Lancement de l’École décoloniale : réussites, critiques et perspectives

Ce dimanche 6 octobre a eu lieu le premier séminaire de l’École Décoloniale à la Colonie, à Paris. Issue du Bandung du Nord qui s’est tenu à Saint Denis en 2018, l’idée de cette École Décoloniale est initiée et portée par Paroles d’Honneur, la Fondation Frantz Fanon, le Parti des Indigènes de la République et la Colonie, dans l’objectif de donner aux militant.e.s une « pensée politique, idéologique et théorique décoloniale alternative à l’hégémonie du champ politique blanc ». A l’heure où le décolonial commence à occuper un espace significatif, il apparaît nécessaire d’en avoir « une approche politique et matérialiste dont la théorie est indissociable de la lutte politique ». Ce dimanche était donc la première étape d’un parcours qui s’étendra jusqu’en 2020.

Dans un premier temps, Norman Ajari, philosophe auteur de l’ouvrage La dignité ou la mort, à centré son intervention sur une critique de fond de l’intersectionnalité en tant que théorie qui relativiserait ou secondariserait la question de la race au profit de celle du genre ou de la classe bien qu’en s’étant abondamment nourrie de la production politique d’auteurs et d’autrices noir.e.s. En approchant la question du genre par celle des masculinités noires et arabes, Ajari met en évidence que la question de l’homme noir ou arabe dans les sociétés occidentales et à fortiori dans la société française ne peut en aucun cas n’être approchée qu’avec celle du croisement cher à l’intersectionnalité : au contraire, les masculinités « subalternes » sont à prendre en soi dans un contexte plus large qui pose la question de l’impérialisme occidental dont les attributs spécifiques attirent vers eux la violence d’État. Par exemples, le fait que 23 de la population carcérale en France soit des hommes noirs ou arabes, que ceux-ci ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police ou encore que le taux de mortalité soit 1.7 fois supérieure chez ces populations met en évidence le caractère structurel de l’oppression contre ces hommes.

Partant de ces considérations, Ajari met en évidence la nécessité de penser une « conscience de classe et de race » qui soit claire et cohérente, qui permettrait « de réfléchir au point d’articulation entre politique décoloniale et marxiste à partir de laquelle la question de l’internationalisme deviendrait centrale ». Son intervention nous offre également une analyse intéressante de comment une bourgeoisie politique noire a réussit, grâce au mouvement Black Power et aux émeutes qui ont suivis l’assassinat de MLK, à prendre des positions de pouvoir (allant de plusieurs mairies jusqu’à l’administration Obama) et comment cette nouvelle bourgeoisie a trahis les intérêts des ouvriers noirs en s’alliant avec l’impérialisme américain.

Selim Nadi, universitaire et membre du PIR, a ensuite orienté son propos sur l’État Nation comme pivot de l’impérialisme autour de la question du combat contre l’Union Européenne. En mettant en évidence que l’UE apparaît comme un bloc supranational qui permet parallèlement de renforcer les nations dominantes, il insiste sur le rôle de la division centre/périphérie à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union. En soulignant par exemple qu’un récent traité signé entre l’UE et la Tunisie oblige la Tunisie à produire – notamment en matière agricole – selon les réglementations et normes européennes, il met en évidence le caractère expansif de l’Union Européenne, et donc impérialiste, l’impérialisme ne pouvant se réduire à une intervention militaire.

Il considère donc que la lutte pour la sortie de l’Union Européenne est centrale à plusieurs niveaux : d’abord parce que c’est une question qui se pose de manière évidente aujourd’hui dans de nombreux milieux et qu’il ne faut pas la laisser à nos ennemis communs que sont la droite et l’extrême droite. Ensuite, il montre qu’en tant que forme de gouvernance et de domination supranationale, le combat politique contre l’UE referme en lui-même le combat contre l’État Nation. Enfin, notamment du fait – entre autre – de la politique migratoire européenne, qu’il s’agit d’un axe d’intervention majeur contre le racisme structurel occidental. Mais c’est ici qu’il pointe une juste critique contre la gauche qui porte la rupture avec l’UE : si plusieurs éléments – notamment d’ordre économiques – lui apparaissent politiquement justes et nécessaires, il considère que certaines questions propres aux indigènes ne sont pas prises au sérieux par ces courants. Dès lors, c’est aux forces décoloniales de se saisir de ces questions pour venir les faire percuter les organisations politiques de gauche. Il est tout à fait juste que des manques subsistent dans notre projet politique de rupture à l’égard de l’UE, et que des sujets comme Frontex, comme la sous-traitance de la répression des flux migratoires à certains pays africains, la perpétuation du pillage des ressources premières sur le continent africain doivent être intégrées à notre programme de rupture afin d’en faire un combat plus large.

Néanmoins, malgré une théorie clairement marxiste (illustrée en plus par des nombreuses citations de Lénine, Marx, Luxembourg, Davis et même Trotski dans une réponse à une question) , Ajari et Nadi ont précisé qu’ils n’étaient par marxistes. Une rupture d’autant plus étonnante que l’on ne comprend pas bien où se situe le désaccord… Si Norman Ajari a bien parlé des erreurs et de l’échec du stalinisme et de la théorie du « socialisme dans un seul pays », il reste très flou sur les désaccords avec la théorie communiste, allant même jusqu’à répondre que « ce n’est pas parce que le Capital contient une majorité de trucs vrais que tout est vrai » (c’est juste, mais ce n’est pas non plus ce que défendent les marxistes conséquent.e.s) puis esquivant la question en disant « vouloir seulement lancer des débats dans le camp décolonial ».

Vient ensuite le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, pionnier des subaltern studies et promoteur acharné du combat décolonial international devait intervenir par vidéo mais cela à malheureusement été impossible. Son intervention concernait, entre autre, la question de l’indépendance catalane par laquelle il à approché l’idée de se débarrasser du mythe républicain et universaliste – entendre ici : être à l’image du modèle occidental – issu des Lumières auquel il oppose le concept d’égalité zapatiste, concept dans lequel l’égalité peut exister à partir du moment où la reconnaissance des différences est admise. Une intervention beaucoup plus discutable, à laquelle nous reprocherons notamment un intellectualisme déconnecté qui sombre complémentent dans le post-modernisme… Ainsi Grosfoguel lance un appel complètement inaudible à « une république anti-systémique transmoderne » et à des « catalanismes inter-épistémiques », avant de conclure sur une analyse complètement fantasmée de la guérilla à Chiapas.

Notons d’ailleurs que cette référence aux zapatistes (sans citer de dirigeants ou de théoriciens mexicains) sera la seule référence (avec l’évocation floue mais régulière de Frantz Fanon) au mouvement décolonial non-occidental de la journée… Comme le savent les camarades décoloniaux/ales, de très nombreuses expériences révolutionnaires (souvent communistes) en Afrique, en Asie et en Amérique Latine ont déjà affrontés de nombreuses questions posées par ce débat et en ont tiré différents bilans que nous pouvons aujourd’hui analyser. Monopoliser ces apports permettrait une vision plus globale du combat décolonial au prisme des expériences pratiques et concrètes. Par exemple, sur la question posée par Grosfoguel (que nous résumerons par « Comment construire une théorie révolutionnaire et une culture révolutionnaire qui rejette la modernité capitaliste et conserve les cultures indigènes ? », ont pensera bien évidemment à la révolution cubaine et à la révolution burkina bé, dans lesquelles les questions de cultures ont eu un rôle important.

Malgré cela, cette première journée de l’École Décoloniale est un succès politique. Si nous regrettons une absence des questions stratégiques, au profit parfois d’une théorie qui peine à garder seule les deux pieds dans le réel, nous gageons que ces limites seront comblées dans les prochaines journées. Au final, au centre des interventions, c’est bien la question de l’impérialisme occidental et capitaliste qui occupa la place la plus importante. L’impérialisme, en tant qu’axe politique structurant mais aussi englobant – impérialisme économique, militaire, civilisationnel, culturel, subjectif – apparaît comme l’objet central du combat politique. Pour nous, révolutionnaires, l’impérialisme est aussi un ennemi central. Nos camarades décoloniaux, en plaçant au cœur de leur combat politique la lutte contre ce même ennemi, en utilisant des outils théoriques et des théoriciens clairement marxistes, mettent en évidence qu’en nous alliant politiquement, nous pouvons avancer en commun. L’antiracisme politique pose des questions, ou plutôt met en évidence nos manques sur certains aspects. Plutôt que d’y tourner le dos, nous devrions nous en saisir pour en sortir grandis. Nous n’avons rien à y perdre, tout à y gagner : la révolution sera décoloniale ou ne sera pas.

Voir la rediffusion de la conférence sur la page facebook de Paroles d’honneur

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