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SOURCE : Le vent se lève
Julian Assange est interné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis son expulsion de l’ambassade équatorienne en avril 2019. Les États-Unis réclament son extradition, où il est justiciable de 18 chefs d’accusation, qui pourraient lui valoir une peine de 175 ans de prison. Ses partisans se mobilisent pour sa libération. Nous avons rencontré John Shipton, le père de Julian Assange, qui compte parmi les personnalités les plus impliquées dans ce dossier. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduction de Florian Bru.
LVSL – Depuis le début des audiences consacrées à l’extradition de Julian Assange, le gouvernement des États-Unis, en particulier Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo, redoublent d’attaques contre Wikileaks. Mike Pompeo l’a même qualifié de « service de renseignement non-étatique hostile, fréquemment manipulé par des acteurs étatiques comme la Russie ». L’establishment étasunien semble déterminé à l’extradition de Julian Assange, et les deux principaux partis jouent le jeu. Quelles sont les marges de manœuvre dont disposent les militants et journalistes aux États-Unis face à eux ?
[Pour une mise en contexte de l’affaire Assange, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long : « L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange »].
John Shipton – Mike Pompeo est un secrétaire d’État lamentable, qui a déclaré la guerre à Wikileaks pour obtenir le soutien de la CIA afin de servir ses ambitions présidentielles futures. Il va sans doute quitter son poste de secrétaire d’État pour tenter de se faire élire sénateur du Kansas. Ce n’est pas que le poste de secrétaire d’État soit réellement d’une grande importance. Mike Pence, quant à lui, ne me fait pas l’effet d’une personnalité d’importance historique, étant donné que l’establishment étasunien doit toujours, en fin de compte, s’aligner sur ce que veut et pense la CIA.
Pompeo, dans son discours du 23 avril 2017, déclarait vouloir intimider les journalistes, les éditeurs et les publications du monde entier qui voudraient rendre publiques des informations gouvernementales. C’est notre pouvoir, en tant que membres du public, de discuter entre nous, de décider, par la conversation mutuelle, ce que nous devrions faire et comment nous devrions mener nos vies. Ils veulent que tout aille dans le sens de leur agenda, ils souhaitent pouvoir déclarer la guerre à n’importe quel pays – le Yémen, la Libye, l’Afghanistan, la Syrie, etc. Des millions de personnes réfugiées inondent le monde et arrivent en Europe. Le Maghreb est dans le chaos, le Levant est dans le chaos, des Palestiniens sont assassinés…
Tels sont leurs objectifs. Quant à nous, nous dépendons de vous pour nous fournir des informations véridiques, afin que nous puissions avoir une juste compréhension de la marche du monde. Ce que veut Pompeo, c’est que sa vision du monde soit celle de tous.
« Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité. »
Regardez l’Histoire : jusqu’à cinq millions de personnes depuis 1991 sont mortes des suites des guerres illégales des États-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient. Regardez Collateral Murder : vous voyez un bon samaritain traîner un homme blessé jusqu’à sa voiture, l’emmener à l’hôpital, prendre ses enfants sur le chemin de l’école… Il est tué sous vos yeux. Vous pouvez voir les pilotes de l’hélicoptère demander frénétiquement des instructions pour pouvoir tirer sur un homme blessé. Nous dépendons de vous, journalistes, éditeurs, publications, pour nous faire connaître les crimes que le gouvernement commet, de sorte que nous puissions nous soulever pour les empêcher.
Avec assez de détermination et d’énergie, nous pouvons réussir à empêcher la destruction d’un pays tout entier. À Melbourne, un million de personnes ont marché contre la guerre en Irak. Dans le monde, il y en a sans doute eu dix millions au total. Nous ne voulons pas de nouvelles guerres de cette nature, et il nous faut des informations pour pouvoir dire « non ».
LVSL – Comment agir face à la nouvelle « guerre froide » en cours entre les États-Unis et l’Union européenne d’un côté, la Chine et la Russie de l’autre ?
[Lire sur LVSL : « Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain »].
JS – Je pense que le meilleur moyen est de parler et d’agir en-dehors des moyens de communication de masse – par des conversations en face à face. L’agitation qui a cours sur les réseaux sociaux est suffisante pour que Facebook, Youtube ou Twitter suppriment certaines publications, certains groupes ou certaines chaînes – comme on l’a vu ces dernières semaines. C’est de cela que nous avons besoin : que les gens ordinaires apprennent à se connaître les uns les autres et à discuter de questions politiques, sans dépendre de CNN ou d’une tête pensante pour savoir ce qu’ils devraient penser de tel ou tel sujet. Il faut juste parler à des amis, parler avec des groupes de gens, parler ensemble, échanger des idées, échanger des moyens d’obtenir de bonnes informations – et les choses changeront.
LVSL – Le combat pour la libération de Julian Assange constituait déjà un immense défi, mais il a été rendu plus difficile encore par son expulsion de l’ambassade équatorienne de Londres en mars 2019. Quelles sont les modalités qu’ont pu prendre votre combat depuis cet événement ?
JS – Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité. Nous assistons sous nos yeux au meurtre graduel de Julian Assange par la torture psychologique et la violation incessante des procédures qui lui étaient dues.
Julian Assange n’a pas pu assister à la dernière audition du fait de son état de santé dégradé ; la juge Baraitser a inversé la charge de la preuve, accusé Julian Assange de fuir le procès et exigé que l’on prouve cette dégradation. Encore une fois, on observe un processus récurrent en Australie : blâmer la victime. Les Australiens disent qu’ils ont offert une assistance consulaire ; cette assistance consulaire consiste à vous offrir les journaux de la semaine passée et à vérifier que vous êtes toujours vivant. C’est à peu près tout. Le DFAT [Ministère australien des Affaires Étrangères et du Commerce, ndlr] maintient pourtant qu’ils ont fait une centaine d’offres d’assistance consulaire. Si c’est le cas, c’est un profond témoignage d’échec : cela fait maintenant onze ans que Julian Assange est détenu arbitrairement.
Le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a déclaré que Julian Assange était détenu arbitrairement, et qu’il devrait être libéré et dédommagé sur-le-champ. Le dernier rapport date de février 2018. Nous sommes en 2020, et Julian Assange est toujours dans le quartier de haute sécurité de la prison de Belmarsh, à l’isolement, 23 heures par jour.
LVSL – Comment décririez-vous les liens entre la campagne actuelle pour sa libération et Wikileaks en tant qu’organisation ?
[Lire sur LVSL : « Julian Assange, un défi permanent lancé à l’ordre mondial dominant »]
JS – WikiLeaks poursuit son travail et continue à gérer la plus extraordinaire des bibliothèques de la diplomatie étasunienne depuis 1970. C’est un outil formidable, dans lequel tout journaliste ou historien, ou tout un chacun, peut chercher les noms de ceux qui ont été impliqués dans la diplomatie avec les États-Unis, que ce soit dans leur propre pays ou aux États-Unis. C’est une superbe ressource, qui continue à être entretenue.
Pas plus tard qu’il y a un mois, WikiLeaks a publié un nouvel ensemble de fichiers. Parmi les gens qui défendent Julian Assange et WikiLeaks, une centaine de milliers de personnes partout dans le monde travaillent sans relâche pour faire advenir sa libération. Il y a environ quatre-vingts sites internet dans le monde qui publient et militent pour la liberté de Julian Assange, ainsi que quatre-vingt six pages Facebook qui lui sont dédiées ; nous sommes donc nombreux, et la hausse du soutien que l’on reçoit continue. Ce sera le cas jusqu’à ce que le gouvernement australien et le Royaume-Uni reconnaissent que la persécution de Julian Assange est le grand crime du XXIe siècle.
LVSL – Le dernier acte d’accusation de Julian Assange concerne sa supposée conspiration avec des hackers encore « anonymes » et semble être une tentative supplémentaire d’accélérer son extradition. Croyez-vous que c’est un signe que le Département de la Justice américain désespère ?
JS – Non, je ne le crois pas. Les gens qui travaillent au Département de la Justice sont payés, que cela réussisse ou non. Si Julian Assange est extradé ils toucheront leur salaire, s’il ne l’est pas ils le toucheront quand même.
Le Département de la Justice aimerait que le procès soit différé après les élections américaines [la justice américaine n’a cessé de délayer le procès de Julian Assange ; ses défenseurs y voient un moyen de l’affaiblir psychologiquement en prolongeant son internement dans la prison de haute sécurité de Belmarsh ndlr]. Les avocats feront donc appel au tribunal en arguant qu’ils n’ont pas eu le temps de s’adapter, et demanderont que le juge reporte la date de l’audition.
Mais je pense que c’est tout sauf un acte de désespoir.