne soit pas aussi violemment un pays divisé en classes. Mais il existe en France entre ces classes et ces races des médiations, aussi minimales soient-elles, qui permettent que s’établisse ne serait-ce qu’un semblant de communication. C’est ce semblant que je ne vois pas aux U.S.A., pays dans lequel manque cruellement une sphère publique effective. Le réel du non-rapport de classe et de race n’est affublé d’aucune tentative de camouflage ; à sa place même, on construit des murs”.

Selon lui, les pillages qui font suite aux manifestations ne sont pas sans lien avec le coronavirus : “ce que le coronavirus a mis à ciel ouvert dans la faille qui sépare et les races et les classes, c’est pour les populations Noires tout ce qui leur manque : une sécurité sociale, des salaires décents, une stabilité de logement pour ceux qui sont condamnés à des déplacements (par exemple suite à des fermetures d’école). […] L’on se rappellera la fameuse phrase de Martin Luther King – « une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus »”.

Pour l’historien et professeur à Sciences Po Pap Ndiaye seule une voix collective et populaire puissante pourrait mettre fin au racisme dans la police. Il l’écrit dans Jeune Afrique :  “face à cette situation inadmissible dans une grande démocratie, le gouvernement fédéral est relativement démuni : certes, le ministère de la Justice peut engager des poursuites pour violation des droits civiques, mais les Cours de justice donnent toute latitude aux policiers pour décider d’user de leurs armes s’ils estiment que leur vie est en danger. Dès lors, seule une voix collective populaire et puissante est susceptible de faire évoluer les choses. Par exemple, en faisant que le meurtrier de George Floyd soit inculpé de meurtre et non d’homicide involontaire”.

Le racisme, Virginie Despentes a choisi d’en faire sa lettre d’intérieur pour France Inter.

Une lettre “adressée à mes amis blancs qui ne voient pas le problème” Ce problème, dit-elle, n’est pas de ne pas être raciste, mais de ne pas voir que les minorités subissent ce racisme : “Je suis blanche. Je sors tous les jours de chez moi sans prendre mes papiers. Les gens comme moi c’est la carte bleue qu’on remonte chercher quand on l’a oubliée. La ville me dit tu es ici chez toi. Une blanche comme moi hors pandémie circule dans cette ville sans même remarquer où sont les policiers. Et je sais que s’ils sont trois à s’assoir sur mon dos jusqu’à m’asphyxier – au seul motif que j’ai essayé d’esquiver un contrôle de routine – on en fera toute une affaire. Je suis née blanche comme d’autres sont nés hommes. Le problème n’est pas de se signaler « mais moi je n’ai jamais tué personne » comme ils disent « mais moi je ne suis pas un violeur ». Car le privilège, c’est avoir le choix d’y penser, ou pas. Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix”

Le terme de « Pillages »

Dans le même ordre d’idées, la doctorante en civilisation américaine Esther Cyna revient sur le terme de pillage, employé différemment quand il s’agit de blancs ou de noirs : “parler de pillage pour les vitrines brisées de magasins, emblèmes d’un capitalisme raciste, est loin d’être anodin. Le terme situe la violence à l’échelle d’un individu, décrédibilise un mouvement légitime, et renforce des stéréotypes racistes”.

Car des pillages, au détriment des populations noires, il y en a eu de nombreux dans l’histoire : “les villes américaines sont construites sur le pillage de richesses. Tout au long du XXe siècle, les personnes noires se sont vu refuser l’accès aux taux avantageux des prêts immobiliers réservés aux personnes blanches. Des cartes de toutes les villes américaines montrent comment les agents immobiliers, financés par l’État fédéral, ont exclu les personnes issues de quartiers connus comme étant peuplé par des populations noires de leurs prêts, en indexant les taux des prêts à la race identifiée de leur clientèle. Ce processus de discrimination bancaire, connu sous le nom de « tracé de ligne rouge» en référence aux cartes utilisées, est un exemple parmi des centaines de pillage promu par l’Etat fédéral étatsunien, dont les conséquences financières furent dévastatrices”.

L’élection en ligne de mire

Dans The Conversation, l’universitaire Jérôme Viala-Gaudefroy rappelle comment le racisme est toujours présent en Amérique malgré le passage d’Obama à la Maison-Blanche, et comment Donald Trump lui-même encourage dans ses discours les violences policières.

Pour lui, difficile encore de dire qui en profitera, électoralement parlant :  “il est, à ce stade, difficile de prévoir qui va bénéficier électoralement de cette situation. Une analyse de l’impact des protestations violentes de 1968 montre que celles-ci ont sans doute provoqué un déplacement du vote des blancs vers les républicains et ont fait basculer l’élection. Toutefois, c’est un républicain qui est à la tête de l’État, pas un démocrate ; et c’est généralement le président qui est tenu responsable des grandes crises nationales. Reste à voir si le récit victimaire et accusatoire de Donald Trump et de ses alliés, concernant les tensions raciales, les émeutes ou le coronavirus convaincra l’ensemble de l’électorat blanc qui l’a soutenu en 2016…”.

Si la France ne veut pas devenir les États-Unis, il lui reste à inventer un nouveau dialogue entre la police et les minorités, afin de tisser, petit à petit, une confiance mutuelle. C’est un sujet politique pour notre pays également.

Matthieu Garrigou-Lagrange, Didier Pinaud et l’équipe de la Compagnie des Œuvres 


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