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SOURCE : La vie des idées
À propos de : Kolja Lindner et les Éditions de l’Asymétrie, Le dernier Marx, Toulouse, Éditions de l’Asymétrie
Dans ses derniers textes, Marx rompt avec la philosophie de l’histoire, et s’intéresse de près à d’autres formes d’exploitation : la domination coloniale, mais aussi l’émancipation des femmes ou la préservation de la nature.
L’actualité éditoriale récente témoigne d’un regain d’intérêt pour la manière dont Marx a progressivement intégré les marges du marché mondial à sa critique du capitalisme. En 2018, les Éditions Critiques rendaient ainsi de nouveau disponibles les textes qu’il a consacré avec Engels à la question coloniale. La même année, les éditions Eterotopia republiaient la célèbre lettre sur la commune agraire qu’il adresse en 1881 à Véra Zassoulitch. Cependant, il n’existait pas à ce jour d’ouvrage en français permettant de replacer ces textes connus dans le contexte plus large des travaux auxquels était attelé l’auteur du Capital pendant les dix dernières années de sa vie. C’est dorénavant chose faite, grâce aux efforts de Kolja Lindner et des Éditions de l’Asymétrie, qui publient avec Le dernier Marx un volume remarquable par le soin qui a été apporté à sa présentation comme par son exhaustivité.
Outre la « Lettre à Zassoulitch » et ses brouillons, l’ouvrage contient notamment une réédition des « Notes sur Wagner », qui furent pour Marx une ultime occasion de clarifier le sens de la « critique de l’économie politique » ainsi que de larges extraits, inédits en français, de ce qu’il est convenu d’appeler ses Cahiers ethnologiques et dont la publication constitue à elle seule un événement. Car lire Marx lisant Lewis H. Morgan, Henry S. Maine ou Maxime M. Kovalski, c’est découvrir un auteur attentif à la singularité historique, tout aussi intéressé par les comparaisons possibles entre différentes manières de faire société que par leur enchaînement dans un grand récit historique de la domination et de son dépassement. C’est donc assister à une énième remise sur le chantier de ce que le regretté Lucien Sève appelait « la pensée-Marx », laquelle s’avère ainsi définitivement étrangère aux systématisations hâtives et aux présentations dogmatiques qu’on a pu en proposer.
L’antre secret de la production théorique
Pour guider les lecteur.trices dans « l’antre secret de la production » intellectuelle du dernier Marx, les éditeurs ont fait le choix de faire précéder chacun de ses textes d’un essai introductif. C’est notamment l’occasion de découvrir en français le travail classique de Theodor Shanin sur les rapports de Marx au populisme russe ou de redécouvrir les passionnantes recherches de René Gallisot sur l’Algérie coloniale. Cependant, ce choix peut rendre l’ouvrage difficile d’accès.
Les différents essais rassemblés dans le volume répondent en effet à des registres fort hétérogènes : ils vont du commentaire serré (comme dans le cas du texte d’Heather Brown sur « la dialectique du genre et de la famille dans les sociétés précapitalistes »), à l’interprétation audacieuse (comme dans le cas des réflexions de Franklin Rosemont sur « Marx et les Iroquois ») en passant par l’intervention savante dans des débats marxistes (comme dans le cas des analyses consacrées par Brendan O’Leary au « mode de production asiatique »). En outre, les positions défendues dans ces essais sont très loin de se recouper. Pour ne prendre qu’un exemple : là où Brown décèle dans les notes de Marx sur Maine les traces d’une théorie du changement social attribuant une fonction motrice aux luttes des femmes, Gallisot souligne quant à lui l’aveuglement de Marx face à la domination masculine inhérente aux communautés rurales. On éprouve donc de prime abord quelque difficulté à se frayer un chemin dans le concert de voix discordantes rassemblées dans Le dernier Marx.
Et pourtant, cette discordance se révèle à la réflexion bienvenue. Elle reflète en effet la multiplicité des pistes de recherche explorées par l’auteur du Capital à la fin de sa vie ainsi que les hésitations dont elles furent pour lui l’occasion. Ce faisant, elle soulève la question de savoir si cette multiplicité peut être rassemblée dans l’unité d’une position, qui viendrait complexifier la périodisation du corpus marxien en « œuvres de jeunesse » et en « œuvres de maturité » autrefois proposée par Althusser. À cette question, Kolja Lindner apporte une réponse globalement positive dans son introduction générale au volume. Selon lui, les recherches du dernier Marx sont non seulement originales lorsqu’on les compare au reste de l’œuvre, mais aussi cohérentes dans leurs grandes lignes.
Au-delà du marxisme
Le résultat le plus éclatant de ces recherches, c’est la rupture qu’y opère Marx avec la philosophie de l’histoire progressiste et eurocentrée qui se dégage encore d’un texte tel que la « Préface » à la Contribution à la critique de l’économie politique. Ce texte projette en effet sur toutes les sociétés un modèle de développement occidental dans lequel les modes de production (« asiatique, antique, féodal, bourgeois ») s’enchaînent en même temps que s’accroissent les forces productives et se succèdent comme autant d’étapes nécessaires vers le communisme. Par contraste, les notes sur Morgan ou Kovaleski, dans lesquelles Marx souligne la vitalité des « sociétés gentilices » (organisées en clans), témoignent d’une nette reconnaissance de la pluralité historique, c’est-à-dire de l’existence de trajectoires de développement hétérogènes quant à leurs rythmes et à leurs directions. Mais c’est surtout le cas de la commune russe qui pousse Marx sur la voie d’une nouvelle conception de l’histoire, indissociablement multilinéaire et connectée.
Au principe de cette percée théorique, on trouve le problème politique suivant : la commune rurale peut-elle servir de point d’appui à un développement spécifiquement russe vers le communisme, comme le pensent les populistes, ou est-elle amenée à disparaître face à l’expansion du capitalisme, comme le soutiennent les marxistes ? Dans sa réponse à Zassoulitch, Marx se range du côté des populistes, mais attire leur attention sur le « dualisme inhérent à la ‘‘commune agricole’’ ». D’un côté, elle se caractérise par la permanence de formes d’appropriation collective de la terre. De l’autre elle est travaillée par l’émergence de la propriété privée. Or, l’issue du conflit qui oppose ces deux tendances ne saurait être déduite, ni d’une loi historique générale, ni d’une causalité économique unilinéaire. Elle dépend à la fois de l’énergie politique que parviendra à déployer la paysannerie et du « milieu historique » dans lequel la commune est plongée, c’est-à-dire de sa contemporanéité avec le capitalisme occidental et le mouvement ouvrier. Ainsi, s’il y a bien pour le dernier Marx une tendance dominante dans l’histoire, celle qu’incarne l’expansion mondiale du capital, celui-ci ne s’impose pas de manière uniforme et implacable à l’ensemble de la planète. Les formations sociales qu’il rencontre sur sa route lui résistent et se réinventent à son contact, de sorte que le changement historique répond à ce que Lindner appelle une « contingence structurée ».
De la prise en compte de ces rencontres entre différentes trajectoires historiques, il résulte une transformation de la critique marxienne. Cette critique ne porte en effet plus seulement sur l’exploitation salariale, mais aussi sur la domination coloniale. Or, dans la mesure où le colonialisme tend à dissoudre les rapports égalitaires qui règnent selon Marx dans les sociétés non-capitalistes, il n’est pas étonnant de le voir souligner la position relativement privilégiée qu’occuperaient les femmes dans ces sociétés, ce qui le mène à s’exprimer en faveur de l’abolition de la famille moderne. Et cet élargissement de la critique à la domination coloniale et masculine entraîne à son tour une transformation de la méthode de la critique. À lire conjointement l’introduction générale de Kolja Lindner et l’essai d’Urs Lindner sur les échos de la Commune de Paris dans la pensée de Marx, il semble en effet que celui-ci se soit réconcilié à la fin de sa vie avec la réflexion normative. Comme si, conscient de l’intersection des formes de domination et de la pluralisation des acteurs.trices historiques qu’elle entraîne (le prolétariat, mais aussi la paysannerie, les femmes et les colonisé.es), il se risquait enfin à dire ce que le communisme doit être : une société décentralisée et profondément égalitaire, non seulement du point de vue de l’accès aux moyens de production et aux produits du travail, mais aussi au niveau des processus collectifs de décision. Sur le plan de la philosophie politique, Marx s’affirmerait donc comme un théoricien de la « démocratie radicale ». Une démocratie qu’il ne se contente cependant pas de défendre sur le plan des principes, mais dont il relève la diffusion dans l’espace et la permanence dans le temps : des villages Iroquois aux faubourgs parisiens, de l’Inde précoloniale aux communautés formées par les paysan.es russes. D’où la conclusion saisissante des brouillons de la « Lettre à Zassoulitch », où le communisme apparaît comme « un retour des sociétés modernes au type archaïque de la propriété commune ».
L’inactualité de Marx
On ne peut que suivre Kolja Lindner lorsqu’il fait de la théorie de l’histoire, de la critique de la domination et de la politique d’émancipation les coordonnées principales des recherches du dernier Marx. Sa reconstruction est tout simplement éclairante. Comme toute reconstruction, elle suscite cependant quelques interrogations.
On peut ainsi se demander si Lindner ne tend pas à surestimer la cohérence des réflexions marxiennes et à réintroduire par la fenêtre de la marxologie le progressisme chassé par la porte de la philosophie de l’histoire. Il donne en effet parfois l’impression que le dernier Marx doit nécessairement avoir le dernier mot. À tel point qu’il est tentant de lui retourner les compliments qu’il adresse au « marxisme sclérosé ». De même que les marxistes auraient délibérément ignoré les textes tardifs de Marx afin de sauvegarder l’unité du dogme – un énoncé au demeurant étonnant tant la composition du volume suffit à montrer combien furent riches les débats suscités par ces textes – Lindner semble quant à lui gommer les hésitations marxiennes au profit d’une doctrine dont la suprême vertu est d’être en tout point conforme aux grandes orientations des pensées critiques contemporaines : postcoloniale avant la lettre, résolument intersectionnelle et radicalement démocratique. Or s’il est évidemment nécessaire de confronter l’héritage marxiste aux apports de ces pensées, il n’est pas certain que cette confrontation gagne à être fondée sur le refoulement des tensions, voire des apories, qui traversent les explorations du dernier Marx plus encore que ses textes publiés.
Soit l’exemple central de sa conception de l’histoire. D’un côté, il est indéniable que la correspondance avec Zassoulitch témoigne d’une nette prise de distance avec les schémas unilinéaires de la philosophie de l’histoire. Mais, de l’autre, on ne peut que constater à quel point les notes sur Morgan sont marquées par l’évolutionnisme. Non seulement Marx recopie sans distance apparente les stades d’évolution listés par l’anthropologue états-unien – barbares, sauvages, civilisés – mais il semble en outre convaincu du fait que les sociétés non-capitalistes sont représentatives d’une forme originaire (le terme revient régulièrement sous sa plume) de communauté. C’est ainsi le passé immémorial des sociétés modernes/occidentales qu’incarneraient dans le présent les clans Iroquois ou les communes agraires. Au demeurant, seule cette idée d’une survivance de l’archaïque, ce qu’Ernst Bloch aurait appelé la « contemporanéité du non-contemporain », explique la charge explosive qu’accorde Marx à la rencontre d’histoires hétérogènes dans un monde unifié par le capital. Dans cette perspective, l’intérêt de ses réflexions tardives n’est pas d’anticiper nos préoccupations actuelles. Il est de subvertir de l’intérieur l’idéologie scientifique typique d’un XIXesiècle obsédé par la recherche des origines. Et sans doute est-ce cette inactualité de Marx qui doit aujourd’hui être méditée. C’est en tout cas ce qu’on voudrait suggérer pour finir en soulevant une question absente des textes rassemblés dans l’ouvrage : la question environnementale.
La nature du communisme
Ces textes ne sont assurément pas plus « écologistes » que ne le sont, en eux-mêmes, Le Capital ou les Manuscrits de 1844. Par certains aspects, ils jurent même avec ce qu’on attendrait d’une théorie critique attentive aux dépendances matérielles des sociétés. Ainsi, Marx insiste à différentes reprises dans ses brouillons de lettre à Zassoulitch sur le fait que la sauvegarde de la commune russe implique l’appropriation des techniques agricoles développées par le capitalisme, aux premiers rangs desquelles figurent l’agriculture mécanisée à grande échelle et l’usage systématique d’engrais. Pourtant, on trouve bien dans Le dernier Marx des éléments de réflexion qui résonnent avec les thèmes de la critique écologiste contemporaine et sont même de nature à en modifier certaines orientations.
Parmi ces résonances, il faut tout d’abord mentionner les passages frappants des notes sur Kovaleski dans lesquels Marx rappelle que l’État britannique a dépossédé les communautés villageoises du Pendjab de leur territoire sous prétexte d’en assurer la préservation. C’est toute une critique de « l’impérialisme écologique » qui se trouve ainsi esquissée. Cependant, Marx ne se contente pas de dénoncer la fonction de justification du colonialisme qu’a pu remplir l’exigence de préservation de la nature. Confrontant cette exigence aux pratiques coloniales effectives, il souligne que la marchandisation des sols perturbe les usages soutenables de la terre en vigueur dans les communes. Cette fois, c’est donc « l’écologisme des pauvres » qui retient son attention.
Le plus intéressant est alors de voir Marx relier ces usages aux formes de solidarité qui règnent dans les communautés agraires. Si celles-ci parviennent à amortir les aléas climatiques, les sècheresses ou les épidémies, c’est que la propriété y est non seulement collective, mais aussi fondée sur des rapports de parenté qui assurent une robuste communauté d’intérêts. Il y a donc analogie entre l’égalitarisme des rapports interhumains et la soutenabilité des rapports au non-humain. Pour autant, on aurait tort d’en inférer, comme le fait notamment Rosemont, que Marx érige les « sociétés gentilices » en modèle. Pour des raisons de fait d’abord : à la suite de Morgan, il considère que la « civilisation » a irréversiblement substitué des formes de gouvernement fondée sur l’appartenance à un même territoire (de la cité à l’État) aux communautés formées sur la base de la parenté. Pour des raisons de droit ensuite : en bon moderne qu’il est, Marx ne cesse de souligner « l’étroitesse » de ces communautés, qui inhibent selon lui l’épanouissement de l’individualité. On retrouve ainsi les ambivalences du dernier Marx, pris entre un élan comparatiste permettant de faire ressortir les limites de la « civilisation » et une tentation évolutionniste permettant d’en envisager le dépassement. Mais, encore une fois, ce sont ces ambivalences qui donnent à penser. Elles nous confrontent en effet à un problème que ni le marxisme historique, ni ses actualisations écologistes n’ont réellement affronté : celui de la nature du communisme, au double sens de son inscription territoriale et des rapports à la terre qu’y expérimenteraient les individus librement associés.