Voilà à quoi ressemble l’histoire

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SOURCE : Lundi matin

Le texte de Paul Mattick Jr. publié ici exprime de façon condensée le sentiment qui habite nombre de radicaux nord-américains devant le mouvement actuel massif de contestation qui gagne toute la société urbaine aux Etats-Unis. Il est dérisoire de penser la situation américaine actuelle dans le cadre de la vieille politique. Comme le dit Paul Mattick Jr., on assiste à un retour inattendu de l’Histoire, on vit un moment extraordinaire non prévu, l’un des plus intenses depuis les années 1960 ! Dans une vidéo devenue virale publiée par le New York Time, on voit le maire démocrate de gauche de Minneapolis, en T-shirt devant une foule qui lui demande de dire son accord sur « la suppression de la police. Ce n’est qu’un des aspects de la crise actuelle mais qui traduit la complexité et l’ambiguïté de la situation. Devant son refus, le jeune politicien quitte les lieux sous les cris de « Shame on you ! go home ». Il ne pouvait en être autrement.

Ce cri qui se répand de Portland à Austin, ne s’adresse pas tant à la police en général, mais le plus souvent à celle des villes, des corps qui sont pour la plupart soumis aux autorités locales. Bien entendu, les défenseurs de l’establishment ont immédiatement traduit ce cri comme une demande de « réforme de la police ». Ils ne peuvent pas imaginer un monde sans flics. Quoi qu’il en soit, la portée de la contestation de la répression d’Etat dépasse désormais la classique revendication de l’inculpation de tel ou tel policier criminel, de telle ou telle « bavure ». Le parti démocrate lui-même est mis à mal par l’ampleur du mouvement ; une frange de son appareil largement corrompu penche désormais vers la gauche et rend ardue l’organisation du prochain combat de titans électoral, entre un sénile et un psychopathe. Summum du jeu démocratique moderne à regarder en direct. Evidemment, demander la fin de la police, même locale — y penser seulement un seul instant— signifie poser la question d’une autre organisation de la société. Le mouvement va plus vite que la conscience de celles et ceux qui y participent. C’est le propre d’un mouvement radical et spontané. On a changé de « paradigme », pour parler en langage Science Po ! Le texte de Paul Mattick Jr. exprime bien le sentiment de celles et ceux qui sentent ce tournant, qui sont conscients que tout ce bouillonnement social prend place dans des circonstances historiques particulières, une profonde crise économique et son cortège de misères, de révoltes à venir aussi. Tout en évitant d’alimenter un triomphalisme qui peut devenir ensuite paralysant, on se doit de reconnaître que ce qui se passe aux État-désunis est un moment très important des révoltes en cours dans le monde. Le prévisible retour de bâton sera le retour aux litanies vides de la vieille politique et aux invectives du réalisme du possible. Mais le mouvement est là, et il n’a pas encore rencontré ses limites. Puisons en lui l’espoir qui nous fait vivre et rappelons la phrase de James Baldwin : « L’impossible c’est le moins qu’on puisse demander »

Quelques lignes sur l’auteur. Paul Mattick Jr. a grandi au sein d’un petit courant de radicaux américains communistes anti-léninistes, dont sont issus, Noam Chomsky, Kenneth Rexroth, Howard Zinn, Zellig Harris et son père Paul Mattick. Il a été politiquement actif dans le mouvement contre la guerre du Vietnam des années 1970. Il écrit sur l’art, la cuisine et sur la loi de la valeur, il joue de la flute traversière et anime actuellement la rubrique politique Field Notes dans l’excellente revue newyorkaise, The Brooklyn Rail – critical perspectives on arts, politics and culture. On peut lire de lui, Le Jour de l’addition, les sources de la crise, L’insomniaque, 2009

Charles Reeve

Voilà à quoi ressemble l’histoire

Paul Mattick Jr.
Au moment où j’écris ces lignes, cela fait huit jours que le meurtre de George Floyd à Minneapolis a déclenché d’incessantes manifestations de colère exponentielles à travers tous les États-Unis et à l’étranger. Étonnamment, de nombreux officiels à l’échelle de la ville et de l’État, et même certains chefs de police, se sont efforcés de tempérer ce mouvement grossissant en exprimant leur désapprobation vis-à-vis de ce meurtre. Mais, comme si souvent par le passé, la police dans son ensemble est bien incapable de tirer les leçons de l’histoire et a fait grossir le mouvement par ses réponses brutales. En tant qu’incarnation de la maxime de Max Weber selon laquelle l’État se définit par sa prétention à un monopole de la violence, leur choix est restreint. Leurs donneurs d’ordre au gouvernement sont confrontés à un dilemme encore plus difficile, car leur légitimité est supposée reposer sur la combinaison entre le respect d’idées abstraites comme la justice et l’équité avec l’utilisation de la force pour maintenir l’ordre public. D’où l’éventail assez étroit de réponses, qui vont de la menace de Trump de lâcher des « chiens très vicieux » et son injonction faite aux gouverneurs soit de « maîtriser » les manifestants soit de « passer pour une bande d’idiots », jusqu’au conseil d’un Biden si compassionnel et empreint d’esprit libéral à la police de « tirer dans la jambe, et non au cœur ». La stratégie de modération qui compte sur l’épuisement des mobilisations, ou la stratégie de terreur qui consiste à utiliser la violence et les poursuites juridiques pour les réprimer, ont le même objectif : le retour à la normale. Cependant, au départ, nous étions loin d’une situation ordinaire.

Personne ne s’attendait à un tel soulèvement, bien qu’un meurtre comme celui de George Floyd ne soit pas une exception. Durant le printemps, la COVID-19 a, tout naturellement, été au centre des préoccupations. Il y a une semaine encore, la grande question qui absorbait l’attention des médias et du gouvernement était la nécessité de relancer l’économie américaine, en dépit des menaces sanitaires. Il faut croire que sous la surface du sol, la « vieille taupe » chère à Marx – à savoir les forces de bouleversement social produites naturellement par l’état des choses – creusait sa galerie vers la lumière du jour.

Dans les années qui ont suivi le mouvement Occupy, l’analyse s’était focalisée sur l’antagonisme entre les 1% et des 99% : les inégalités étant devenues non seulement un « problème » qui intéresse les sociologues et les économistes, mais aussi une réalité vécue comme insupportable pour l’armée des travailleurs au service des besoins des riches ré-urbanisés – sans parler des millions de personnes qui travaillent dans des conditions précaires dans l’hinterland, loin des mégapoles globalisées d’Amérique. Le crise de la COVID-19 a rendu cette inégalité encore plus évidente, en même temps qu’elle mettait en lumière la stupidité, l’incompétence et la cupidité des dirigeants. Parallèlement, la mise à l’arrêt de l’économie – destinée à atténuer les effets du virus et qui se transforme désormais en une dépression aux proportions gigantesques – nous a révélé qu’une société dominée par les besoins d’accumulation du capital était incapable de faire face à une véritable urgence sociale. Cela tombait sous le sens pour qui était conscient de l’accélération du mouvement vers une catastrophe climatique, ou même pour quiconque savait contempler les nuisances liées à la vie quotidienne banale, avec son lot de stress, de mauvaise alimentation, de pollution et d’accidents industriels. Mais l’urgence sanitaire s’est imposée à tous, nous obligeant à agir en conséquence. Les gens ont découvert des forces dont ils n’avaient peut-être pas conscience : des centaines de grèves de travailleurs dans divers secteurs ont marqué le refus de ces derniers d’avoir à supporter le mépris de leurs patrons vis-à-vis de leur sécurité sanitaire ; partout aux États-Unis, des personnes se sont organisées pour pourvoir aux besoins alimentaires de leurs communautés. Les discussions – et quelques actions – ont porté sur les grèves de loyers, ce qui a eu un effet positif pour les personnes sans emploi dans l’incapacité de payer des loyers de plus en plus exorbitants.

Dans les semaines prochaines, on s’attend en principe à ce que les propriétaires et les banques commencent à sévir à l’échelle nationale. La police va-t-elle alors passer du gazage, du matraquage et du ciblage des manifestants antiracistes à l’expulsion des dizaines de millions de personnes dont le chômage persistant rend impossible le règlement du loyer ou le simple achat de nourriture ? Que va-t-il advenir des enseignants, du personnel soignant et des fonctionnaires qui sont actuellement licenciés parce que les caisses sont vides, les milliards produits ayant été dépensés pour soutenir des entreprises déjà bénéficiaires de réductions d’impôts ? Bien que la lutte contre la suprématie blanche en soit la cause première, le mouvement actuel s’est considérablement élargi dans sa composition et dans ses griefs, en comparaison aux soulèvements analogues précédents. Un ami qui vit à Minneapolis m’a écrit pour me dire qu’à certains moments, les manifestants étaient en majorité blancs. Il est probable que beaucoup d’entre eux aient pris conscience que le racisme est un problème dont les Blancs doivent assumer la responsabilité par les actes, mais aussi que leur propre mécontentement doit vibrer clairement en résonance avec la colère de leurs concitoyens noirs. Hier, à New York, des médecins et autres soignants, qui reçoivent les hommages hebdomadaires de gratitude, ont saisi l’occasion pour exprimer leur soutien à ceux qui protestent contre la police. Trump dit vrai quand il déclare aux gouverneurs : « C’est une dynamique, si vous ne la stoppez pas, elle va s’aggraver ».

Les États-Unis ont rejoint la longue liste des pays en rébellion contre leurs dirigeants ces derniers temps, du Liban et de l’Algérie à la Bulgarie et à la France. Chaque endroit est certes différent, et dans chaque endroit les oppressions qui finissent par pousser les gens à la révolte sont diverses, mais ce sont des nuances inscrites au sein d’un même système. Hier, à Paris, 40 000 personnes motivées par l’élan américain se sont mobilisées contre les violences policières à l’encontre des Noirs, des Arabes et des immigrés. Cela s’inscrit dans un processus de luttes qui a pris de nombreuses formes au cours des dernières décennies, depuis l’opposition à la dégradation de l’école publique jusqu’au mouvement des Gilets jaunes contre la désagrégation sociale dans la France dite-périphérique, en passant par la lutte contre la réforme des retraites. Dans un territoire plus grand et moins centralisé économiquement et administrativement que la France comme les États-Unis, les convergences entre des mouvements disparates peuvent être plus difficiles à concevoir. Pourtant les récentes grèves des enseignants dans différents États répondent aux mêmes profondes conditions d’existence que les actions d’occupation de logements à Los Angeles et dans la Baie – ou le refus, cette dernière semaine, des chauffeurs de bus de Minneapolis et de New York de se voir réquisitionnés pour transporter les personnes arrêtées par la police.

La vague actuelle de protestations pourrait bien marquer le pas, par une combinaison de répression armée et de gestes d’apaisement – un ou deux policiers pourraient même être envoyés en prison, au moins pour un certain temps. On tentera sûrement d’instrumentaliser le soulèvement dans l’espoir de susciter l’intérêt pour une élection qui semble de moins en moins cruciale. Mais tout comme l’effondrement économique provoqué par le coronavirus n’a fait que révéler la profonde faiblesse systématique du capitalisme contemporain, le mouvement déclenché par l’assassinat de George Floyd est une étape majeure vers la révolte historique que convoque l’actuelle crise de l’humanité.

Paul Mattick
3 juin 2020


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