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SOURCE : CADTM
Ce qu’un gouvernement fait ou ne fait pas avec les banques a des conséquences fondamentales sur le cours de l’histoire d’un pays.
La Commune de Paris commet l’erreur de ne pas prendre le contrôle de la Banque de France
Le siège de la Banque de France, ses principales réserves et son organe dirigeant étaient situés sur le territoire de la Commune de Paris [1]. À tort, la direction de la Commune de Paris a renoncé à en prendre le contrôle alors que cela aurait été tout à fait nécessaire.
En 1876, Prosper-Olivier Lissagaray, un intellectuel militant qui a participé au combat des Communards, dénonce, dans son Histoire de la Commune de 1871, l’attitude de la direction de la Commune qui « resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main. », en se référant à la Banque de France. Il précise : « Toutes les insurrections sérieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi, la caisse. La Commune est la seule qui ait refusé. » [2].
La seule exigence de la Commune à l’égard de la Banque de France était d’obtenir les avances financières qui lui permettaient de maintenir l’équilibre budgétaire sans devoir interrompre le paiement de la solde des gardes nationaux (la Garde nationale de Paris était une milice citoyenne chargée du maintien de l’ordre et de la défense militaire). « À ce titre, pendant les 72 jours de son existence, la Commune reçoit 16,7 millions de francs : les 9,4 millions d’avoirs que la Ville avait en compte et 7,3 millions réellement prêtés par la Banque. Au même moment, les Versaillais reçoivent 315 millions de francs du réseau des 74 succursales de la Banque de France », soit près de 20 fois plus [3]
Karl Marx de son côté, dans une correspondance à propos de la Commune de Paris en 1881, dix ans après son écrasement, partage l’avis de Lissagaray. Il considère que la Commune a eu le tort de ne pas se saisir de la Banque de France : « À elle seule, la réquisition de la Banque de France eût mis un terme aux rodomontades versaillaises. ». Il précise, à propos de la réquisition de la Banque : « Avec un tout petit peu de bon sens, elle eût (…) pu obtenir de Versailles un compromis favorable à toute la masse du peuple – seul objectif réalisable à l’époque ». [4]
Comme l’écrivait Lissagaray : « la Commune ne voyait pas les vrais otages qu’elle avait sous la main : la Banque, l’Enregistrement et les Domaines, la Caisse des dépôts et consignations, etc. » [5]
En 1891, Friedrich Engels allait dans le même sens : « Le plus difficile à saisir est certainement le saint respect avec lequel on s’arrêta devant les portes de la Banque de France. Ce fut d’ailleurs une lourde faute politique. La Banque aux mains de la Commune, cela valait mieux que dix mille otages. Cela signifiait toute la bourgeoisie française faisant pression sur le gouvernement de Versailles pour conclure la paix avec la Commune. »
En conclusion, la Commune de Paris en 1871 a laissé la Banque de France financer ses ennemis, à savoir le gouvernement conservateur de Thiers installé à Versailles et l’armée à son service [6].
La révolution russe, la nationalisation des banques et l’annulation de la dette des paysans russes en 1917
Parmi les premières mesures prises par le gouvernement des soviets, après la révolution d’octobre 1917, figure la nationalisation des banques. Cette nationalisation a notamment permis l’annulation des dettes des paysans à l’égard de celles-ci. Un tiers du capital des banques était détenu par des capitalistes étrangers, principalement français et allemands. Sept banques avaient une position dominante et ont été expropriées en priorité. Toutes les actionsbancaires furent annulées [7]. Le transfert des banques privées au secteur public alla de pair avec la répudiation des dettes étrangères considérées comme illégitimes et odieuses [8]. La combinaison de l’expropriation des banques et de la répudiation des dettes constitua une avancée fondamentale du pouvoir révolutionnaire.
Le président F. Roosevelt prend en 1933 une mesure forte à l’égard des banques états-uniennes
Aux États-Unis, en mars 1933, éclate une crise bancaire majeure qui fait suite à l’onde de choc du krach de Wall Street d’octobre 1929. Le président Franklin Roosevelt, fraîchement élu, ferme les banques pendant une semaine en mars 1933 [9] et fait adopter la même année la loi bancaire (Banking Act connu aussi comme le Glass Steagall Act) qui impose la séparation entre les banques de dépôt et les banques d’affaires.
Le gouvernement de Franklin D. Roosevelt a donc réduit la liberté totale dont jouissaient les milieux financiers et bancaires. Dans la foulée et sous la pression des mobilisations populaires en Europe pendant et après la Libération, les gouvernements du vieux continent ont imposé une limite à la liberté de manœuvre du capital. Conséquence : au cours des trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, le nombre de crises bancaires a été minime. C’est ce que montrent deux économistes néolibéraux nord-américains, Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, dans un livre publié en 2009 et intitulé Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière. Kenneth Rogoff a été économiste en chef du FMIet Carmen Reinhart, professeur d’université, a été conseillère du FMI et économiste en chef membre du conseil consultatif de la Banque mondiale. Selon ces deux économistes qui sont tout sauf favorables à une remise en cause du capitalisme, le faible nombre de crises bancaires s’explique principalement « par la répression des marchés financiers intérieurs (à des degrés divers), puis par un recours massif aux contrôles des capitaux pendant bien des années après la seconde guerre mondiale » [10].
Effectivement, pendant les « trente glorieuses », les gouvernements de la majorité des pays les plus industrialisés ont appliqué des politiques réglementant les mouvements des capitaux sortant ou entrant dans leur pays. Ils ont également obligé les banques à adopter un comportement prudent et ont fait passer dans le secteur public une partie du secteur financier. Selon Reinhart et Rogoff, afin d’éviter le risque de faillites bancaires, les gouvernements ont imposé « aux banques un niveau élevé de réserves obligatoires, sans parler d’autres dispositifs comme le crédit dirigé ou l’obligation faite aux caisses de retraite ou aux banques commerciales de détenir un certain niveau d’emprunts d’État. ».
À la Libération, le gouvernement français nationalise la Banque de France et d’autres banques
En France, les nationalisations des banques au lendemain de la seconde guerre mondiale doivent « être replacées dans le contexte de la Résistance avec ‘‘un mouvement venu d’en bas’’ (…) la Libération a donné lieu à la mise en place de comités ouvriers de gestion dans certaines entreprises, de comités d’usine à l’origine de ‘‘socialisations spontanées’’ » [11]. Comme le rappelle Patrick Saurin, le 2 décembre 1945, la Banque de France et quatre banques de dépôts sont nationalisées. L’année suivante, le 25 avril 1946, c’est au tour de certaines sociétés d’assurance d’être nationalisées.
Benjamin Lemoine écrit à juste titre dans son livre L’ordre de la dette : « Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et pendant plus d’une vingtaine d’année, l’appareil d’État, via le circuit du Trésor, glanait des ressources financières en masse suffisante pour, la plupart du temps, échapper à la pression des créanciers. Il maîtrisait l’activité des banques et de la finance et arrimait ses propres instruments de trésorerie à ces réglementations. De même, son financement était coordonné avec des politiques nationales déterminant la quantité de monnaie et orientant les crédits affectés à l’économie » [12]. Cette politique a permis à la France de se financer durant près de 40 ans sans dépendre du bon vouloir des marchés financiers, dominé par les banques privées et d’autres sociétés financières. Cela a également permis d’éviter les crises bancaires.
1959 : dès la première année de la révolution cubaine, le gouvernement met le Che à la présidence de la Banque centrale de Cuba
Mettre un des principaux dirigeants révolutionnaires à la tête de la banque centrale indiquait très clairement l’importance que représentait le contrôle de la politique monétaire et financière du pays pour la consolidation de la victoire du peuple cubain sur le régime dictatorial de Batista. Les révolutionnaires cubains voulaient éviter de répéter l’erreur de la Commune de Paris. La maîtrise de la banque a aidé à la réalisation d’une série de profondes réformes sociales qui, soutenues par de puissantes mobilisations populaires, ont marqué positivement les débuts de la révolution cubaine.
France, 1982 : nationalisation des banques
Le plan de nationalisation figurait au « programme commun de gouvernement » signé le 27 juin 1972 entre le Parti socialiste (PS), le Parti communiste et les Radicaux de gauche. Il est repris parmi les « 110 propositions » du candidat Mitterrand en 1980-81 (21e proposition). La loi de nationalisation du 13 février 1982 a été votée pendant le premier septennat du président François Mitterrand et promulguée par le gouvernement Mauroy. Trente-neuf banques sont nationalisées ainsi que des sociétés industrielles et financières. Cette vague de nationalisations a été suivie rapidement par un virage à droite de Mitterrand et de son gouvernement. La loi bancaire du 24 janvier 1984 inaugurera un nouveau système bancaire, bâti sur le modèle de la banque universelle qui mit fin à la séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires et ouvrant pleinement la voie à la déréglementation. En 1986, les banques étaient à nouveau privatisées.
Europe et USA : Les coûteux sauvetages des banques et de leurs grands actionnaires à partir de 2008
À partir de 2008, suite à la crise des banques privées qui a éclaté en 2007-2008, plusieurs États, et non des moindres, ont procédé à la nationalisation de très grande banques privées afin d’éviter la faillite et pour aider les grands actionnaires. De grandes banques comme Royal Bank of Scotland (GB), Hypo Real Estate (Allemagne), ABN-Amro aux Pays-Bas, Fortis, Dexia, Belfius en Belgique, Bankia en Espagne, Banco Espirito Santo au Portugal…, ont été nationalisées. Dans aucun des cas, les pouvoirs publics n’ont réorienté dans un sens utile à la population les activités des entités nationalisées. Souvent, ils n’exercent même pas le pouvoir dans ces institutions, laissant les représentants du privé les diriger. Aucune de ces banques n’a été transformée en un instrument permettant de financer des investissements de l’État. Les frais de la nationalisation ont été mis à charge des finances publiques et ont augmenté la dette publique. La phase prochaine telle que voulue par les gouvernements au service du capital consistera à reprivatiser ces banques car leurs finances ont été assainies et elles redeviennent attirantes pour le secteur privé. Le CADTM et d’autres organisations avaient mis en avant une toute autre manière de répondre à la crise bancaire : le refus de sauver les banquiers responsables de la crise, l’expropriation des banques sans indemnisation des grands actionnaires et leur transfert vers le secteur public sous contrôle citoyen.
Grèce 2015
Dès la mise en place du gouvernement Tsipras, il aurait fallu agir sur les banques. Alors que la BCE prenait l’initiative d’aiguiser la crise bancaire grecque, il fallait agir à ce niveau et appliquer le programme de Thessalonique, sur la base duquel le gouvernement Syriza a été élu le 25 janvier 2015, qui annonçait : « Avec Syriza au gouvernement, le secteur public reprend le contrôle du Fonds hellénique de stabilité financière (FHSF – en anglais HFSF) et exerce tous ses droits sur les banques recapitalisées. Cela signifie qu’il prend les décisions concernant leur administration. » Il faut savoir que l’État grec, via le Fonds hellénique de stabilité financière, était en 2015 l’actionnaire principal des quatre principales banques du pays qui représentaient plus de 85 % de tout le secteur bancaire grec. Le problème, c’est que, malgré les nombreuses recapitalisations des banques grecques qui s’étaient succédées depuis octobre 2008, l’État n’avait aucun poids réel dans les décisions des banques car les actions qu’il détenait ne donnaient pas droit au vote, faute d’une décision politique en ce sens par les gouvernements précédents. Il fallait dès lors que le parlement, conformément aux engagements de Syriza, transforme les actions dites préférentielles (qui ne donnent pas de droit de vote) détenues par les pouvoirs publics en actions ordinaires donnant le droit au vote. Ensuite, de manière parfaitement normale et légale, l’État aurait pu exercer ses responsabilités et apporter une solution à la crise bancaire.
Enfin il fallait encore prendre trois mesures importantes. Primo, pour faire face à la crise bancaire et financière aiguisée par l’attitude de la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) depuis décembre 2014 criant à la faillite des banques et par la décision de la BCE du 4 février 2015, le gouvernement aurait dû décréter un contrôle des mouvements de capitaux afin de mettre fin à leur fuite vers l’étranger. Secundo, il fallait remplacer Stournaras à la tête de la banque centrale grecque. Tertio, le gouvernement aurait dû mettre en place un système de paiement parallèle.
La décision de Tsipras et de Varoufakis de ne pas toucher aux banques et de ne pas suspendre le paiement de la dette a eu des conséquences funestes pour le peuple grec. Une occasion historique a été perdue. Il faut éviter que cela se reproduise.
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
Notes
[1] Période insurrectionnelle de l’histoire de Paris qui dura un peu plus de deux mois, du 18 mars 1871 à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871. Refusant la capitulation de la bourgeoisie française devant l’armée allemande qui a atteint Versailles, le peuple parisien proclame la Commune de Paris, appuyée sur la Garde nationale. Des mesures sociales radicales sont prises, en particulier sous l’impulsion populaire. Il s’agit d’une des premières révolutions prolétariennes de l’histoire.
[2] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Paris, La Découverte / Poche, 2000
[3] Georges Beisson, « La Commune et la Banque de France », Association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 http://www.commune1871.org/?La-Commune-et-la-Banque-de-France
[4] Lettre du 22 février 1881 de Karl Marx à F. Domela Nieuwenhuis, https://www.marxists.org/francais/marx/works/00/commune/kmfecom12.htm
[5] Prosper-Olivier Lissagaray, op. cit.
[6] Les représentants des grandes banques d’affaires parisiennes qui dirigeaient la Banque de France fêteront la défaite de la Commune, en accordant aux actionnaires un dividende de 300 francs par action, contre 80 francs en 1870.
[7] Edward H. Carr, La révolution bolchevique, Tome 2. L’ordre économique, Édition de Minuit, Paris, 1974, chapitre 16, p. 146.
[8] Nathan Legrand et Éric Toussaint, « Il y a cent ans, la répudiation de la dette russe », http://www.cadtm.org/Il-y-a-cent-ans-la-repudiation-de
[9] Isaac Joshua, Une trajectoire du Capital, Paris, Syllepse, 2006, p.19.
[10] Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Pearson, Paris, 2010. Édition originale en 2009 par Princeton University Press.
[11] Voir l’article de Patrick Saurin, « Pourquoi la socialisation du secteur bancaire est-elle préférable au système bancaire privé actuel ? »
[12] Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La découverte, Paris, 2016, p. 18.