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SOURCE : Observatoire des inégalités
Un couple peut transmettre 400 000 euros à ses deux enfants sans impôts sur la succession. Et même plus d’un million d’euros s’il recourt aux généreuses niches fiscales. L’impôt sur l’héritage n’entrave en rien la transmission des grandes fortunes. Une analyse d’Anne Brunner et Louis Maurin.
Le système fiscal français permet à un couple de transmettre 400 000 euros d’héritage à ses deux enfants sans que ces derniers n’aient à payer d’impôts sur les successions. Et même plus d’un million d’euros pour ceux qui effectuent des donations de leur vivant, offrent des cadeaux ou placent leur argent en assurance-vie. Résultat, les trois quarts des successions sont exonérées [1].
Comment est-ce possible alors que la crainte de ne pouvoir laisser à ses enfants le fruit d’une vie de travail semble vive chez les contribuables ? Pour le comprendre, il faut expliquer le système des « droits de succession », ces impôts payés par les héritiers.
Le principe général est le suivant : le montant de la taxe à payer à l’État est fonction de la valeur du patrimoine transmis et du lien entre la personne qui décède et celle qui hérite. Plus la somme est importante, et plus l’héritier est éloigné du cercle familial, plus elle est taxée. Le barème de l’impôt sur les successions commence à 5 % pour les petites sommes transmises de parents à enfants par exemple, monte jusqu’à 45 % pour les montants dépassant 1,8 million d’euros [2] ou pour une transmission entre frères et sœurs, et même jusqu’à 60 % pour les parents très éloignés ou les personnes extérieures à la famille.
60 %, cela paraît beaucoup. Le système donne l’apparence d’être très « progressif » comme on dit en matière de fiscalité : plus on hérite, plus on est taxé. En pratique, d’importantes déductions permettent aux héritiers (quand il s’agit des enfants) de ne payer l’impôt sur les successions qu’à partir d’un seuil très élevé. Comment ça marche ? Voyons cela point par point.
Abattements
D’abord, il existe un montant forfaitaire que l’on déduit du patrimoine de celui qui décède pour calculer le montant à partir duquel seront calculés les droits de succession. Ce « forfait » est énorme : pas moins de 100 000 euros par parent décédé, pour chaque enfant héritier ! Le calcul est simple. Prenons le cas d’une famille composée de deux parents et deux enfants. Chaque parent peut léguer à son décès 100 000 euros d’héritage à chacun de ses enfants sans impôt sur les successions. Pour notre couple, cela fait 200 000 euros pour un enfant, 400 000 euros pour deux, sans que ces derniers soient redevables de cet impôt. Cette coquette somme est largement supérieure au patrimoine de l’immense majorité des ménages français : la moitié des ménages possède moins de 115 000 euros nets de dettes.
Ce n’est pas fini. Les familles qui ont de l’argent de côté peuvent bénéficier d’exonérations encore plus importantes en anticipant un peu la transmission de leur patriomoine. Le système des donations constitue une niche fiscale supplémentaire dédiée à la transmission du patrimoine. Tous les 15 ans, chaque parent peut, de son vivant, donner 132 000 euros à chacun de ses enfants sans payer l’impôt sur les successions : 100 000 euros au titre de l’abattement sur les donations et 32 000 euros exonérés en tant que « dons familiaux de sommes d’argent » (il faut tout de même avoir moins de 80 ans).
Si l’on reprend le cas de notre famille de deux parents avec deux enfants, elle peut réaliser quatre donations (deux parents X deux enfants) de 132 000 euros, soit 528 000 euros exonérés d’impôts. Imaginons qu’ils s’y prennent un peu tard et n’aient le temps de ne faire l’opération qu’une fois dans leur vie. On arrive alors à 400 000 euros d’héritage au décès des parents + 528 000 euros de donations de leur vivant, soit 928 000 euros de patrimoine transmis d’une génération à l’autre, sans passer par la case « impôts ». Opération intéressante…, pour qui en a les moyens. Mesurons bien ce que cela veut dire : moins de 3 % ou 4 % des ménages français possèdent une telle fortune.
Cette somme est loin d’être une exagération. Nous avons considéré le cas d’une famille avec deux enfants et il faudrait diviser le montant par deux pour un seul descendant (mais l’augmenter pour trois ou plus). En revanche, nous n’avons pas encore pris en compte les « cadeaux » : à Noël ou aux anniversaires par exemple, vous pouvez faire des cadeaux [3] que l’on appelle des « présents d’usage » et qui ne sont pas taxés. En la matière, plus vous êtes riche, plus le montant que vous pouvez offrir sans payer d’impôt est élevé !
Il n’y a pas vraiment de règle claire, mais les juges estiment en général que le montant maximum des cadeaux doit être de l’ordre de 2,5 % du revenu annuel et de 2 % du patrimoine du parent. Celui qui gagne 100 000 euros par an peut ainsi donner 2 500 euros deux fois par an (5 000 euros en tout donc) à chacun de ses deux enfants, ce qui ajoute 10 000 euros par an in fine à la transmission exonérée d’impôts. Soit 100 000 euros sur dix ans.
Si vous n’êtes toujours pas satisfait et que vous disposez encore de patrimoine, sachez qu’il existe aussi un abattement de 152 500 euros sur les montants souscrits au titre de l’assurance-vie, à condition d’y verser de l’argent avant 70 ans. Ajoutez ainsi 150 000 euros par enfant et donc 300 000 euros pour les deux enfants de notre famille.
Revenons à nos comptes. Près d’un million d’euros d’abattements, 100 000 euros de cadeaux et 300 000 euros d’assurance-vie, nous voici à 1,3 million d’euros qui peuvent être transmis sans devoir aucuns droits de succession. Enfin, si votre château figure à l’inventaire des monuments historiques, vous pouvez le donner à vos enfants sans rien payer, histoire que les dynasties ne soient surtout pas interrompues. Royal, non ? Même chose si vous transmettez une entreprise qui réalise un chiffre d’affaires inférieur à 250 000 euros dans l’industrie ou le commerce (90 000 euros dans les services). Pour ceux qui voudraient aller encore plus loin – mais ils ne sont guère nombreux –, il ne reste plus qu’à frapper à la porte des paradis fiscaux.
Comment transmettre un million d’euros à ses enfants sans payer d’impôts ? Unité : euros |
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Montant transmissible sans droits de succession | |
Abattements sur l’héritage | 400 000 |
Abattements sur les donations | 400 000 |
Exonération des dons familiaux d’argent | 128 000 |
Exonération des cadeaux | 100 000 |
Abattements sur l’assurance-vie | 300 000 |
Total | 1 328 000 |
Source : calculs Observatoire des inégalités d’après ministère de l’Économie – © Observatoire des inégalités
Une immense hypocrisie
En matière d’héritage, comme dans bien d’autres domaines, le système fiscal français est hypocrite. Il affiche des taux élevés d’imposition qui font peur aux petits contribuables, alors que ces taux ne s’appliquent presque jamais. Tout ceci au profit des plus fortunés. Cette situation est au cœur de la reproduction des inégalités dans le temps. L’argent se transmet de génération en génération et s’accumule.
Il est urgent de moderniser le barème de l’impôt sur les successions pour le rendre plus juste. À l’évidence, il faut réduire l’ampleur des abattements et modifier la fiscalité de l’assurance-vie. En contrepartie, on pourrait réduire les taux qui s’appliquent aux petits héritages et augmenter ceux qui portent sur des grandes fortunes. Enfin, il faut revoir la notion de « lien familial » entre le défunt et les héritiers : le concubin reste taxé comme s’il était un étranger à la famille par exemple. Pour cela, il suffirait de laisser le choix de désigner certaines personnes comme « proches », au sein de la famille ou pas, qui bénéficieraient d’un taux moindre.
Rendre l’impôt sur l’héritage plus juste n’a rien de révolutionnaire. Celui qui hérite n’a rien fait pour cela, il n’a aucun mérite personnel hormis d’être le « fils ou la fille de ». Tous ceux qui veulent réduire les inégalités de « destin » et favoriser l’égalité des chances devraient y être favorables. Si cet impôt demeure aussi injuste, c’est bien que les plus aisés ont réussi à aveugler la majorité de la population et notamment les catégories moyennes. La plupart ne connaissent pas les barèmes et surtout restent très attachées à la transmission du fruit de leur travail. « Conçu pour atténuer la reproduction des richesses d’une génération à l’autre [l’impôt sur le patrimoine] est répudié par les membres des classes moyenne et populaire au nom d’une morale méritocratique valorisant le travail », note Alexis Spire [4]. On se garde bien de leur signaler que le fruit du travail accumulé par l’immense majorité se situe très au-dessous des seuils d’imposition sur l’héritage.
Photo / © Sabine van Erp
[1] Seuls 10 % des héritages en ligne directe sont imposés à plus de 5 % de la valeur de la succession. Voir « Peut-on éviter une société d’héritiers ? », Clément Dherbécourt, Note d’analyse 2017 n° 51, France Stratégie, 2017.
[2] Le taux de 45 % ne s’applique qu’à la fraction qui dépasse 1,8 million d’euros. En dessous, la fortune est taxée selon un barème qui commence à 5 %.
[3] Ces cadeaux peuvent être un objet, une somme d’argent, des parts dans une société, etc.
[4] Voir Résistances à l’impôt, attachement à l’État, Alexis Spire, Seuil, 2018.