Nous voulions tout d’abord commencer par rappeler que ce texte n’est pas un texte définitif (aucun de nos textes ne le sont). Il sert avant tout à cadrer les points d’accord (et éventuellement de désaccord) du processus sur la question du féminisme. Il doit fournir une base qui puisse servir de point d’appui pour notre orientation au quotidien comme sur le plus long terme. Il doit permettre à touTEs les camarades, même celles et ceux qui ne sont pas spécialistes de cette question ou qui ne souhaitent pas spécialement s’y investir, d’avoir les grandes bases théoriques, politiques et stratégiques sur la question. En outre, comme c’est un point de crispation dans le processus, il est avant tout pensé pour nous permettre d’avancer. Précisons aussi que s’agissant d’un texte d’appui pour notre orientation politique, certains pans théoriques ne seront pas abordés. Par ailleurs, il reflète aussi l’état des réflexions, de la formation et des expériences à la fois collectives et individuelles qui traversent le processus. Les sujets traités concernant le féminisme ne sont donc pas exhaustifs.
I – Rapide retour historique…
Le moment de la deuxième vague du féminisme, correspondant schématiquement à la lutte pour les droits reproductifs dans les années 1960 et 1970 (contraception, avortement et droit à disposer de son corps), est à saisir dans sa complexité, d’autant plus qu’il a été sujet à d’importantes réécritures par ses principales actrices. Entre la vision d’un mouvement ouvrier incapable de prendre en charge la question du féminisme par hiérarchisation des oppressions ou par pur sexisme (vision trop souvent défendue par les féministes matérialistes) et une vision enjolivée du rôle du mouvement ouvrier dans le mouvement de masse autour de l’avortement en France (vision qu’on retrouve chez certainEs au NPA), une position nuancée doit être adoptée, en attendant que les recherches historiques sur la question avancent, et ne serait-ce que parce qu’il est important de ne pas invisibiliser un positionnement qui n’entre dans aucune de ces deux visions, celui du féminisme ancré dans la lutte de classes, qui s’est lui-même dénomminé “courant féministe lutte de classes”. Qu’une partie du mouvement ouvrier, même à la gauche du PCF, soit passée à côté des enjeux du féminisme, par héritage de la vision stalinienne, ou par maintien d’une forme de sexisme inconscient ou très conscient, cela est indéniable. Néanmoins, il faut saluer la rapidité avec laquelle certaines organisations du mouvement ouvrier se saisissent de ces enjeux, et notamment la LCR. Le Mouvement de Libération de l’Avortement et de la Contraception, le MLAC, auquel a participé la LCR, créé en 1973, est un front large d’organisations, qui a su regrouper en son sein aussi bien des groupes d’extrême-gauche que des féministes, des syndicats, des collectifs, et des partis. Avec sa base en comités locaux, c’est ce cadre qui a permis véritablement le développement d’un mouvement de masse autour de l’avortement. Dans la continuité de son investissement dans le MLAC, lors de son premier Congrès de 1974, la LCR se fixe comme objectif de créer partout des « groupes femmes » non-mixtes dans les usines, les entreprises, les services publics et les quartiers. Cette politique, visant à construire un mouvement de masse et non sectaire, articulant moments de mixité et de non-mixité, en effectuant un lien organique entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, sans subordonner l’un à l’autre, demeure un modèle pour nous encore aujourd’hui, et a malheureusement été peu suivi une fois la deuxième vague achevée. Il faut donc aller à contre-courant et mettre à jour ce que Josette Trat nomme justement « l’histoire oubliée du courant féministe lutte de classes », oublié jusque dans notre propre organisation, et c’est tout le paradoxe ! Dès lors, l’histoire a été écrite sous la forme d’une immense rupture entre mouvement ouvrier et mouvement féministe lors de la deuxième vague du féminisme. En réalité, elle a plus été le moment du développement d’un mouvement féministe autonome. Qu’on considère cette autonomie comme souhaitable ou pas, c’est néanmoins un donné historique avec lequel il faut composer aujourd’hui.
Plus encore, la troisième vague du féminisme semble s’être autonomisée du mouvement ouvrier. Elle correspond à la remise en cause du sujet du féminisme dans les années 1990, notamment autour de la théorie queer et de l’intersectionnalité émergente : la catégorie de « femmes » aurait été pensée comme un tout unifié par la deuxième vague du féminisme, alors qu’elle est traversée par de multiples rapports de domination (notamment de race, de classe, et de sexualités). En réalité, c’est là encore une certaine lecture de la deuxième vague qui est faite. On a vu ses liens avec la question de la classe. Concernant la question des sexualités, la deuxième vague a été concomitante avec un renouveau des mobilisations LGBT sans précédent à partir de Stonewall en 1969, notamment avec le développement du lesbianisme politique ou de groupes en non-mixité lesbienne, sans compter la création du groupe des Gouines Rouges en France, un an seulement après la création du MLF. Concernant la question de la race, là aussi la question a été centrale dès le début : beaucoup de militantes féministes ont appris la non-mixité du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, ont pensé l’oppression de genre par analogie à l’oppression raciale, et se sont politisées suite aux mouvements contre l’impérialisme et en soutien aux luttes pour l’indépendance. Enfin, il faut souligner une relecture qu’on a tendance à faire de la troisième vague elle-même, qui est de n’y voir qu’une vague théorique, à un niveau universitaire, sans mobilisation. En réalité, que se passe-t-il dans les années 1990 en France ? C’est le grand mouvement de 1995, qui est parti justement d’une gigantesque mobilisation le 25 novembre 1995, contre les violences sexistes. C’est la création du CNDF, qui était alors bien différent de la structure d’aujourd’hui, se pensant au départ comme une résurgence du MLAC et se voulant une coordination des différentes structures féministes existantes. Il représentait une véritable volonté de faire le lien entre mouvement féministe et mouvement ouvrier, même si de fait il y a beaucoup évolué entre 1995 et aujourd’hui.
Le féminisme tel qu’il s’est développée au XXe siècle a rendu possible l’émergence et le développement d’un certain nombre de questions et revendications nouvelles ou plus développées. Le féminisme a développé une pensée du croisement des oppressions et des formes d’exploitations, qui ouvre la voie vers la construction d’une conscience de classe. Pourtant, si les questions trans, les questions du racisme, des travailleur⋅se⋅s du sexe sont reprises et discutées par les organisations féministes, il n’en reste pas moins que ces mêmes questions sont aussi des points de clivage et de fortes divisions, qui s’articule malgré tout avec l’idée que le féminisme ne peut aller sans le renversement de la société.
II – Les théories féministes : comprendre l’oppression de genre
On peut définir trois théories et courant principaux qui essayent de comprendre à quoi est due l’oppression des femmes ou à l’articuler avec d’autres oppressions, et qui sont les trois points de référence principaux du mouvement féministe aujourd’hui : la théorie des féministes matérialistes, la théorie unitaire ou théorie de la reproduction sociale, auxquelles s’ajoute le courant intersectionnel. Chacun essaie de répondre aux questions suivantes :
- quelle est ou quelles sont les bases de l’oppression des femmes ?
- comment articuler l’oppression des femmes et les autres oppressions ?
- combien de systèmes de domination existe-t-il ?
- comment articuler dimension matérielle de l’oppression et dimension symbolique ?
Avant toutes choses, aucun des trois n’est né de la sphère purement théorique, ils émanent tous à différents degrés de praxis militante. Les théories féministes matérialistes sont une des émanations de la deuxième vague du féminisme, le courant intersectionnel est né de la lutte des femmes noires américaines qui n’existaient pas comme sujet (elles devaient être ou “noires” ou “femmes”, notamment devant la justice), etc.
Commençons par les points sur lesquels il y accord, puis nous exposerons les points de désaccord.
Tous les trois considèrent que l’oppression des femmes possède des bases matérielles, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une domination qui ne repose que sur de la pure idéologie. La société est organisée autour de cette oppression, c’est-à-dire que cette oppression est vitale pour le maintien et la perpétuation de la société. Cette oppression a donc une dimension matérielle, économique, centrale. Cela n’empêche pas pour autant qu’elle possède de fait de façon corrélée une dimension symbolique. La domination passe par tous les domaines sociaux, dont le langage, les représentations, etc. Comment on nomme cette base matérielle (travail domestique, travail reproductif, privilège) varie néanmoins en fonction des théories.
Ces trois théories et courant considèrent également que l’oppression des femmes est une oppression structurelle. Il ne s’agit pas uniquement d’une oppression inter-individuelle, mais elle passe, elle existe et elle est reproduite grâce à des structures : l’Etat, la famille, l’école, la police, la justice, le marché, … A quel point la domination est structurelle et comment cela s’articule avec l’échelle individuelle varie néanmoins en fonction des théories (domination surtout structurelle, domination surtout inter-individuelle, domination qui fonde deux groupes d’individus aux intérêts antagoniques et irréconciliables).
Enfin ils considèrent que l’oppression des femmes est centrale aussi bien socialement que politiquement et stratégiquement, et que la lutte politique contre cette oppression doit donc être aussi centrale.
Les principaux points de désaccord portent donc sur :
- l’analyse de la base matérielle de l’oppression des femmes
- le poids des structures et par là la question de la stratégie pour renverser l’oppression des femmes
- l’articulation au capitalisme et plus généralement aux autres oppressions, et par là la question du nombre des systèmes d’oppression
1) Analyses de l’origine de l’oppression de genre
a) la théorie matérialiste
Pour les féministes matérialistes, il existe un mode de production parallèle et autonome au mode de production capitaliste, le mode de production patriarcal. Ce mode de production repose sur l’effectuation du travail domestique. Il définit deux classes antagoniques et opposées : la classe des hommes, qui s’approprie le travail domestique et exploite la classe des femmes, et la classe des femmes, qui effectue le travail domestique et se le voit approprier par la classe des hommes. Mais contrairement au travail salarié qui a lieu sur le marché, qui est régi par le droit et par un contrat de travail, le travail domestique a lieu dans le cadre privé de la famille. Il ne connaît aucune limite de temps, il n’est pas régi par un contrat de travail, mais il se matérialise généralement par un contrat de mariage. Parce qu’il est effectué hors du marché, il est gratuit et invisibilisé, méconnu comme travail. Le travail domestique comprenant une dimension physique et corporelle centrale (la production des enfants, le devoir conjugual), et une dimension affective et émotionnelle (qu’on nomme souvent le travail du care ou la charge mentale), l’ensemble de la personne des femmes, corps et âme, est appropriée par les hommes : l’appropriation des femmes est sans limite. En outre, les femmes ne sont pas appropriées uniquement par des hommes individuels, mais par l’ensemble de la classe des hommes. C’est pourquoi n’importe quel homme peut rappeler à n’importe quelle femme l’ordre genré, en l’appropriant sexuellement par exemple (viol). De la même façon qu’il existe une lutte des classes, il existe donc une lutte des sexes autonomes. Les hommes, même ceux qui sont exploités par le capitalisme, ont un intérêt direct à l’oppression des femmes. Cela fonde à la fois la nécessité d’un mouvement des femmes autonome et la nécessité de s’organiser en non-mixité.
b) la théorie de la reproduction sociale
Dans la théorie unitaire ou théorie de la reproduction sociale, toute société est dépendante à la fois de la production et de la reproduction : comment elle produit et comment elle se reproduit. Toute société est ainsi définie à la fois par un mode de production qui met en jeu la force de travail dans le processus de production et une nécessité de reproduire cette force de travail. Les modes de production évoluent historiquement et en fonction des sociétés considérées (antique, féodale, capitaliste). En corrélation, la façon dont les sociétés reproduisent la force de travail évolue. Les femmes sont opprimées car elles ont été historiquement celles qui ont eu à charge la reproduction. La reproduction a une double forme : la reproduction quotidienne de la force de travail par le travail reproductif (qui comprend à la fois le travail domestique au sein de la famille mais aussi une part de travail qui peut être salariée ou socialisée) et la reproduction générationnelle de la force de travail (production et élevage des enfants). La reproduction n’est bien sûr pas limitée à la reproduction biologique : c’est pourquoi on parle de théorie de la reproduction sociale. Néanmoins, certaines marxistes expliquent le genrement de la reproduction par le fait fait que les femmes sont les seules à pouvoir effectuer le travail reproductif biologique. Dans cette conception, le travail reproductif est tout autant central que le travail ouvrier : d’un côté, la force de travail est la seule marchandise qui produit davantage de valeur qu’il n’en faut pour la produire, la survaleur ; de l’autre, cette force de travail n’est produite que par le travail reproductif. Le travail reproductif est ce qui rend possible la production de survaleur. Dès lors, les productrices du travail reproductif sont des sujets révolutionnaires centrales. Ces productrices peuvent évoluer au cours du temps, et c’est un élément important. Aujourd’hui, l’essentiel du travail reproductif semble être pris en charge par les femmes des classes populaires racisées. Dans ce cadre, on voit enfin que tout mode de production est dépendant de la reproduction. Il ne s’agit donc pas de penser les systèmes de domination de façon autonome, mais de comprendre qu’ils sont emboîtés. Par ailleurs, le capitalisme, peut-être plus que tout autre mode de production, s’est fondé sur et a reconfiguré par la domination de genre et de race. En effet, l’accumulation initiale, sans laquelle le capitalisme n’aurait pu se développer, a été une gigantesque accumulation du corps des femmes et des personnes racisées et de leur force de travail ainsi que de leur travail reproductif. Si bien que lorsque cette théorisation défend un système unitaire, il faut voir qu’il s’agit d’un système tout à la fois et autant capitaliste, patriarcal, raciste, impérialiste … Tout est intrinsèquement mêlé. Si bien qu’il serait plus juste de parler de système patriarco-capitaliste ou capitalisto-patriarcal (pour ne prendre que ces dimensions). L’unité ne se fait pas derrière la notion de capitalisme : elle permet de penser le capitalisme comme une forme spécifique de patriarcat si on veut.
c) Le courant intersectionnel
Dans le courant intersectionnel, la société est constituée d’une multitude de rapports de domination indépendants entre eux, autonomes, mais sécants. Ils sont représentés spatialement sous la forme de lignes droites autonomes qui se croisent en certains points. Un des enjeux de l’intersectionnalité est de mettre en valeur ces points d’intersection : c’est au croisement des systèmes de domination qu’on a la meilleure vision de la nature de l’oppression. Chaque système de domination instaure un groupe des dominantEs et un groupe des dominéEs selon ce rapport de domination. Le groupe des dominantEs a un certain nombre de privilèges de par sa domination sur le groupe des dominéEs. La base matérielle de la domination est le privilège : chaque individu a intérêt au maintien de la domination. Ces privilèges ne sont pas exactement les mêmes en fonction de la domination considérée. Néanmoins, ils ont différentes dimensions : économiques, symboliques, etc. Les dominantEs et les dominéEs selon un axe de domination ont des intérêts irréconciliables. C’est pourquoi chaque groupe de dominéEs doit s’organiser en non-mixité. Les dominantEs d’un axe de domination considéré peuvent devenir des alliéEs pour les dominéEs de cet axe de domination.
2) Analyses des dynamiques d’oppression et d’exploitation de genre aujourd’hui
a) la théorie matérialiste : apports / critiques
Parce qu’elle a permis la mise en évidence de l’organisation en non mixité, la théorie matérialiste a rendu possible la construction et la définition d’outils et de fondements pour une conscientisation et une politisation de ce qu’est “être femme”. En permettant une objectivation de l’oppression, la théorie matérialiste rend possible une politisation de l’intime qui jette les bases de la non-mixité comme organisation spécifique et nécessaire à la lutte des sexes. Pourtant, dans cette théorisation, deux points sont passés sous silence :
- le patriarcat n’est pas historicisé. Il apparaît alors comme un invariant temporel, anhistorique, situé hors de l’histoire et du contexte social dans lequel il se développe
- la question de la stratégie pour renverser le patriarcat n’est pas frontalement abordée, Dans le cas d’une stratégie révolutionnaire, les théoriciennes elles-mêmes reconnaissent ne pas savoir comment faire la révolution.
b) le courant intersectionnel : apports / critiques
Le courant intersectionnel a permis de réaffirmer la nécessité de penser ensemble classe, genre et race, face à un mouvement féminisme qui peut parfois gommer les enjeux de lutte de classe ou de domination raciale. En particulier dans un contexte d’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes et impérialistes, il remet en son centre le féminisme noir et le féminisme des personnes racisées en général. Il a en outre apporté des outils d’analyse pour comprendre les incarnations de la domination à un niveau inter-individuel. S’il faut en conserver les acquis, et notamment son attention à l’inclusivité de tous et toutes dans le féminisme (en contexte francophone, des travailleurSEs du sexe, des personnes qui portent le voile et des personnes trans), il a cependant plusieurs limites, qui ouvrent la voie à deux nombreux écueils pour ses partisans :
Il se focalise surtout sur la catégorisation des différentes oppressions et implique l’explosion à l’infini et la non hiérarchisation des rapports de domination, alors même que l’histoire et la sociologie ont montré qu’ils n’ont pas tous le même poids dans une société donnée à un moment donné.
Il met sur le même plan de l’économique et du symbolique sous le terme de « privilèges ». Beaucoup de groupes se revendiquant de l’intersectionnalité en arrivent à ne plus penser les rapports de domination qu’à échelle individuelle, prenant le concept de “privilèges” non pas comme la manifestation d’une domination mais comme sa cause. De là la course aux espaces “safe” et la légitimité de parole accordée seulement aux plus opprimé.e.s.
Par là, il y a également une explosion du sujet révolutionnaire : tout le monde est dominé, tout le monde est dominant. De là découle également une impasse stratégique : on cherche davantage à créer des réseaux de solidarité entre personnes opprimées qu’à poser la question de savoir comment renverser les rapports de domination. Si on est révolutionnaire, comment faire la révolution ? Ce courant ne le dit pas non plus. Aussi, ne se posant pas d’emblée dans une hypothèse stratégique (réforme / révolution / accommodement / critique), il est facilement (et l’est déjà par certains aspects) incorporé à l’idéologie néo-libérale et au marché capitaliste.
L’intersectionnalité, prise de manière globale, souffre d’écueils énoncés plus haut, mais elle a indubitablement permis de forger des outils qui sont incontournables si l’on veut penser les oppressions dans leurs dynamiques et leur articulations entre elles.
Ces théories et courant ont l’inconvénient d’avoir de gros impensés stratégiques. En tant que marxistes révolutionnaires, il nous est très facile de balayer n’importe quelle théorie partielle au prétexte qu’elle est justement partielle. Il y a un impensé stratégique dans toutes les théories non marxistes, car c’est une des caractéristiques du marxisme que de penser dialectiquement : c’est-à-dire de penser les éléments d’analyse comme des contradictions dynamiques qui débouchent sur une stratégie. Beaucoup d’élaborations du féminisme radical ou de l’antiracisme politique se sont construites autour de points aveugles du mouvement ouvrier et du marxisme. Notre responsabilité est de prendre à bras le corps ces points aveugles et de les traiter dialectiquement. La théorie de la reproduction sociale rompt avec cette tradition du marxisme d’utiliser le prétexte d’avoir une stratégie (et donc nécessairement une hiérarchisation) pour mettre sous le tapi les contradictions qui gênent son schéma de pensée.
III – Stratégie d’intervention et revendications
1) Importance centrale des luttes féministes et objectif de convergence des luttes
L’objectif de la convergence des luttes est d’abord un objectif de court terme qui part d’un principe de réalité immédiat : l’union fait la force. Il est évident que deux petites luttes sont plus fortes si elles s’allient.
Mais à moyen et long terme, il en va d’une chose plus essentielle : nous pensons que la classe ouvrière est candidate au pouvoir. Il faut pour cela qu’elle se constitue comme classe, avec une conscience de ses intérêts de classe. Toute convergence entre deux luttes est donc la démonstration d’une convergence d’intérêts et un pas en avant vers la constitution comme classe pour soi – la ‘conscience de classe’.
Cela, c’est pour la convergence des luttes ouvrières entre elles. Mais si nous vivons dans une société patriarco-racisto-capitaliste, c’est-à-dire aussi structurellement patriarcale que raciste et capitaliste, alors il faut aussi à moyen terme que les luttes contre tous ces aspects convergent ; qu’elles convergent pour se renforcer mutuellement, mais aussi pour se transformer et changer respectivement de nature au contact de l’autre.
La société capitaliste comportant 3 tentacules, disons, qui déploient des rapports de domination et d’exploitation pouvant (souvent) se mêler (domination fondée sur la race sociale, le genre ou la classe sociale), il est nécessaire, dans la pratique, de s’intéresser aux dynamiques de ces dominations pour mieux les combattre et organiser les luttes. Il est notable que très vite dans l’histoire de la lutte des classes, les luttes, soulèvements, écrits et révolutions ont “spontanément” articulé ces dominations – que ce soit dans un sens facteur d’émancipation et de conquête de droits ou dans un sens réactionnaire renforçant la domination.
Qu’on pense, par exemple, au travail de Flora Tristan, aristocrate franco-péruvienne, qui, par son séjour familial au Pérou prend conscience de la domination blanche, puis par son Tour de France des villes ouvrières, en vient à l’intuition d’une nécessité d’une Union ouvrière, d’une union de tous les travailleurs (et de toutes les travailleuses), et pas seulement français(es)1. Qu’on pense, par exemple, aux luttes, dans les années 70, de femmes pauvres immigrées pour un salaire ménager2. Femmes qui, de fait, effectuent un travail domestique, qu’il soit gratuit ou salarié (mais invisibilisé et précarisé). Plus récemment, les luttes victorieuses des travailleuses d’ONET et d’Holiday Inn sont, à cet égard, édifiantes.
Cette histoire, malgré de récents travaux d’historien·ne·s, est encore à faire, en premier lieu par nous, militant·e·s. Toute une partie de la mémoire de nos luttes a disparu mais il n’est pas trop tard !
Par ailleurs, il est important de souligner que ces multiples luttes se situent sur le plan du travail, la plupart du temps reproductif, gratuit ou salarié, à travers des revendications sociales et/ou syndicales. Il est donc crucial de s’organiser via les syndicats mais aussi, au niveau du NPA, d’y coordonner notre intervention dans la CGT (avec un prisme féministe anti-raciste fort).
2) Etat du féminisme dans nos milieux militants
Dans l’immense majorité des structures où nous militons (NPA évidemment mais aussi syndicats, collectifs, …), les femmes sommes en minorité, occupons moins de places à responsabilité et sommes en général plus vulnérables. Nous ne pouvons pas nous permettre de baisser la garde. La solidarité féminine – ou ‘sororité’ – ne peut pas nous faire défaut. Trop souvent les intérêts de tendance, d’appareil, bref de pouvoir, nous font tolérer des comportements contre lesquels il faudrait s’insurger. Le féminisme est souvent instrumentalisé et on n’en parle que quand il s’agit d’accuser les autres de ne pas l’être suffisamment. Et pendant ce temps, les femmes continuons de trinquer, et de subir dans l’organisation la violence que nous rencontrons au quotidien. Il faut réaffirmer la nécessité de cette sororité. La reproduction des violences systémiques dans le milieu militant exige aussi de former les militant.e.s de nos milieux aux théories et idées structurantes du féminisme. Mettre fin à l’organisation de la violence, c’est défendre un programme que chacun·e doit s’approprier mais aussi mettre fin aux comportements qui reproduisent la violence.
a) Lien avec les autres organisations féministes
La relative inertie des organisations syndicales et politiques sur les sujets féministes et anti-racistes a fait se développer des collectifs, associations autour de ces questions. Construits sur la base de l’auto-organisation, ils impulsent un certain nombre d’idées et d’actions qui croisent nos marqueurs politiques voire les reprennent. A l’image du 8 mars en Espagne qui s’est d’abord construit sur la base de tels collectifs, ce sont souvent eux qui sont à l’origine des mouvements féministes en France (C’est le cas pour les mouvements Nous Toutes, Nous Aussi, mais aussi pour nombre de collectifs “locaux” qui parfois portent des revendications révolutionnaires). Dans ces milieux associatifs comme politiques, il faut travailler au développement de groupes de paroles, y porter nos idées et travailler à la propagande de nos positions. Pour ça, il nous faut construire des revendications communes, autour desquelles fédérer les luttes, à l’image de ce qu’ont fait les dernières grèves féministes en Argentine ou en Italie (Ni una di meno), avec les “8 points pour le 8 mars” par exemple3.
Si toutes ces organisations ne sont pas révolutionnaires, certaines partagent un certain nombre de positions qui rendent possible l’élaboration de fronts communs. Travailler à construire ces fronts communs permet à la fois de mettre en avant des combats féministes unitaires et d’ouvrir la voie vers la construction et la mise en discussion de revendications et idées communes.
Enfin, et c’est là le plus important, soutenir les collectifs auto-organisés, voire les impulser est essentiel, d’abord parce qu’ils sont l’expression des premier⋅e⋅s concerné⋅e⋅s, ensuite parce qu’ils sont des lieux dans lesquels il est possible de discuter, porter nos idées. Participer à la construction et au développement de tels collectifs passe par l’utilisation d’outils de discussions, de lecture… pour fédérer autour de nos positions. Il s’agit par là de contribuer à la construction de pôles révolutionnaires sur des revendications et idées à la fois communes et spécifiques.
b) Liens avec les autres organisations (antiracisme politique, …)
La convergence des luttes telle que nous la définissons exige de favoriser et construire des formes d’auto-organisation des premier·e·s concerné·e·s. Si les organisations révolutionnaires sont aussi concernées par ces réflexions, l’essentiel des opprimé·e·s ne s’y trouve pas, ce qui rend nécessaire le travail de convergence en dehors de ces structures. Concrètement, Il faut donc travailler à construire des espaces de convergences réelles, par différents moyens. Il s’agit d’abord de travailler à produire et discuter des textes dans le but faire émerger des débats contradictoires, polémiques, ce qui ne signifie pas laisser nos marqueurs politiques de côté, mais au contraire de rendre possible une grille de lecture plus globale en combinant le soutien aux luttes et notre programme politique. Il s’agit par là de nourrir les luttes les unes par rapport aux autres, mais aussi de dépasser l’affaiblissement des mouvements actuels du fait de leurs divisions.
Cela doit nous conduire à faire des fronts communs avec des organisations, collectifs, associations… que les organisations d’extrême gauche, dont le NPA ont encore du mal à faire. Il ne s’agit ni de faire des compromis vis-à-vis des positionnements politiques des composantes de ces fronts, ni de renoncer à y porter notre politique, mais d’articuler les différentes luttes pour rendre possible une conscience de classe qui tienne compte de ces rapports sociaux.
c) intervention syndicale
Le travail fait par les organisations syndicales autour des luttes féministes et anti-racistes est pour le moins inégal. Alors que les commissions féministes se développent et s’efforcent d’élaborer autour de la question de l’égalité des droits, elles restent relativement minoritaires et peinent à organiser les travailleur·se·s autour de ces mêmes droits.
Il faut développer des outils propres à élaborer un travail conséquent sur ces sujets. Cela passe par le développement de la non-mixité, afin de sensibiliser nos milieux de travail aux revendications spécifiques et aux outils de lutte. Par l’intermédiaire de groupes de parole ou de commissions non-mixtes, il s’agit donc à la fois de rendre visible la question des oppressions et d’élaborer des réflexions, textes afin que les travailleur·se·s puissent s’emparer de leurs luttes.
Par exemple, pour les camarades travaillant en entreprises, se renseigner sur les groupes femmes : savoir si un groupe a existé auparavant, le relancer ou en créer un. Des campagnes peuvent être aussi initiées, notamment autour de témoignages (anonymes dans un premier temps, pour libérer la parole) de situations de harcèlement (moral ou sexuel).
Lorsque des permanences sociales existent, cela peut être un bon point d’appui pour les camarades de s’en occuper, d’abord parce que cet outil permet de faire de l’auto-formation et d’apporter ça aussi aux personnes en difficulté car cela leur redonne du pouvoir. A la CGT Spectacle par exemple, la quasi totalité des appels sont le fait de femmes et la grande majorité de ces appels concernent les congés maternité. Outre les conditions particulières d’emploi et de protection sociale dues aux métiers du spectacle, on sait bien que les travailleuses partagent l’universelle condition d’être moins bien rémunérées que les hommes et qu’elles subissent de plein fouet toutes les attaques gouvernementales et capitalistes à l’encontre du droit et du monde du travail.
Le dernier point de l’intervention – et le plus crucial – est qu’il nous faut construire dans le syndicat la grève des femmes du 8 mars prochain. Là encore, les expériences des camarades à l’internationale nous sont précieuses. Aller se renseigner, traduire dans la mesure du possible les plateformes, textes et revendications faites et construire, nous, le prochain 8 mars. Vu l’inertie des différents syndicats sur cette question, il est important de la préparer dès maintenant par la relance des commissions femmes, faire de l’agitation et des campagnes pour sortir de l’idée que le 8 mars ne serait qu’une journée dans l’année. Visibiliser les luttes de femmes et de racisées en tant que telle.
Les tâches féministes qui nous attendent d’un point de vue syndical renforcent l’idée et la nécessité de construire avec les camarades du NPA un courant “lutte de classes” dans la CGT, syndicat majoritaire dans la plupart des secteurs professionnels. Par ailleurs, la crise que traverse la CGT (et qui traverse toutes les organisations politiques) – notamment démographique – ouvre la voie et des places clefs aux révolutionnaires pour pouvoir faire changer les choses, re-politiser nos luttes et faire du syndicat un outil de combat et non plus de dialogue social.
d) Au NPA
L’état du NPA, notamment de balkanisation du parti, mais aussi de grandes tensions politiques en son sein, rend la situation particulièrement propice à la déferlante du sexisme pour instaurer des rapports de force entre courants. Globalement, on constate une explosion du sexisme à tous les niveaux. Les instances de direction sont particulièrement touchées (plus les enjeux de pouvoir sont forts, plus le sexisme est fort). Il nous faut aller de toutes nos forces contre cette tendance, en gardant à l’esprit que la meilleure manière d’imposer un rapport de force féministe au sein de l’organisation est d’oeuvrer au développement d’un mouvement de masse sur la question en dehors du parti. Néanmoins, des appuis peuvent se développer au sein du parti :
- reconstruire les CIF locales
Notre expérience de la CIF RP, très positif, doit pousser les camarades à reconstruire quand elles sont plusieurs dans une ville, des CIF locales
- s’investir dans la CNIF Nous sommes déjà plusieurs dans son sein, mais elle est encore à l’état dormant. Nous devons nous y investir et la reconstruire
- organiser des rencontres non-mixtes au moment de rencontre du parti
Même si la solidarité féministe ne naîtra pas du jour au lendemain, les moments non-mixtes peuvent être un point d’appui à sa reconstruction
- pointer systématiquement les problèmes
Sans faire de vague, mais avec ténacité, nous devons relever, en particulier dans les cadres de direction, quand un propos ou un comportement sexiste est formulé de façon consciente par un camarade pour silencier ou dénigrer une camarade femme ou les questions féministes
- élaborer
La force du féminisme est aussi sa capacité d’élaboration. Nous devons continuer les élaborations, débats, démonstrations, … dans le cadre du parti.
- On lui attribue en premier la formule, reprise par Marx et Engels, “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” (en réalité, il s’agirait de “Prolétaires, unissez-vous !” avec une notion internationale développée dans la suite) [return]
- /var/www/ARChivesautonomies.org/spip.php?article807 [return]
- (autonomie des femmes par une gestion féministe et par les femmes des centres anti-violence; Application totale de la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes et violences domestiques ; Accès à l’IVG libre et gratuit et fin de l’objection de conscience ; Revenu d’autodétermination pour sortir des relations violentes et résister à la précarité ; Refus de la violence des frontières, les centres d’identification et d’expulsion, les déportations ; Education aux différences ; Espaces politiques et physiques trans-féministes et anti-sexistes ; Refus de l’imaginaire médiatique misogyne, sexiste et raciste) https://nonunadimeno.wordpress.com/2017/02/08/8-punti-per-l8-marzo-non-unora-meno-di-sciopero/ [return]