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SOURCE : QG
Aucune politique plus juste, ni plus écologiste, ne pourra être mise en place sans affronter les multinationales, notamment sur la question des délocalisations. Chacun le sait, et pourtant rien ne se passe. Un entretien d’Aurélien Bernier avec QG sur les blocages idéologiques qui interdisent aujourd’hui à la gauche de proposer un véritable programme alternatif au macronisme
Durant la période du confinement, de nombreuses voix ont évoqué l’urgence de mettre en place un « monde d’après ». Entre le pouvoir français actuel, toujours plus durement libéral, et celui des entreprises multinationales, c’est peu de dire pourtant qu’on ne voit rien venir. Pour Aurélien Bernier, essayiste, auteur de L’illusion localiste et de La gauche radicale et ses tabous (éditions du Seuil), la gauche doit entièrement revoir sa pensée au sujet du protectionnisme, de la souveraineté, afin de permettre l’exercice d’un contrôle démocratique de la production des grandes entreprises nationales. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Qu’est-ce que vous inspire la nomination de Jean Castex en tant que Premier ministre, en remplacement d’Édouard Philippe, ainsi que la composition du nouveau gouvernement ?
Aurélien Bernier : Ça ne m’inspire pas grand-chose. C’est un Premier ministre de droite qui est remplacé par un autre Premier ministre de droite. Je pense que ça n’annonce aucun changement de ligne politique. Mais ce n’est pas très surprenant de la part de Macron. On ne pouvait pas s’attendre à un tournant. C’est changer pour ne rien changer.
QG : Ce lundi 29 juin, Emmanuel Macron a invité les participants de la convention citoyenne pour le climat à l’Élysée, retenant 146 des 149 propositions émises par cette convention. Qu’en pensez-vous?
Ça me rappelle ce qu’avait fait Sarkozy, à l’époque du Grenelle de l’environnement. On avait déjà eu de grandes annonces sur des propositions, en matière d’écologie, qui ne remettaient pas en cause le système économique et commercial. Une partie des annonces n’avait pas été suivie d’effets. Là, on voit que quand les citoyens proposent une taxation des dividendes, c’est tout de suite écarté d’un revers de la main. Sur les autres mesures, j’attends de voir ce qui sera mis en œuvre au-delà des déclarations. De toute façon, on sera dans le registre d’une écologie inoffensive. Une écologie qui ne remet pas en cause l’ordre économique.
QG : Est-ce que la mise en place de cette convention, avec des citoyens tirés au sort, vous paraît intéressante en matière de pratique démocratique, ou est-ce insuffisant à vos yeux ?
En matière de pratique démocratique, sur le papier, ça peut paraître intéressant. Les conventions de citoyens, c’est quelque chose qui a été défendu, expérimenté, notamment par Jacques Testart pour essayer de favoriser l’appropriation citoyenne des questions scientifiques, que ce soient les citoyens qui puissent décider in fine. Le problème est que cette idée a été complètement pervertie. Dans le système imaginé par Jacques Testart, on est censé avoir une liberté totale de réflexion et d’expression en matière de proposition. Ça veut dire que les experts doivent être indépendants. On doit avoir des débats contradictoires et on doit surtout ne pas avoir de zones d’ombre dans le débat. Si on voulait parler sérieusement de changement climatique, il faudrait parler d’abord de surconsommation, de surproduction et de l’organisation de l’ordre économique. Il faudrait parler aussi des stratégies européennes, de la priorité donnée à la croissance, au libre-échange. Il faudrait qu’on ait des propositions qui sortent sur ces sujets. Malheureusement, on voit que ces débats sont tellement canalisés en amont qu’on a très peu de propositions réellement significatives et quand on a des choses qui touchent à la finance, Macron sort son joker pour ne pas avoir à en discuter.
QG : En cette période de déconfinement, des suppressions de centaines, voire de milliers de postes dans de grandes entreprises (Renault, Air France, Alcatel-Lucent, Sanofi et autres) sont annoncées. Comment analysez-vous cette situation ?
C’est assez habituel en période de crise. On voit de grands groupes « se restructurer », ce qui a plusieurs significations. Quand il y avait des projets de délocalisation ou de suppression de postes, et que les dirigeants craignaient un minimum le contexte social, une crise économique d’ampleur donne une occasion rêvée de passer à l’acte. L’argument est tout trouvé : « Voilà, c’est la crise. On est obligé ». C’est très difficile de distinguer ce qui était prévu à l’avance de ce qui est lié à la crise. Ce qu’on sait, c’est que les grandes entreprises, les grandes multinationales, ont, en général, les reins assez solides pour sortir de la crise. Elles suppriment de l’emploi aujourd’hui, en déclarant que c’est à cause de la crise économique. Mais ce sont bien elles qui seront encore là demain, et qui, même, seront en mesure d’augmenter leurs parts de marché parce que les concurrents plus faibles, eux, auront peut-être disparu à cause de la crise. Les grandes entreprises en profitent systématiquement, soit pour accélérer les délocalisations, soit pour accélérer la mécanisation, et supprimer ainsi des emplois. On a déjà vécu ça. Les choses se répètent. Et on peut s’attendre, encore une fois, comme pour le CICE, à ce que l’État verse des sommes phénoménales pour aider ces entreprises sans que ça ne crée un seul emploi.
QG : Peut-on dire que la fuite en avant vers la mondialisation va perdurer, alors que la crise du Coronavirus a illustré ses effets mortifères au niveau économique ?
Je pense que la tendance sera de continuer et d’aller toujours plus loin dans la concurrence, dans la recherche d’économies. Il n’y a aucune raison, à part s’il y avait des changements politiques spectaculaires, pour que les grandes entreprises multinationales changent dans leur façon de faire. On le voit bien avec Sanofi, qui est financièrement en bonne santé, qui a augmenté ses bénéfices avec le virus et supprime 1.700 emplois en Europe, dont 1.000 en France. Ce n’est pas que Sanofi va vendre moins de médicaments en France et en Europe. C’est qu’ils ont déjà largement délocalisé la production. Ils vont continuer à délocaliser, et continueront à vendre sur le marché français parce qu’on est dans une logique de libre-échange et que des médicaments fabriqués en Asie peuvent entrer sans aucun problème en France et qu’il n’y a aucune obligation de produire sur le territoire national. Cette logique qu’a Sanofi, tous les autres groupes du CAC 40 l’ont. Il n’y a aucune chance qu’on ait une relocalisation spontanée à grande échelle. Peut-être que les médias trouveront des reportages à faire sur un fabricant qui aura relocalisé une petite activité de production en France, créant quelques dizaines d’emplois. Mais ce sera l’exception qui confirmera la règle. Parce que les grandes entreprises, elles, sont toujours dans cette logique de concurrence et de compression des coûts.
QG : Cependant, est-ce que cette crise permet de recourir au protectionnisme et de le revendiquer de manière centrale au sein de la gauche, comme vous le plaidiez dans votre ouvrage de 2014 La Gauche radicale et ses tabous ?
On en est très loin, pour l’instant, et cela pour plusieurs raisons. La première, c’est que la gauche a un problème avec la régulation des marchandises et des capitaux, qu’on appelle protectionnisme, parce que ce protectionnisme a été assimilé au nationalisme, au repli sur soi. C’est-à-dire que la gauche a complètement validé le discours néo-libéral qui dit que le protectionnisme est à la source des nationalismes, des guerres, de tous les égoïsmes, etc. Il y a un problème intellectuel, avec une mauvaise compréhension de ce qu’est le protectionnisme. C’est juste un régime commercial où on met en place une régulation des marchandises et des capitaux, ce n’est ni plus ni moins qu’un outil.
Le libre-échange, qui est une autre façon de concevoir les échanges internationaux, produit des désastres. Quand on laisse rentrer des produits alimentaires importés qui sont moins chers que les produits locaux dans des pays fragiles, en Afrique notamment, on détruit l’agriculture locale. Le protectionnisme et le libre-échange peuvent être utilisés, tous les deux, par des pays dominants, dans une logique de guerre commerciale. Il n’y a aucune raison de diaboliser le protectionnisme et de considérer que le libre-échange soit la règle. Par contre, ce qui est tout à fait vrai, c’est que le protectionnisme n’est pas une solution magique. Seul, on peut même dire qu’il ne règle rien car il n’est qu’un instrument économique. Si on met des droits de douane, par exemple, les multinationales qui ont délocalisé vont faire un calcul économique. Et si, par exemple, elles avaient délocalisé en Chine et que des mesures protectionnistes ciblent ces produits fabriqués en Chine, rien ne dit qu’elles ne viendront pas relocaliser en Pologne, en Roumanie, ou même au Portugal pour profiter de coûts de main-d’œuvre bas ou de réglementations environnementales moindres que dans un pays comme la France. En fait, c’est loin de tout régler, parce que le problème est de faire peser une véritable contrainte sur les entreprises en France pour les obliger à changer les choix et les façons de produire et à aller dans le sens d’une répartition des richesses qui soit plus favorable au travail, moins favorable au capital.
Le vrai sujet est de savoir comment est-ce qu’on tord le bras à ces multinationales pour qu’elles soient obligées de respecter des règles environnementales, des règles sociales, de mieux redistribuer les richesses. Pour faire cela, on a besoin de protectionnisme, car sans protectionnisme, les entreprises vont délocaliser ou pratiquer le chantage aux délocalisations pour tenter d’éviter la contrainte. Mais le protectionnisme n’est pas suffisant ! Il faudra d’autres lois, des lois de protection de l’environnement, des lois en faveur des salariés, et il faudra des gens qui fassent respecter ces lois. C’est-à-dire des inspecteurs du travail, des douaniers, des contrôleurs financiers, etc. Finalement, il y a un blocage intellectuel de la gauche sur le protectionnisme parce que le protectionnisme est mal compris et que, à l’inverse de ce que semblent dire certains souverainistes de droite, le protectionnisme est nécessaire mais pas suffisant.
QG : Estimez-vous, d’ailleurs, depuis la parution de ce livre, que les questions de souveraineté populaire, de sortie de l’euro, ont retrouvé ou disons trouvé une place à gauche ? Est-ce que la crise actuelle peut servir d’accélérateur en matière de réflexion politique sur ces thématiques ?
Je pense qu’on a eu un léger progrès, puis une régression sur ces questions de régulation et sur le fait d’assumer la souveraineté populaire et l’échelle de l’État comme niveau d’affrontement face aux multinationales. On a eu une avancée en 2016-2017, au début de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. On a vu un Mélenchon très républicain, qui défendait les régulations commerciales, assumant le fait que l’État devait soumettre les activités économiques à un certain nombre de règles. Et puis on a eu un recul. La fin de la campagne de 2017 a été plus molle que son début, parce que la FI espérait récupérer au maximum l’électorat socialiste. Le discours était plus édulcoré. On n’a jamais retrouvé cette combativité et ça s’est même, si on peut dire, effondré lors des élections européennes de 2019. Le discours sur l’Europe était à côté de la plaque, car il faisait l’impasse sur la réalité des institutions européennes et il considérait qu’on pouvait changer le cours des politiques européennes, alors que les choses, de mon point de vue, sont totalement verrouillées.
On a donc eu quelques avancées, puis aussitôt un recul. Or, si la gauche veut continuer à exister, elle doit absolument penser la régulation, penser les moyens de reprendre le contrôle sur l’économie. Reprendre le contrôle sur l’économie, c’est reprendre le contrôle sur les multinationales qui investissent, qui vendent, qui achètent, qui s’organisent à une échelle supranationale, qui pilotent la division internationale du travail en fonction de leurs intérêts à court terme. Il est évident qu’il n’y aura pas de régulation internationale, à court terme, vu les rapports de force ; ni de régulation à l’échelle européenne parce que l’essentiel des États européens, notamment les plus puissants, sont acquis au libéralisme. Il ne reste donc la possibilité de le faire qu’au niveau national. Et ne nous cachons pas que cette régulation des marchandises et des capitaux sera très difficile à mettre en place.
J’insiste sur les capitaux parce que, quand on pense protectionnisme, on pense aux marchandises. Mais la régulation des capitaux est tout aussi importante, voire plus importante, que celle des marchandises parce que d’une part, des capitaux qui circulent librement, ça veut dire des investissements qui peuvent se faire en fonction des calculs des grandes multinationales, ou des fonds d’investissement, avec une vision court-termiste. Puis des capitaux qui circulent librement, ça veut dire aussi qu’on ne peut pas les taxer et utiliser ces taxes pour financer les services publics, le budget de l’État, mieux répartir les richesses, etc. Sans cette régulation des marchandises et des capitaux, la gauche sera totalement impuissante.
Ce qui me paraît dramatique, c’est que la gauche n’a pas de projet clair, de stratégie sur ces questions, parce qu’elle ne veut pas en avoir. Ce sont des sujets à la fois complexes et forcément très clivants. Dire dans une campagne électorale que votre projet est d’affronter les multinationales, c’est quelque chose qui va attirer des personnes des classes populaires, mais faire fuir une partie des classes moyennes. Voilà pourquoi la gauche est hésitante et qu’elle parle mal du protectionnisme ou, plus globalement, de la régulation. En même temps, elle n’est pas non plus crédible sur une question qui me paraît essentielle, qui est celle de l’internationalisme. C’est-à-dire l’objectif de refonder les relations internationales sur des bases de solidarité et de coopération. Sur ce sujet, la gauche, même radicale, reste sur des grands discours et des grands principes. L’enjeu, pour moi, est de montrer qu’on peut réguler les marchandises et les capitaux, qu’on peut engager un bras de fer avec les multinationales, et en même temps, qu’on peut penser différemment les relations internationales, notamment les relations entre les pays du Nord, comme la France, et les pays du Sud. Au lieu d’essayer de conquérir des marchés à l’étranger, au lieu d’essayer de toujours s’approvisionner en matières premières dans des conditions inéquitables, on aurait la possibilité de penser d’autres relations internationales, des échanges commerciaux plus justes, des coopérations dans différents domaines, comme les services publics, l’alimentation, la recherche… Et là, on ne se contenterait pas de slogans, on proposerait une véritable alternative à la mondialisation.
QG : La crise générale actuelle a remis en selle l’idée d’un « État stratège », dans une perspective de relocalisation, de réindustrialisation de l’économie. Comment faire pour rendre cette idée concrète et efficace sans verser dans L’illusion localiste, pour reprendre le titre de votre dernier ouvrage ?
On entend beaucoup de discours sur la souveraineté, la relocalisation, surtout depuis la crise du Coronavirus. Or, derrière ces discours il y a des motivations totalement différentes. Pour une grande partie de gens qui parlent de souveraineté économique, de relocalisation, l’objectif est que la France puisse mieux s’en tirer dans la concurrence internationale, qu’elle puisse se protéger, qu’elle puisse continuer à jouer le jeu de la concurrence et en sortir gagnante. On connaît ce discours sur les « champions français », ces entreprises qui seraient des « fleurons » représentant la France à l’étranger. En fait, ce sont des multinationales comme les autres, c’est-à-dire qui ont des stratégies casino, qui vont piller les ressources des pays du Sud. Je pense à Total qui va extraire du gaz de schiste au Maghreb, ou qui va collaborer avec un régime totalitaire en Birmanie. Pour moi, la relocalisation et la souveraineté, ce n’est pas ça du tout. Je veux relocaliser parce qu’on ne peut pas contrôler des activités qui sont délocalisées. Si on veut un contrôle démocratique, un contrôle politique sur la production, il faut d’abord faire revenir cette production dans un périmètre démocratique, en l’occurrence le territoire national. Vous avez donc deux visions, diamétralement opposées, de la relocalisation. Il y a la vision de la droite souverainiste ou du Rassemblement national, où l’objectif est juste que les multinationales, les entreprises françaises, soient plus compétitives. On défend un capitalisme national sans chercher à changer l’ordre économique et social. La vision que je défends, c’est relocaliser pour contrôler démocratiquement les activités économiques.
Concrètement, on ne peut pas lancer un plan de relocalisation de toutes les filières industrielles, mettre du protectionnisme partout du jour au lendemain, reconstruire des usines et être autonome. Il faut une approche par filières, d’abord les plus stratégiques. J’en donne deux exemples. La santé et l’énergie. La santé, c’est tellement évident qu’il n’y a pas besoin de le préciser. L’énergie, d’une part parce qu’elle est au cœur de toutes les activités. Si vous n’avez pas d’électricité, le scanner de l’hôpital ne marche pas, l’ordinateur de la mairie ne marche pas, la machine pour produire telle ou telle pièce dans l’industrie ne marche pas.
Puis, évidemment, la question écologique, avec la nécessité de réduire la consommation d’énergie, de faire évoluer les modes de production. Pour relocaliser, il faut analyser la filière dans son ensemble, voir où sont produites, par exemple, les molécules pharmaceutiques, et à quel coût. Prendre les mesures pour que la relocalisation se fasse. C’est-à-dire mettre des droits de douane ou des quotas, ou des normes à l’importation. Puis développer, en parallèle, une industrie française. C’est là que les choses sont compliquées. Si vous laissez faire Sanofi, elle n’aura pas envie de développer la production française de molécules pharmaceutiques, mais plutôt de produire à bas coût. Soit, vous créez une entreprise publique qui va faire ce boulot de relocalisation à la place de Sanofi. Soit, vous nationalisez Sanofi. C’est la même chose dans l’énergie. Aujourd’hui, on a une logique d’investissement dans l’énergie qui donne la priorité à l’étranger, notamment aux pays à faible coût de main-d’œuvre, là où les investissements sont les plus rentables, alors qu’il y a besoin d’investissement en France pour faire changer les modes de production d’énergie. Là, il faut un vrai service public de l’énergie et il faut une activité nationalisée pour que les choix ne soient pas faits en fonction du marché mais de l’intérêt commun. La question centrale est celle du contrôle des entreprises. Soit, nous créons un rapport de force qui oblige les entreprises privées à relocaliser, soit il faut développer des activités publiques.
Tout ça doit se penser à l’échelle d’un État. Il n’est pas question d’avoir cette réflexion à un niveau local. Autant, pour l’alimentation il existe des circuits courts, des producteurs locaux pour certaines denrées alimentaires. On peut trouver des fruits, des légumes, de la viande localement, avec des produits de qualité. On cite toujours cet exemple de l’alimentation pour démontrer que la relocalisation peut se faire par le local. Mais c’est l’exception qui confirme la règle. Si on veut relocaliser la production de médicaments, c’est quelque chose qui se pense au niveau national. D’une part, parce qu’on ne va pas créer une usine de médicaments par canton. Et puis, pour affronter l’industrie pharmaceutique, il vaut mieux être un État qu’un département, une commune, ou une région. Il y a, à la fois, un problème de rapports de force et puis un problème de logique d’organisation de filières, qui font que la relocalisation doit être une stratégie d’État qui se décline, après, localement.
Évidemment, on a besoin de rééquilibrer les richesses, l’emploi, entre les territoires. On a besoin de prendre en compte les spécificités des territoires. Derrière, il y a une déclinaison locale. Mais pour affronter les multinationales et avoir l’ambition de développer une filière industrielle, l’État est l’échelle appropriée. Et c’est déjà un chantier colossal ! Si on prend la santé et l’énergie, ça veut dire qu’il faut fabriquer des médicaments en France, alors qu’ils sont quasiment tous importés d’Asie, qu’il faut essayer de gagner en autonomie sur tout l’équipement médical. Je ne parle même pas des masques, pour lesquels nous avons vécu une pénurie grave. Dans le domaine de l’énergie, ça voudrait dire relocaliser par exemple la production de panneaux photovoltaïques, qui a été totalement délocalisée en Chine. La filière européenne n’existe plus. Elle a été détruite en quelques années parce que la délocalisation en Chine a fait baisser les coûts par 10 en 10 ans. Ce sont déjà des choses très compliquées à faire au niveau d’un État. Alors, partir du local pour y parvenir, ça n’a pas de sens.
QG : Est-ce qu’une relocalisation de certaines activités industrielles serait, in fine, l’une des politiques écologiques les plus efficaces dans la durée, selon vous ?
Si l’on veut changer les choix et les modes de production, cela passe par la relocalisation. Quand on regarde les grandes tendances dans le secteur industriel, ces dernières décennies, les grandes entreprises qui consommaient le plus d’énergie, de matières, ayant le plus d’impact sur l’environnement, ont en grande partie quitté le territoire européen et se sont implantées dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. On a délocalisé la pollution ! Quand les pays de l’Union européenne se réjouissent d’avoir réduit, maintenu ou très peu augmenté leurs émissions de gaz à effet de serre ces dernières années, c’est bien gentil. Mais tout ce qu’on importe, les trois millions de conteneurs arrivant au port du Havre chaque année, ce sont des pollutions qui sont délocalisées dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. Effectivement, si on ne change pas le mode de production et le contenu de la production, on ne résout pas la crise environnementale. Il faut choisir aussi ce qu’on produit, pas seulement la manière dont on produit. Arrêter de produire des bagnoles monstrueuses qui consomment énormément et qui roulent à des vitesses folles, alors qu’on a besoin de transports en commun et de faire reculer la voiture individuelle. La relocalisation que je défends, c’est une relocalisation pour tout changer : les modes de production, les choix de production, les rapports de force entre le capital et le travail. Ça peut paraître paradoxal, mais pour faire changer l’industrie automobile, y compris pour la réduire, je pense qu’il faut la relocaliser. Il faut commencer par ça parce qu’avec une industrie relocalisée, on pourra faire des voitures qui durent plus longtemps, qui polluent moins, tant à l’usage qu’à la fabrication, qui seront plus facilement réparables. On pourrait décider d’en produire moins. On pourrait décider de produire davantage de matériel pour le transport collectif, des bus, des tramways, etc. et de déplacer l’emploi, les compétences, le savoir-faire, du véhicule individuel vers le transport collectif. C’est quelque chose qui se planifie. Il faut se placer dans une logique de bien commun et non dans la réflexion d’un constructeur automobile qui se dit : « comment est-ce que je peux produire un maximum de bagnoles, pour en vendre un maximum, et faire un maximum de bénéfices ? ». L’enjeu, tant environnemental que social, c’est le contrôle démocratique de la production. Fondamentalement. Et on ne contrôle pas démocratiquement une production délocalisée.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Aurélien Bernier est essayiste, journaliste, collaborateur au Monde Diplomatique. Il est l’auteur, notamment, de L’illusion localiste, aux éditions Utopia, de La gauche radicale et ses tabous, aux éditions du Seuil, ou encore de Comment la mondialisation a tué l’écologie, aux éditions Mille et une nuits