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SOURCE : Le vent se lève
L’abstention massive est le fait politique le plus saillant du dernier scrutin. Elle devrait conduire à une retenue dans l’interprétation des résultats surtout quand on en infère des enseignements nationaux (pour le moins hasardeux). Mais dans notre système hyperprésidentialisé, la tendance à prêter un sens national aux élections locales est irrépressible. Ainsi cette désertion électorale sans précédent n’a pas empêché le verdict d’une « vague verte » de s’imposer. C’est un effet loupe assez classique qui conduit à concentrer l’attention sur les grandes villes mais aussi, sans doute, la conséquence de l’ethnocentrisme interprétatif de journalistes urbains, proches des préoccupations écologistes. Par Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille.
Ce qui ne souffre pas la contestation c’est la démobilisation électorale massive que cette élection dite « de proximité » a suscitée. Alors que les municipales ont longtemps été (avec la présidentielle) l’élection la plus mobilisatrice, la participation tend à s’y aligner sur les autres scrutins. C’est le dernier avatar de l’affaissement de notre système politique et représentatif. La démocratie territoriale sort dévastée de la dernière séquence électorale. Le choix de maintenir le premier tour puis d’organiser à toute force le second avant l’été (pour sanctuariser l’élection de 30 000 maires en mars) a été lourd de conséquences.
L’abstention atteint en juin dernier 58,3 %, soit près de 4 points de plus qu’au premier tour. C’est plus de 20 points qu’au second tour des élections municipales de 2014. Dans la plupart des villes de plus de 100 000 habitants (sauf Marseille, Toulouse, Strasbourg, Le Havre, Nancy et Perpignan où le scrutin était disputé), l’abstention a progressé entre les deux tours. Les maires en place sont les moins bien élus de l’histoire de la République, alors même qu’ils vont devoir affronter des enjeux essentiels liés au réchauffement climatique dans les prochaines années. La participation est, comme toujours, inégalement distribuée. L’abstention est plus forte dans les quartiers populaires.
Comment expliquer cette démobilisation ? Le contexte sanitaire a bien sûr joué. C’est la part accidentelle du phénomène. Mais elle ne saurait occulter une dimension structurelle (dont la part est difficile à déterminer) : d’élection en élection municipale, l’abstention progresse et la légitimité de la démocratie locale s’affaisse. La poussée de l’abstention en 2020, pour brutale qu’elle soit, s’inscrit dans un continuum d’érosions successives.
LA VOTE ET LA PANDÉMIE
L’élection municipale de 2020 n’a pas été un scrutin comme les autres… La campagne a d’abord été tardive. Elle démarre vraiment après la trêve de Noël alors que la mobilisation des retraites bat son plein. Elle est assez atone. L’offre politique, marquée par une forte fragmentation, apparaît assez illisible (ce qui ne favorise pas son appropriation par les électeurs). On observe une très grande variété de situations locales qui font songer à la configuration électorale éclatée des années 60. Les alliances électorales, à la géométrie très variable, sont très différenciées d’une ville à l’autre, tant à gauche, à droite qu’autour de LREM. L’élection apparaît moins nationalisée que lors des scrutins de 2008 et 2014 : il n’est pas simple d’activer un vote sanction quand le pouvoir en place, quoique très impopulaire, compte peu d’élus sortants dans ses rangs. La France Insoumise cherche à s’invisibiliser et à enjamber un scrutin qui lui est défavorable. Le brouillage des repères partisans est sans précédent[1].
L’exécutif décide de maintenir le premier tour du scrutin alors que la fréquentation des bars est interdite et que le confinement est imminent… Hésitant un temps (le jeudi précédant le premier tour), Emmanuel Macron cède finalement à la demande des élus en place et des principaux partis politiques de ne pas reporter les élections, et de préserver ainsi les intérêts des sortants et du Sénat. La pression des élus, des intérêts corporatistes de leurs associations et des partis les plus municipalisés (Les Républicains et le PS), anticipant dans ce contexte troublé une « surprime » aux sortants, a été méthodique et cynique. La contre-performance anticipée de La République en marche a été instrumentalisée par l’opposition, qui n’hésite à brandir le spectre d’un « coup de force institutionnel » en cas de report (Christian Jacob). Le premier tour a ainsi eu lieu dans des circonstances d’état d’urgence et beaucoup d’électeurs ont jugé périlleux de se rendre aux urnes, compte tenu des risques encourus et du climat anxiogène généré par les déclarations du Premier ministre, quelques heures à peine avant l’ouverture des bureaux de vote. L’effet Covid ne prête pas à controverse. 30000 maires sont « élus » au premier tour avec des niveaux de mobilisation souvent dérisoires : 25 % à Tourcoing, 30,5 % à Toulon, 33,6 % à Montreuil…
Le deuxième tour est organisé avant l’été pour suivre l’avis du Conseil d’État et ne pas prendre le risque d’annuler l’ensemble du processus électoral. Décroché du premier tour, (le plus long entre-deux-tours de l’histoire politique française…), le deuxième a quelque chose d’irréel. On parle peu des élections municipales dans les médias qui apparaissent hors sujet et loin des préoccupations des Français. Les Français n’ont pas la tête aux élections municipales alors que le déconfinement est récent, que l’angoisse perdure et que les effets de la crise économique et sociale se font de plus en plus prégnants. La campagne électorale ne se déploie pas ou se limite aux réseaux sociaux. Les mécanismes habituels d’incitation au rôle et d’enrôlement électoral ne jouent guère[2]. Peu de porte-à-porte, pas de meetings, absence de contacts de proximité. Or la science politique, à travers notamment les travaux en France de Céline Braconnier[3], a montré que le vote municipal est très dépendant de l’activation des dispositifs informels de mobilisation.
Mais la crise sanitaire n’explique pas tout. Le 28 juin, la vie sociale a repris ses droits. Les terrasses des cafés ont retrouvé leurs clients. On peut émettre l’hypothèse que voter à nouveau permettait de renouer avec le cours ordinaire des choses, de marquer une restauration de la routine démocratique. L’enjeu était mobilisateur dans de nombreuses villes où les possibilités d’alternance étaient fortes. Il n’en fût rien. La chute de la participation ne procède pas uniquement d’une contingence extraordinaire. Elle traduit de la méconnaissance et du désintérêt, une forme de désaffiliation locale, de la défiance aussi. Le pilier électoral de la démocratie locale a cédé et la « démocratie de l’abstention » s’approfondit[4]. Si l’élection de 2020 a été à nulle autre pareille, l’abstention vient de loin.
LA BAISSE TENDANCIELLE DE LA PARTICIPATION LOCALE
Il y a encore quelques années, la démocratie locale apparaissait comme une oasis de participation électorale dans un paysage politique national gagné par l’abstention. Cette spécificité municipale n’a pas disparu mais s’est fortement atténuée. L’élection municipale reste la plus mobilisatrice avec l’élection présidentielle. Les scrutins municipaux attirent nettement plus les électeurs que les autres élections locales (les scrutins départementaux ou régionaux dont les enjeux sont flous et peu lisibles). Mais la participation aux élections municipales connaît un affaiblissement régulier de scrutin en scrutin. Les électeurs s’identifient moins que par le passé à une politique communale qui leur semble plus lointaine (y compris en milieu rural). L’espace communal suscite une indifférence croissante.
La non-participation se situait déjà en 2014 aux élections municipales à un niveau historiquement record (38,7 %) et elle marquait une hausse nette par rapport à la consultation électorale précédente. Dans les villes de plus de 10 000 habitants l’abstention atteignait 43,5 %. Cette baisse de la participation s’inscrit alors dans une tendance historique longue dont le rythme de la baisse s’est accéléré depuis 2008. L’abstention municipale est ainsi en hausse constante depuis 1983 : 36,5 % d’abstention au premier tour soit trois points de plus qu’en 2008, 4 points que 2001, 6 points de plus que 1995 (elle se situait à 21,6 % en 1983).
Participation aux élections municipales (en % au premier tour)
1971 75 %
1977 78,9
1983 78,4
1989 72,8
1995 69,4
2001 67,4
2008 66,5
2014 61,3
Les maires sont ainsi de plus en plus mal élus. Les statistiques réalisées par le journal Médiacités (le 13 août 2019) sont parlantes. Au premier tour, en 2014, Martine Aubry à Lille n’a ainsi été « choisie » que par 8,3 % de sa population, étant donné que seuls 51,7 % des Lillois étaient inscrits sur les listes électorales, dont 51,4 % s’étaient abstenus. Pour Gérard Collomb c’est à peine mieux (10,4 % des voix de sa population au 1er tour). La situation est proche à Toulouse pour Jean-Luc Moudenc (10,6 %). Six ans plus tard, cette base de légitimité électorale s’est encore érodée. En 2020, à Roubaix avec 77,25 % d’abstention, le maire (divers centre, soutenu par En Marche), Guillaume Delbar, réélu avec 56,21 % des suffrages, ne représente que 12,3 % des inscrits. Michèle Lutz (LR), réélue maire de Mulhouse avec une abstention de 75,43 %, a mobilisé les voix de 9,2 % des électeurs. Dans 75 communes de plus de 10 000 habitants, moins de 15 % des inscrits se sont prononcés en faveur de la liste qui l’a emporté au soir du second tour.
C’est dans les villes et quartiers populaires que la démobilisation est la plus accentuée en 2014 comme en 2020. Les 10 villes les plus abstentionnistes en 2014 constituent toutes des banlieues populaires des grandes métropoles. À Lille, en 2020, l’abstention dépasse un peu les 68 % mais elle dépasse 80 % dans certains bureaux de vote populaires. Le constat est le même à Roubaix où le maire sortant centriste a été élu grâce à ses réserves dans les quartiers bourgeois de la ville.
LES TRANSFORMATIONS DU LOCAL
Comment expliquer la montée de l’abstention ? On peut avancer plusieurs séries de facteurs explicatifs[5]. L’abstention locale est d’abord la manifestation d’un phénomène plus général de déclin de la participation et de démobilisation politique à toutes les élections. L’abstention renvoie principalement à une insuffisante intégration politique liée à une faible insertion sociale. L’incertitude de l’avenir, l’instabilité professionnelle et toutes les formes de désinsertion sociale tendent à favoriser le retrait à l’égard de la politique. La montée du chômage, la précarisation de la société couplée à la défiance croissante à l’égard de la politique et l’affaiblissement de la norme sociale de participation expliquent la poussée de l’abstention. On retrouve au niveau local les mêmes symptômes qu’au niveau national : les groupes participant le plus aux élections municipales sont ceux placés dans une situation sociale stable (fonction publique, salariés en CDI, employeurs, retraités, propriétaires…) au contraire de ceux qui se caractérisent par une certaine « insécurité sociale » (CDD et surtout inactifs et chômeurs).
Les jeunes qui s’identifient moins au local que leurs aînés (ils vivent dans une forme d’apesanteur statutaire et sont plus mobiles) s’abstiennent plus que l’ensemble de la population. L’INSEE n’ayant pas produit d’enquête consacrée à la participation pour l’année 2014, les données les plus fiables dont nous disposons pour mesurer l’ampleur de l’abstention des jeunes aux municipales sont celles de 2008. Lors de ce scrutin, moins d’un jeune sur deux s’était rendu aux urnes et l’écart de participation entre la classe d’âge la plus abstentionniste (18-24 ans) et la plus participationniste (50-64 ans) était de près de 40 points. En 2020, ce sont surtout les jeunes qui se sont le moins rendus aux urnes (72 % d’abstention chez les 18-34 ans, l’enquête IPSOS Sopra Steria).
Aux élections municipales de 2014, 40 % des employés et 51 % des ouvriers se sont abstenus tandis que contre 35 % des cadres supérieurs et 38 % des professions intermédiaires ont déserté les urnes (Anne Muxel, 2014. Les Enjeux. La Vague de l’abstention, Paris, Cevipof, n° 9, avril 2014). Le déclin des réseaux militants de gauche a contribué à un désencadrement partisan des milieux populaires qui révèle de puissants effets de démobilisation électorale dans l’ex « banlieue rouge » parisienne par exemple. En 2020, La France Insoumise a cherché à intégrer les catégories populaires sur ses listes et à les mobiliser électoralement, non sans difficultés. Cette entreprise ne peut-être que de longue haleine et la structure « gazeuse » du mouvement n’est pas favorable à ce type de travail de socialisation.
On peut ensuite avancer des facteurs plus spécifiques au local. Un certain nombre de signes et d’indicateurs vont dans le sens d’un moindre attachement des citoyens au local, d’un déclin de leur capital d’autochtonie et d’une moindre connaissance du pouvoir et des enjeux locaux. Le taux de notoriété des maires décline. Un sondage de l’Association des maires de France de 2018 établit qu’un français sur deux seulement connaît le nom de son maire, élu pourtant présenté comme proche du « terrain » et « à portée d’engeulade ». La proximité ne va plus de soi et elle tend à s’éroder. La métropolitisation, la péri-urbanisation, l’étalement urbain et la mobilité résidentielle ont contribué à affaiblir le lien entre les habitants et le local-municipal.
UNE POST-DÉMOCRATIE LOCALE
La progression de l’abstention municipale est, de manière plus générale, le symptôme des transformations du local. L’exercice de la citoyenneté locale se heurte en France à l’illisibilité du paysage institutionnel devenu complexe tant les compétences des collectivités territoriales sont éclatées et souvent enchevêtrées. La montée de l’intercommunalité, sans démocratisation de ses décisions, sème le trouble : pourquoi voter au niveau municipal alors que l’essentiel se passe au niveau des métropoles et des agglomérations ? On a beaucoup parlé de la victoire du Printemps marseillais mais Martine Vassal a gardé le contrôle de la métropole de Marseille… Le local devient post-démocratique et la hausse de l’abstention en est la traduction électorale. Le citoyen (le plus éclairé et compétent) peut se demander légitimement où se joue vraiment la décision municipale et si l’élection municipale a encore un sens. Pour une bonne partie des électeurs, seule compte désormais l’élection présidentielle. Ce rétrécissement électoral du jeu politique est inquiétant.
La progression de l’abstention n’est pas non plus étrangère à l’absence de réelles oppositions programmatiques dans les campagnes et les gestions locales. Les politiques publiques obéissent de moins en moins à des variables politiques et partisanes[6]. Si la décentralisation a conféré aux élus de nouvelles marges de manœuvre et de nouvelles ressources décisionnelles, elle n’a pas produit d’effet de politisation de l’action publique territoriale. Cette standardisation de l’action publique contribue à la démobilisation électorale. De ce point de vue, les élections municipales de 2020 sont paradoxales : La République en Marche a essuyé une déroute électorale mais le macronisme municipal s’est généralisé : la norme de l’apolitisme local et gestionnaire se diffuse.
Enfin, les électeurs municipaux s’identifient ensuite de moins en moins aux élites locales qui sont de moins en moins à leur image. Le vieillissement des maires est un phénomène inquiétant. Le « technotable » s’est professionnalisé et exerce son pouvoir sur des bases nouvelles : renforcement de la communication locale, émergence d’une légitimité de projet et d’expertise… Le personnel politique local se recrute donc de plus en plus dans un entre soi professionnalisé, celui des entourages d’élus devenus vivier de recrutement politique. La professionnalisation des élus qui se manifeste par la technicisation croissante de leur discours, mais aussi des profils sociaux moins divers que par le passé, creuse la distance entre citoyens et représentants locaux. Le déclin de l’ancrage social des partis politiques renforce ce phénomène. Ce n’est pas un hasard si la plupart des communes les plus abstentionnistes aujourd’hui se caractérisaient hier par la présence des partis de gauche qui assuraient la politisation et la mobilisation électorale. Au sortir de ces élections municipales, à gauche, le risque est grand de reconfigurer les rapports de force en fonction des enseignements de victoires très urbaines dans un contexte de forte abstention et de désertion électorale des catégories populaires.
[1] Rémi Lefebvre, « Municipales 2020 : les partis politiques, invisibles et omniprésents », La Vie des idées, 23 juin 2020.
[2] Rémi Lefebvre, « La mobilisation électorale » in Cohen (A.), Lacroix (B.), Riutort (P.), Manuel de sociologie politique, Paris, La Découverte, 2009.
[3] Céline Braconnier, « Ce que le terrain peut faire à l’analyse des votes », Politix, 2012/4 (n° 100).
[4] Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Folio, 2007.
[5] Voir Rémi Lefebvre, Municipales : quels enjeux démocratiques ?, Paris, La Documentation française, 2020.
[6] Voir Rémi Lefebvre, Municipales : quels enjeux démocratiques ?, op cit