Exils

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SOURCE : Agoravox

https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/exils-221335

Pendant longtemps, « chez soi » était une idée qui n’avait pas grand-chose à voir avec un endroit. Bien sûr, il y avait la familiarité des lieux, la connaissance intime des plantes que l’on pouvait manger, de celles qui soignent et de celles qui tuent, le nom que l’on donne à la montagne dans le lointain qui sert de point de repère à tous dans le coin, le parfum particulier de la terre à cet endroit, juste après la pluie, le brouhaha reconnaissable de la faune locale et la lumière si spéciale au moment précis où le soleil s’appuie sur l’horizon, juste avant de sombrer de l’autre côté du monde, dans l’inconnu, l’obscurité… « ailleurs ».

Mais en fait, se sentir « chez soi », c’était quand même plus largement être ensemble, avec les autres, avec les siens, avec ceux que l’on connait depuis toujours et qui nous reconnaissent, ceux qui savent qui nous sommes, qui connaissent notre penchant irrépressible pour les fruits des petits arbres près de la rivière, ceux qui nous identifient rien qu’au son de notre rire, ceux de la tribu, du groupe, de la famille, ceux avec lesquels on traverse les épreuves de la vie sans jamais se sentir seul. Être chez soi était un état d’esprit et aussi une façon de vivre, un rapport au monde, un sentiment capable d’éclore partout et tout le temps. Quelque part, c’était juste se sentir bienvenu, accepté, c’était faire partie de quelque chose de plus grand et de plus important que soi.

Et puis un jour, un type a dit : voilà, entre le ruisseau, l’arbre et la pierre, c’est « chez moi ». Pas « chez nous », avec vous, mais « chez moi tout seul » et à l’exclusion de tous les autres ».

Et à partir de ce moment-là, on a cessé d’habiter le monde.

La diagonale du vide

La diagonale du vide, c’est cette bande de territoire allant du Nord-Est de la France jusqu’au Sud-Ouest en passant par le Massif central, caractérisée par une faible densité démographique et une tendance à la dépopulation. Cette expression alimente souvent un discours alarmiste, voire catastrophiste, en opposant une France urbaine supposée riche et dynamique à une France rurale abandonnée, en voie d’appauvrissement et de désertification. Cette opposition est simpliste et le tableau de la diversité territoriale de la France est beaucoup plus complexe et composite. Une étude récente de l’INSEE[1] à partir du dernier recensement le montre à nouveau.

Les paradoxes de la « diagonale du vide », par Olivier Galland, 31 janvier 2020, Telos

Depuis le travail de Christophe Guilluy sur La France périphérique, et sa grille d’analyse des fractures sociales qui divisent les territoires de la République et surtout depuis le début de l’implacable confirmation de sa vision qu’a apporté le soulèvement des Gilets jaunes, j’ai comme l’impression que les élites n’ont de cesse de vouloir décrédibiliser ces thèses qui — d’ailleurs — mettent tellement à nu leurs stratégies de domination.

Ces résultats mettent donc à mal les visions simplistes et duales1 qui opposent la « France périphérique »2 rurale, isolée, appauvrie et abandonnée par les pouvoirs publics, à la France urbaine.

Idem.

Or, il se trouve que je vis depuis plus de 20 ans dans un territoire de la diagonale du vide, je viens d’aller en visiter un autre et les données que j’en rapporte sont assez différentes.

La principale variable explicative des mouvements de population actuels est soigneusement gardée sous le boisseau, car il s’agit moins d’« attractivité » des territoires périphériques que d’un renforcement jamais égalé de la force centrifuge des métropoles par la pression immobilière.

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La France périphérique qui n’existe pas

Le premier cercle de l’exclusion

Pour la faire très courte : il n’est pas possible avec des revenus de zones périphériques de s’implanter à moins de 30 min d’une métropole régionale (c’est encore plus vrai pour la capitale). Les conditions demandées pour l’accès à des logements étriqués excluent de fait au moins 50 % de la population (en étant très généreuse). Je ne fais plus la liste des gens — pourtant pourvus de revenus supérieurs à la médiane — qui galèrent à satisfaire les innombrables exigences des agences immobilières et qui se retrouvent à mon âge à devoir… présenter la caution solidaire de leurs parents et autres stupidité dans le genre.

Plus prosaïquement, lorsque tout le monde trouve parfaitement normal de réclamer l’équivalent d’un salaire minimum pour loger dans un deux-trois pièces exigu et pas forcément très bien placé, c’est le moment où je me dis qu’il y a quelque chose de bien pourri dans les soi-disant choix résidentiels dans ce pays.

S’il y a bien quelques retraités encore un peu dotés financièrement et quelques actifs très autonomes qui cherchent un cadre de vie de meilleure qualité dans les zones rurales, ce n’est plus du tout un mouvement majoritaire. Les jeunes ruraux (et assimilés) des zones excentrées qui espèrent avoir une éducation et/ou un boulot de qualité doivent toujours quitter le pays pour « la ville » qui concentre à un point jamais égalé la production de valeur ajoutée. Les babas & bobos qui sont arrivés jusqu’au début des années 2000 cherchent à présent à se rapprocher des centres de santé et services des métropoles régionales, qui répondent mieux aux problématiques des gens en perte d’autonomie et de santé.

Alors qui arrive dans les zones périphériques ?

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Quelque part à Foix, préfecture de l’Ariège

Depuis le début des années 2000 et encore plus intensément depuis la crise de 2007 qui a creusé vertigineusement les inégalités : les pauvres « inexploitables » des métropoles , les gens abonnés aux minima sociaux sans espoir d’en sortir un jour, les « Cassos » qui entrent frontalement en concurrence avec les jeunes restés au pays qui godillent laborieusement dans le sous-emploi sous-payé et éclaté caractéristique de ces zones portées essentiellement par 4 secteurs d’activité :

  • l’agriculture, saisonnière, morcelée, usante et extrêmement mal payée, qui ne permet généralement pas de sortir des minimas sociaux,
  • les soins aux personnes (territoires vieillissants + pression foncière pour EHPADer loin des villes, où la « vie » est moins chère), un peu plus rémunérateurs, mais très usants,
  • le tourisme, qui paie peu et de manière saisonnière, donc on reste dans les systèmes D et minima sociaux,
  • les fonctionnaires (surtout dans les préfectures) qui sont généralement les mieux payés et les mieux éduqués et qui permettent de n’avoir pas totalement une économie du tiers monde, mais que les différents gouvernements s’acharnent à faire disparaitre.

L’arrivée des pauvres éjectés des villes ne se fait pas sur le mode du choix, mais plutôt de la sanctuarisation des métropoles économiques et cela engendre sur place des comportements de rejet et de repli qui ont commencé un peu à s’exprimer il y a un peu plus d’un an.

De facto, la politique de métropolisation peut se penser comme une politique de recentralisation multipolaire. La concentration des services publics autour des centres urbains de forte densité de population produit des situations redondantes d’abandon des territoires périphériques et ruraux. Ce déséquilibre se fait par creusement des inégalités entre les urbains surconnectés, surdesservis et le reste de la population qui est repoussée de plus en plus loin des centres de vie et de décision par la force centrifuge des couts immobiliers.

Toutes les politiques des transports, de la santé, de l’éducation ou même des salaires concentrent les moyens sur une part de plus en plus réduite de la population : les jeunes urbains des catégories supérieures3. Les autoroutes, les gares, les aéroports dessinent le schéma d’un pays à deux vitesses : celui des habitants privilégiés des centres urbains qui bénéficient de l’interconnexion des transports, des services publics, des centres de formations et d’éducation, de la concentration des équipes de santé, de la rapidité de mouvement, de la multiplicité des choix ; puis celui des périphéries, des campagnes assujetties aux seuls besoins d’emprise territoriale des métropoles, des transports inexistants, des écoles qui ferment et s’éloignent, de la difficulté permanente de se déplacer, d’accéder à des professionnels de santé, à des emplois de qualité…

Concrètement, il n’y a plus aucune égalité de traitement et de chances entre les citoyens de ce pays et les ségrégations spatiales se renforcent à un niveau encore inconnu en France.

Les besoins d’une minorité de la population (pourtant celle qui cumule les meilleurs capitaux financiers, culturels, professionnels, etc.) s’imposent assez brutalement à tout le reste des citoyens. Les zones périphériques des métropoles sont des espaces de stockage d’une main-d’œuvre abondante et subalterne asservie aux besoins des populations du centre pendant que les populations rurales sont des colonisées de l’intérieur, des réservoirs d’espaces de villégiature ou de productions alimentaires à couts contrôlés, totalement inféodés à l’emprise des métropoles régionales. Les moyens de transport performants les traversent, les hachent ou les contournent, les dessertes se font uniquement en fonction du calendrier et des besoins des populations des métropoles. L’éducation et la santé sont à l’avenant.

Tout se passe comme si les citoyens des zones périphériques étaient des citoyens de seconde zone, avec moins de besoins, de perspectives et d’autonomie.

Ma contribution à un questionnaire — à présent disparu — du Sénat, 14 février 2017

S’il est bien possible que les travaux de Christophe Guilluy ne soient pas exempts de toute faiblesse et doivent donc faire l’objet de débats contradictoires, il n’en reste pas moins que cette obsession à vouloir jeter le bébé de « La France périphérique » avec le bain de sondécouvreur n’en reste pas moins éminemment suspect à mes yeux.

Son analyse4 est réfutée par des gens qui vivent également en centre-métropole et par des outils statistiques aussi pensés et conçus en centre-métropole.
Il y a une bonne raison à cela : il n’y a aucune place pour les professions intellectuelles supérieures en zones périphériques.

Bien sûr, il existe ponctuellement des regroupements de cadres sup. dans des trous perdus, au grès d’implantations de centres de recherches ou de boites ayant une implantation excentrée historique, mais si tu y vas en profondeur, ils se vivent comme exilés ou au vert, à la recherche de modes de vie alternatifs et gardent des habitudes ancrées dans des métropoles qu’ils veulent accessibles et pas trop éloignées → gros lobbying pour avoir des accès autoroutiers, voire privatiser des nationales pour aller plus vite là où les choses se font.

Certaines zones dynamiques périphériques décrites comme contrarguments jouissent plutôt de l’effet Bill Gates entre dans le bistrot5.

Pas loin de chez moi, il y a le Madiran. Zone viticole prospère… ouais… si on veut. Il se trouve que j’y ai été candidate. Donc ça donne :

  1. Une poignée de gros propriétaires terriens blindés, qui règnent en seigneurs sur le coin, tendance très grosse bourgeoisie, avec un mode de vie gentlemen farmers très peu éloigné de celui des gus des hypercentres friqués (manière, ils y ont souvent un beau portefeuille immobilier). Comme ils nourrissent les gueux du coin, ils profitent de la reconnaissance du ventre pour occuper (cumuler) des fonctions électives locales : ne pas oublier qu’un mandat de maire chez les blédards ouvre la porte sénatoriale, surtout si tu as du fric et de l’entregent.
  2. Une énorme masse de travailleurs captifs (problèmes récurrents d’accès à l’éducation, confirmé par d’autres études), qui n’ont pas les moyens d’accéder aux villes où se concentrent les meilleurs salaires et qui survivent avec des bouts d’emplois complétés plus ou moins bien par le RSA (le manque de services public fait que beaucoup s’assoient sur leurs droits faute de savoir et de moyens de les faire valoir, ce qui est aussi bien commode pour les statistiques !). Leur très grande pauvreté est masquée par l’abondance de l’économie informelle, pas bien mesurée non plus par les travaux et statistiques officielles.
  3. Une pseudo classe moyenne : les fonctionnaires qui même en catégorie C font figure de nantis et font remonter la moyenne des salaires, de petits commerçants en voie de disparition qui cachent le fait qu’ils complètent leurs revenus par le RSA (et qu’ils fraudent surement un peu), des employés de la grande distribution qui grâce à des empilements de crédits font semblant de ne pas être pauvres.

Bref, ce qui est particulièrement bien caché aux sociologues de centre-ville, c’est l’ampleur des inégalités (il est vrai que le problème se généralise) et surtout la perte de « chances » dans tous les domaines, suite à la disparition des services publics (partagé aussi par les banlieues populaires).
À cela s’ajoute l’éloignement qui augmente (disparition des transports périphériques, routes à 80 km/h, villes saturées et chères) qui interdit de fait toute ascension sociale (alors que le pauvre de banlieue peut encore accéder aux services et aux salaires de centre-ville).

Exemple : avec des revenus de brousse, on ne voit pas comment financer des études supérieures en ville.

Mon commentaire sur la déconstruction des thèses de Guilluy, 19 décembre 2019, Seenthis

Démétropolisation

Donc, la France périphérique n’existe pas, les Gilets jaunes n’ont aucune raison objective de battre le pavé depuis 64 semaines et l’on a bien fait de lourder l’aménagement du territoire il y a une vingtaine d’années : la main invisible du marché y pourvoit tellement mieux.

Pendant ce temps, l’on découvre que concentrer toujours plus la valeur ajoutée et la population dans des espaces toujours plus denses n’est pas forcément l’idée du siècle.

Après 2 années d’échanges et de co-construction, avec les territoires, les citoyens et acteurs de terrain, le projet de SRADDET (Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires) de la Région Occitanie a été arrêté en Assemblée plénière du 19 décembre 2019.

Le SRADDET incarne le projet d’aménagement du territoire porté par la Région à l’horizon 2040. Il dessine un cadre de vie pour les générations futures, pour un avenir plus durable et solidaire. Ainsi, le SRADDET fixe les priorités régionales en termes d’équilibre territorial et de désenclavement des territoires ruraux, d’implantation d’infrastructures, d’habitat, de transports et d’intermodalité, d’énergie, de biodiversité ou encore de lutte contre le changement climatique.

[…]

Un rééquilibrage régional pour renforcer l’égalité des territoires : 
Dans un contexte de forte attractivité démographique, le rééquilibrage suppose d’une part de limiter la surconcentration dans les métropoles en engageant le desserrement des cœurs métropolitains et d’autre part de valoriser le potentiel de développement de tous les territoires, le tout en portant une attention particulière à la sobriété foncière (privilégier l’accueil dans les territoires d’équilibre et les centres-bourgs). Ce rééquilibrage doit être opéré en termes d’accueil et d’habitat, mais aussi en termes de services publics et d’activités.

SRADDET (Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires) de la Région Occitanie

Inverser la logique d’emprise territoriale des métropoles et de désertion des villes et bourgs secondaires, de concentration de la richesse et des équipements n’est pas une mince affaire, en ce qu’il s’agit avant tout de dépolluer nos esprits de la vérole capitaliste de l’accumulation sans fin au service d’un pouvoir sans vergogne. Mais il n’existe probablement pas d’autres voies pour sortir ensemble d’une logique mortifère qui nous exile partout et tout le temps et qui nous dépossède de notre droit fondamental d’habiter le monde.

Notes

  1. C’est moi qui souligne le propos en le mettant en gras, cette intéressante entreprise de déconstruction d’une théorie opposée que l’on se garde bien de nommer frontalement.
  2. Par contre, ce n’est pas moi qui met entre guillemets le titre de la thèse ennemie…
  3. … et les rentiers, bien sûr !
  4. Celle de Guilluy.
  5. Grosso modo, si Bill Gates entre dans le bistrot du bled, le revenu moyen du bar grimpe en flèche, mais en dehors du milliardaire, aucun client n’est plus riche à la fin de la bière.

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