Remarques sur les grèves autour des retraites à partir d’un tract du groupe Mouvement communiste

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SOURCE : Temps critiques

https://blog.tempscritiques.net/archives/3456

Charles,

Avec beaucoup de retard, quelques remarques sur votre texte retraite (Battre la réforme des retraites de Macron, c’est relancer en grand et partout la lutte pour augmenter les salaires).
Des points communs avec nos textes comme la méfiance envers les « interpros » et un jusqu’au-boutisme bien souvent de façade puisqu’il n’ouvre pas sur d’autres contenus que la défense du système actuel de retraite (et de l’école actuelle pour les enseignants).

Mais des désaccords :

Les luttes sur les retraites n’ont jamais représenté un axe historique des luttes de classes contrairement à la lutte pour la baisse de la durée journalière puis hebdomadaire du travail pour laquelle de nombreux prolétaires sont morts au combat.

On peut même dire que dans les années 1930 les ouvriers et même les syndicats regardaient les propositions d’assurance retraite avec la plus grande méfiance. Cotiser maintenant contre des prestations reléguées dans le futur demandait en effet une acceptation globale du caractère progressiste du rapport social capitaliste qui n’existait pas à l’époque parmi la classe ouvrière. La conscience de classe de l’époque ne raisonnait pas en termes de confiance entre « partenaires sociaux ». Ce qui dominait était bien plutôt une méfiance naturelle (pour ne pas parler de la haine de classe qui pouvait s’exprimer individuellement ou collectivement, mais de façon ponctuelle) par rapport à toute proposition du capital ou d’un État assimilé aux « 200 familles ». Ces positions subjectives de classe étaient renforcées, quel que soit ce niveau réel de conscience, par le fait objectif que les durées de vie moyenne de l’époque étaient très basses pour les ouvriers (pour les non qualifiés en dessous de 60 ans à la fin des années 1960 ; aux alentours de 62 ans pour les ouvriers qualifiés). D’ailleurs les premiers systèmes d’assurances sociales (hors régimes spéciaux qui sont plus anciens et tenaient compte de certains écarts de mortalité en fonction de la dangerosité du métier1) reposent sur la capitalisation et concernent peu la majorité des salariés qui n’ont pas les moyens d’épargner. Soumis à l’inflation ils n’assurent d’ailleurs pas la valeur des pensions futures. Enfin, pour donner une idée du décalage, la loi de 1910 qui accorde la possibilité de retraite à 65 ans est prononcée dans un contexte de durée de vie moyenne des ouvriers autour de 50 ans. C’est « la retraite pour les morts » dont parlera la CGT de l’époque qui n’avait pas encore abandonné la Charte d’Amiens.

Le principe des retraites par répartition (cotisations sociales) n’a été accepté qu’à partir des propositions du CNR2 et l’instauration du mode de régulation fordiste chapeauté par l’État-providence à partir de 1945. Le troc de la lutte de classes contre des discussions et négociations entre « partenaires sociaux », des grilles de salaires établies par le ministre « communiste » Parodi entérinant la division capitaliste du travail3 ; et l’intégration de tout cela dans un système global de sécurité sociale dans lequel la retraite ne devient plus qu’une branche parmi d’autres.

Les régimes de retraite ne garantissaient pas la continuité du rapport d’exploitation, mais ce rapport d’exploitation et de domination lui-même. La retraite est à ce niveau du même ordre que le crédit, mais en ordre inverse. C’est le travail qui avance le capital alors que le capital avance l’argent. La dépendance réciproque entre les classes qui s’installe est du même type et au détriment de l’antagonisme de classes. Toutefois, pour ce qui est des retraites, en France et plus généralement en Europe de l’Ouest, le système est public et sous l’autorité de l’État bien que ce soient les partenaires sociaux qui en assurent la gestion. Il paraît donc moins être de l’ordre de l’exploitation que lorsqu’il dépend de la grande entreprise privée comme aux États-Unis parce que l’État paraît jouer son rôle d’arbitre et garantir l’échange entre générations.

– S’il y a des actions pour l’abaissement de l’âge de la retraite et des négociations syndicales et pressions de la gauche parlementaire en ce sens (la revendication de la retraite à 60 ans est inscrite dans le Programme commun de la Gauche et cette promesse sera entérinée par la victoire électorale de 1981), la première grande lutte sur cette question est celle de 1995 contre le plan Juppé. Si elle représente une démonstration de force incomparable avec celle d’aujourd’hui, mais par ailleurs bien plus faible que celle de 19684, puisqu’elle mobilise peu le secteur privé (première manifestation de la « grève par procuration »), c’est parce qu’elle concerne tout le système de sécurité sociale et non pas les seules retraites.

C’est bien ce caractère qui a donné de la force au « tous ensemble » entonné en chœur dans les manifestations à ce moment-là parce qu’effectivement, tout le monde était concerné par la remise en cause générale du système de sécurité sociale.

Les luttes sur les retraites proprement dites n’ont donc véritablement commencé qu’en 2003… et à un moment où, parallèlement, ce qui se posait sans être explicitement posé, sauf par de petits groupes, c’était la question du travail et de sa centralité dans la valorisation capitaliste, mais aussi du point de vue de sa pertinence en tant que référence principale du rapport social dans sa forme capitaliste (le salariat). C’est approximativement aussi dans cette époque-là que les premières mesures ont été prises pour « compenser » la mise hors circuit de plus en plus d’individus qui ne cochaient plus les bonnes cases (créations du RMI en 1989 et de la CMU en 2000) sans pour cela céder sur un revenu d’existence garanti (cf. la réponse de Jospin au mouvement des chômeurs en 1998).

– cette crise de la centralité du travail s’est répercutée sur la conscience de ce que représentent aujourd’hui les retraites ou plutôt, il serait plus juste de dire, la retraite. Je n’ai jamais été convaincu par sa définition en tant que « salaire différé » pour diverses raisons que j’ai exposées au point 1. Bien sûr que dans son principe même les régimes de retraite reproduisent et même accentuent les inégalités de salaires de départ entre catégories et aussi au sein d’une même catégorie. D’ailleurs l’intégration des prîmes de fonctionnaires ou assimilés dans le salaire de base renforcerait cet aspect et les syndicats y ont toujours été favorables puisqu’ils admettent le principe même des primes !

– On en revient au fait, que vous reconnaissez d’ailleurs, qu’il n’y a aucun pas de côté effectué par le mouvement, malgré sa force. On reste dans les clous de ce qui est attendu. Aucun dépassement de fonction comme on dit en football. Or, sur ces bases comment les jeunes et les chômeurs pourraient-ils et surtout voudraient-ils rejoindre le mouvement ? Contrairement à ce que disent des journalistes, sociologues ou politologues, il n’y a pas de « giletjaunisation » du mouvement parce que ce ne sont pas les conditions générales de vie qui sont posées. Chacun reste sur la base du travail, plus précisément de sa profession, quand celle-ci mérite encore le terme de profession ou de métier. Autant dire que cela ne touche guère plus que le secteur public ou certaines professions libérales.

Beaucoup de participants semblent trouver extraordinaire et positif que tout ce « personnel » jette tout à coup son vêtement de travail (ou ses instruments de travail pour les enseignants) à la figure de son ministre… mais cela marque bien la différence avec ceux qui, l’année dernière, n’avaient tellement rien à jeter qu’ils ont au contraire enfilé une sorte de vêtement censé les faire exister ou au moins les rendre visibles. Là il ne s’agit que de montrer son mécontentement de l’offense faite à la profession et de se rhabiller ensuite si l’on obtient satisfaction.

Il n’est pas question pour eux de jeter une bonne fois pour toutes ces vêtements ou instruments de travail en ce qu’ils ont de symboliques, mais aussi en ce qu’ils signifient de position sociale assise. On reste dans la posture que procure la « position ».

Combien sont prêts, parmi eux, à abandonner des différenciations de salaires à leur profit pour un même travail ? Pour ne prendre que l’exemple le plus extrême dans son absurdité, combien d’enseignants agrégés — qui réussissent l’exploit d’avoir un salaire plus élevé que les certifiés, tout en ayant 3 heures de cours en moins — sont prêts à accepter le passage à un horaire égal avec les certifiés, alors qu’il serait en hausse pour eux qui sont la minorité et en baisse pour les autres qui forment la majorité5 ? Et on ne parle même pas d’une réévaluation égalitaire du salaire !

Même triste constatation avec les danseuses de l’Opéra de Paris qui ne sont pas prêtes à inscrire celles des sept opéras de province à leur régime de retraite spécial extra large. Et pourtant, là aussi, tout le monde de se congratuler au cours des manifestations parisiennes, quand elles produisent leur petit show. On ne sait si c’est la mode de l’intersectionnalité qui déborde le sociétal pour envahir le champ de la lutte sociale, mais le « Tous ensemble » d’aujourd’hui ressemble furieusement à un tous ensemble dans la séparation.

Dans le cadre plus étroit de la réforme des retraites le « Tous ensemble » de 1995 sonne faux car il recouvre, pour ne pas dire cache, les situations les plus diverses où l’unité ne peut, au mieux, que se réaliser dans la phase ascendante du mouvement, chaque catégorie pouvant espérer peu ou prou profiter d’une victoire ou au moins du recul du gouvernement. Mais dès la retombée, le « Tous ensemble » n’est plus qu’une vaste rigolade où c’est le sauve qui peut du chacun pour soi comme on peut le voir depuis quinze jours avec les négociations séparées (les pompiers seraient les derniers bénéficiaires après leur « bourre-pif » de la semaine dernière avec les forces de l’ordre) et des déclarations à pleurer comme celle du représentant CGT des éboueurs de Paris qui déclare à la presse que les éboueurs sont prêts à prendre la relève des cheminots ou traminots, alors que jusque-là, conscients de sa responsabilité le syndicat a freiné des quatre fers pour que Paris ne se noie pas dans sa propre « merde » (sic) ; quant aux électriciens en grève ils viennent de déclarer qu’il va peut-être falloir que leur grève se rende visible. Il est peut-être temps !

– puisqu’on parle du salaire, vous dites qu’il est urgent de recentrer la lutte sur le salaire. Peut-être, mais en précisant alors, parce que dit simplement dans ces termes on a l’impression qu’il ne s’agit que d’une lutte pour plus de salaire pour compenser la perte de « salaire différé » qui nous attend ; vous qui êtes, pour certains de par votre passé, parfaitement au courant des luttes italiennes des années 1969-1978, vous n’êtes pas sans savoir qu’il s’agissait là non pas de lutte « pour » le salaire, mais de lutte « sur » le salaire et pour tout dire de lutte « contre » le salaire en tant que la lutte posait le salaire comme une variable indépendante du travail, et surtout de la productivité et aussi des classifications et séparation hiérarchiques (demandes d’augmentations en valeur absolue égales pour tous ou même inversement proportionnelles).
Si on quitte le champ abstrait de la critique, quelques pistes sont ouvertes par les luttes actuelles sans que les dés soient complètement jetés :

  • les enseignants accepteront-ils ou non les augmentations de salaire qui leur sont promises en compensation du nouveau régime si on leur demande une surcharge de service ?
  • les médecins urgentistes qui ont été à la pointe de la lutte dans leur secteur sont-ils prêts à remettre en cause la hiérarchie plus que rigide de l’hôpital ou vont-ils continuer à l’entériner si le ministère décuple leurs moyens ?
  • les syndicalistes « lutte de classes » vont-ils se contenter encore longtemps de bomber le torse, comme s’il y avait autre chose que de l’air dans leur poitrine ; la base contre les directions syndicales ? L’auto-organisation ? Mais pour en faire quoi ?
  • les grévistes cégétistes qui comptabilisent les journées de grève comme des médailles de guerre et s’accrochent régulièrement aux Gilets jaunes en fin de manifestation vont-ils enfin les regarder autrement que comme des, au choix : fainéants, fascistes, provocateurs, irresponsables ?

Où alors tout cela finira-t-il comme d’habitude avec la ritournelle du « camarades, la lutte va reprendre sous une autre forme ; il faut bien voir la situation ; nous partons d’un niveau très bas de conscience et d’un rapport de force peu favorable, mais tout cela va servir pour plus tard » (rien n’est inventé dans cette phrase entendue dans la bouche d’un militant syndicaliste « lutte de classes » gréviste à 100 %). Une phrase qui avait déjà été entendue l’année dernière à la retombée du mouvement des Gilets jaunes, alors que les tentatives de « convergence » avaient piteusement échoué.

  1. Le premier régime est celui des marins sous Louis XIV, puis au XIXe siècle celui des mineurs, puis des cheminots, etc. (ce qu’on appellera les « régimes spéciaux »). [↩]
  2. Rappelons que s’il est aujourd’hui de bon ton que l’extrême gauche en appelle au programme du CNR, celui-ci représentait un mélange de gaullisme et de stalinisme. [↩]
  3. Pour plus d’informations sur la question et particulièrement sur la position de la CGT et la loi de la valeur on peut se reporter à notre brochure Quelques compléments et retours à propos de l’ANI(accord national interprofessionnel) [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article308] qui est un complément à Interventions no 11 : Flexisécurité à la française : l’improbable régulation du rapport social capitaliste (mars 2013) [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article307]. [↩]
  4. Mais même en 1995, il n’y avait pas de remise en cause du système général d’autant qu’il semblait encore solide… et équitable, sauf pour la CFDT et les réformistes du capital à la P. Rosanvallon. [↩]
  5. Quand Allègre a proposé ça en 2000, cela a été un tollé quasi général de la part des les syndicats… et de la « base ». [↩]

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