Pendant la grève, la sanction illicite des actes illicites

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SOURCE : Libération

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Emmanuel Dockès professeur de droit du travail à l’université Paris-Ouest-Nanterre

La grève est non seulement la cessation du travail, mais c’est aussi la cessation de la subordination. L’obéissance habituelle, quotidienne, cesse. La révolte commence. Dans tous les systèmes démocratiques, où règne la légitime crainte d’un pouvoir sans contre-pouvoir, cette révolte est un droit. Mais c’est un droit atypique, un droit de briser la paix à laquelle chacun aspire. Un droit de créer une tension, de nuire, et de nuire notamment à celui qu’habituellement on sert. C’est cela qui autorise le gréviste à passer temporairement du statut de rouage du pouvoir au statut de contre-pouvoir. Mais c’est aussi cela qui menace le gréviste. Le puissant dont l’autorité est bafouée ne réagit pas forcément bien. Il est tenté par la répression.

Il fut un temps où la puissance publique était consciente du rôle de rééquilibrage que la grève joue dans un monde où le travail subordonné est la règle. L’Etat et ses délégataires savaient alors se souvenir qu’ils n’étaient pas seulement des patrons, mais qu’ils étaient aussi les gardiens des droits fondamentaux et donc du droit de grève. Ils savaient modérer leur réaction face à la grève et à l’action syndicale en général. Du moins le faisait-il mieux que les patrons privés, qui n’ont pas en charge l’intérêt général. Dans notre époque troublée, l’Etat croit parfois être une entreprise comme une autre. Nos gouvernants et leurs grands commis vivent aujourd’hui plus qu’hier les mouvements de grève comme de simples patrons. Les directives de fermeté et procédures disciplinaires en cours en témoignent. La récente tentative de suicide du conducteur de bus de Vitry convoqué à un entretien disciplinaire jette un éclairage sombre sur cette tendance répressive.

Pouvoir disciplinaire suspendu

Dans ce contexte, il convient de rappeler à la puissance publique, comme aux puissances privées, quelques règles de droit. Pendant la grève, le droit de punir, le pouvoir disciplinaire, n’est plus ce qu’il est habituellement. Pendant la grève, les habituels subordonnés ne le sont plus. Ils ne sont plus soumis au pouvoir de direction, ni, par conséquent, au pouvoir disciplinaire de leur employeur. En termes techniques, on dit que le pouvoir disciplinaire est suspendu pendant la grève. Les sanctions disciplinaires pour faits commis au cours des grèves, même fautifs, sont donc, en principe, nulles et les éventuelles commissions disciplinaires incompétentes. Sauf exceptions strictement encadrées, aucune sanction disciplinaire ne peut être édictée contre un gréviste pour des faits commis pendant la grève, même s’il a commis des fautes, même s’il a commis des fautes graves. Et réciproquement, aucun avantage particulier, comme une prime, ne peut être accordé aux salariés non grévistes ès qualités. Il semble nécessaire de le rappeler, notamment la direction de la SNCF, qui semble l’avoir oublié. Les primes antigrève constituent des discriminations sanctionnées par la Cour de cassation (arrêt du 1er juin 2010) si aucun surcroît de travail spécifique ou sujétion n’a pu être prouvé.

Cela ne signifie pas que tout est autorisé au cours des grèves. Ce qui est illégal reste illégal. Simplement, la sanction des fautes commises au cours des grèves n’est plus, en principe, de la compétence de l’employeur. Cette sanction relève du droit commun, du droit de la responsabilité ou du droit pénal. Un gréviste qui a commis un délit au cours de la grève pourra être poursuivi. La victime directe d’une infraction pénale peut porter plainte contre son auteur. Ainsi, un non-gréviste victime d’injures homophobes peut porter plainte contre les auteurs de ces injures (mais non l’employeur de la victime, lequel n’est pas une victime directe).

Exceptionnelle gravité

Il existe une exception au principe de l’immunité disciplinaire des grévistes et une seule. Dans les cas les plus graves, le code du travail prévoit la possibilité du licenciement pour faute lourde (article L2511-1). Le législateur a considéré qu’un employeur ne pouvait être tenu de conserver un gréviste qui avait commis à son encontre une faute intentionnelle et d’une exceptionnelle gravité, autrement dit une «faute lourde». Et cette exceptionnelle gravité doit être jugée dans le contexte d’insubordination active qu’est la grève. Au cours des grèves, il est banal que les grévistes investissent les locaux de l’entreprise, qu’ils prononcent des injures contre les non-grévistes, etc. Ces faits sont peut-être fautifs mais ils sont habituels. S’ils ne sont pas exceptionnellement graves, ce ne sont pas des «fautes lourdes». C’est ainsi que la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat ont pu juger, au vu du contexte, que n’étaient pas des fautes lourdes le fait de prononcer des injures, en dehors de toute violence physique (arrêt du 10 mai 2001), d’occuper les locaux (arrêt du 16 mai 1989), de partir avec les camions de l’entreprise (arrêt du 8 février 2012), de bloquer l’entreprise avec des camions (arrêt du 9 mai 2012), de participer à un piquet de grève filtrant (arrêt du 2 février 1996).

La grève est un droit et une révolte. Et toutes les révoltes sortent un peu des clous. Respecter le droit grève, c’est aussi respecter l’immunité disciplinaire qui juridiquement l’entoure.

 


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