Frédéric Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…

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SOURCE : Dissidences

Un compte rendu de Frédéric Thomas

Ce livre se base sur des échanges écrits, qui se sont développés pendant près d’un an (septembre 2018-juillet 2019) : l’auteur a répondu aux questions de Félix Boggio Éwanjé-Épée au sujet d’un courant politique qui a trouvé dans le slogan des manifestations contre la loi Travail en France, en 2017, « Soyons ingouvernables », l’une de ses expressions les plus frappantes. Organisé en cinq chapitres, au cours desquels sont interrogés les soubassements philosophiques et les conséquences politiques de cette perspective, Frédéric Lordon tente de mieux préciser son différend, mais aussi, parfois, sa proximité avec l’imaginaire à l’œuvre dans de tels slogans. D’où le caractère hybride – et l’intérêt – de cet essai. Certaines parties – lorsqu’il s’agit de discuter les thèses philosophiques de Spinoza ou d’Agamben par exemple – sont toutefois quelque peu ardues.

D’emblée, Frédéric Lordon reconnaît dans un certain « imaginaire de la gauche d’émancipation », dont le slogan précité (ainsi que d’autres tels que : « bloquons tout », « ZAD partout ») est l’une des expressions, un « dynamisme » et un « pouvoir d’attraction considérable, notamment sur la jeunesse étudiante et lycéenne, et désigne à coup sûr un lieu du débat, peut-être même le lieu du débat » (page 13). Cela tient entre autre, selon lui, au caractère même des institutions, ainsi qu’à la réaction-réflexe que celles-ci génèrent. Il existerait une réaction éthique de dégoût envers l’époque et sa forme de vie, dont les institutions, appareils de cristallisation et de capture des forces sociales, opéreraient la synthèse, en déterminant notre manière de vivre. Leur caractère infernal a encore été catalysé par la force historique du néolibéralisme (page 15). L’auteur voit dans cette réaction l’héritage de l’Autonomie italienne, dont il regrette avec raison la méconnaissance tardive de son histoire en France.

L’époque actuelle se caractériserait par la « capture étatique au service d’une hégémonie radicalisée, celle du capital, résolue à ne plus transiger en rien, quoique tendanciellement privée de consentement : en l’occurrence un bloc capital-gouvernement-police-médias, où le terme décisif est bien « police » » (page 169). D’où « le niveau de répression contre les Gilets jaunes [est] inédit à l’échelle de la Ve République toute entière » (page 164). Une nouvelle configuration historique s’est imposée depuis la fin des années 1980-1990, rendant impossible la renégociation du rapport de force à partir de la puissance publique.

Il y aurait « deux points d’entrée différents dans la politique : par le nombre ou par les formes de vie » (page 32). Le second renvoie aux thèmes transversaux du remaniement et de la singularité, qui sont ceux du Comité invisible et d’un site comme lundi matin (https://lundi.am/), mais qui trouvent en réalité leurs sources philosophiques chez des penseurs comme Alain Badiou et Jacques Rancière, Gilles Deleuze et Giorgo Agamben. Aussi différents soient-ils, ils partageraient cette entrée dans le politique… ainsi que sa sortie, tant leurs thèses déboucheraient sur une « une échappée » hors du politique – le plus souvent dans l’esthétique (page 89) –, voire vers une « antipolitique ». À l’encontre de ce courant, Frédéric Lordon, dans le sillon de Fernand Braudel et de Pierre Bourdieu, entend entrer dans la politique par le nombre. Et cela afin de « penser le long terme, le banal, le quotidien, l’ordinaire, la reproduction, c’est-à-dire tous ces termes qui sont les opposés dialectiques de l’événement, la singularité, la subjectivité », soit les concepts chéris par les penseurs de la forme de vie (page 31).

À une politique des « moments de grâce », fixée sur les « événements rares », ceux de l’explosion et de l’insurrection – et rien d’autre –, Frédéric Lordon oppose le retour et la réhabilitation de la politique de l’ordinaire, du temps régulier. Et d’affirmer : « Mais si les singularités seules absorbent toute pensée de la politique que nous reste-t-il pour penser l’entre-temps, pour penser politiquement ce qui se passe entre deux moments de devenir, entre deux repartage du sensible ? (…) le reste du temps, nous n’en continuons pas moins de vivre – « politiquement » ». (pages 51-52). « Est-ce que c’est avec de la poésie, en première instance, qu’on va nouer quelque chose avec des ouvriers, des syndiqués ? » s’interroge-t-il, en précisant que son scepticisme ne concerne pas les capacités, mais bien les conditions (page 34). Tout en reconnaissant, quelques pages plus loin, « que, dans une certaine conjoncture, les deux ensembles viennent à se rapprocher, peut-être même à se rejoindre, voire à se mélanger » (page 36).

Au fil des pages, Frédéric Lordon se prête dès lors à une critique des divers dispositifs de ce courant philosophique des formes de vie. Critique de la désidentification – « ça peut devenir une identité de se reconnaître dans la désidentification » (page 47), en prenant comme exemple l’expérience marquante de la ZAD –, critique du « citoyennisme », en ce que sa « visée du consensus, qui est le plus souvent la sienne est un déni de la nature fondamentalement antagoniste-conflictuelle de la politique » (page 113), critique également du désinvestissement des institutions. D’une part, dans cette perspective, l’institution se calquerait, voire se réduirait à celle de l’État du capital, sans tenir compte de la pluralité des institutions. D’autre part, l’idée même d’une destitution par contournement ou désertion, poserait problème : « laisser le pouvoir à l’état d’enveloppe vide, grotesque de n’avoir plus rien ni personne sur quoi régner (…) – merci on s’en va, vous restez si vous voulez, nous, nous allons faire notre vie ailleurs. Se retirer, donc, pour commencer, et, surtout, ne pas y revenir. C’est ici que tout le problème se noue. Est-il vraiment possible de « ne pas y revenir », avons-nous le choix de ne pas y revenir ? » (page 99). Le désinvestissement ne peut que se réinvestir dans d’autres institutions.

Cela témoignerait en réalité de l’insuffisance d’une pensée du fait institutionnel lui-même, étant par trop fixé sur l’institution formelle massive qu’est l’État, incapable dès lors d’affronter le refoulé, « les effets de retour » institutionnel (page 161). Il est inconcevable de vivre sans institution, parce que le social suppose, passe par une institutionnalisation. L’enjeu ne peut dès lors être de se débarrasser des institutions, mais de les reconfigurer autrement (page 110). Pour revenir au slogan qui fut à l’origine de cette réflexion, Frédéric Lordon écrit : « la seule question intéressante, ça n’est pas de l’être ou de ne pas l’être [gouvernable], mais par qui et comment. Or, la réponse à cette question se joue dans le concret des agencements. C’est là le lieu de la vraie discussion » (page 137). Soit, « comment dialectiser le constituant et le constitué, dans quelle sorte d’agencement organiser leur jeu ? » (page 192).

Pour affronter le capital, « entité macroscopique », il faut, selon l’auteur, une « entité de même échelle » : l’État (page 170). « Conçoit-on la sortie du capitalisme sous des figures « communautaires » ou bien l’envisage-t-on d’emblée à l’échelle macroscopique ?  » (page 233). Or, selon Frédéric Lordon, « la ZAD est un isolat dans le capitalisme et [que], like it or not, elle demeure branchée sur le capitalisme, sur sa division du travail, d’où continuent de lui arriver de multiples flux » (page 235). L’auteur ne croit pas à l’effet de la « tache d’huile ». Pour autant, s’il évoque à plusieurs reprises l’expérience de Lip, il ne discute pas les théories de l’économie solidaire qui se sont confrontées à cette question ; plus particulièrement en Amérique latine, autour de José Luis Coraggio.

Frédéric Lordon se prête alors à une politique fiction de la victoire électorale d’un gouvernement de gauche. Aujourd’hui, la finance a acquis une emprise et s’est « auto-verrouillée » (page 176) pour se mettre hors de portée, pour contrer toute remise en question depuis l’État, si bien, qu’au vu de la force du capital, il convient de revenir à la question stratégique du « point L » ; le point désignant un « état de guerre » ; et le L comme Lénine. L’auteur invite à « passer dans un autre régime de l’affrontement (…), ça veut dire en mobilisant des moyens littéralement extra-ordinaires, j’entends hors de l’ordinaire institutionnel de la fausse démocratie », qui impliquerait de passer outre le cadre constitutionnel, et d’opérer « un double arraisonnement immédiat : de la finance et des médias du capital » (page 180).

L’auteur plaide donc pour « la solution de l’affrontement global » (page 185), affirmant qu’« une expérience gouvernementale de gauche est impossible » (page 186). Au contraire, il faut la politique du nombre mobilisée dans la rue : « une politique de transformation sociale passant par l’État » est sous condition d’une « mobilisation de masse durable » et d’une transition métamorphosant la puissance politique, jusqu’à ce qu’elle se recristallise en « un tout nouvel appareil institutionnel de l’État » (page 189). Il en résulte une « terrible alternative » (page 201) : « soit la constitution centralisée, militaire même » de l’État ne se réalise pas, et la révolution échoue, soit, elle est mise en œuvre, comme ce fut le cas en 1917 du fait des bolcheviques, mais elle laisse un héritage « encombrant » dont il est difficile, sinon impossible de se défaire. Échappe à cette alternative, mais en raison de conditions très spécifiques, une expérience originale telle que celle du Chiapas, au Mexique, sous le gouvernement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). On regrettera cependant que la connaissance limitée de cette expérience ne permette pas à Frédéric Lordon de la discuter de manière plus fouillée.

Plutôt que d’abandonner ou de se moquer de l’évocation du « Grand soir », l’auteur appelle à le reconfigurer en tant qu’événement macroscopique ; justement ce que ne fut pas assez la place Tahrir. Là aussi, on aura aimé que soit discutée plus en détails cette question, en lien avec l’analyse d’Asef Bayat, Revolution without revolutionnaries. Making sense of the Arab spring(Stanford, Stand University Press, 2017). On le regrettera d’autant plus que de longues pages sont consacrées a contrario à la Commune de Shanghai et à la révolution culturelle chinoise, dont on est loin de partager l’intérêt de Frédéric Lordon. De même, il est dommage – dommage, mais finalement peu étonnant au vu de « l’oubli » qui entoure sa pensée – que ne soit pas discutéL’Institution imaginaire de la société (Paris, 1975, Seuil) de Cornélius Castoriadis.

À la célébration des cabanes par l’intellectuel radical-chic, Frédéric Lordon oppose les ronds-points des Gilets jaunes et l’émeute sur les Champs Élysées, qui lui semblent porteur de cette pression macroscopique (pages 216-217). De même, s’il critique « la bourgeoisie urbaine et cultivée » pour qui la mondialisation n’est devenue suspecte qu’à partir du moment où il s’est agi de « sauver la planète », et qui s’en est accommodé sans problème lorsqu’il ne s’agissait que de « sauver » les classes ouvrières du massacre silencieux, il reconnaît dans cette préoccupation environnementale, un levier important de mobilisation sociale (page 254). Il n’en reste pas moins que toute transformation radicale supposera une remise en question du bien être matériel, ce qui, en retour, exige « un primat du politique dans les têtes et dans les corps » (page 253).

« On ne rend pas l’événement permanent » conclut Frédéric Lordon (page 273). Il n’y a pas de dilemme avec ou sans institutions ; ce sera forcément avec. Il faut donc repenser et réhabiliter la stabilité. Non pas imaginer une fluidification totale de celle-ci, dont la scène idéale est celle de la liquidité financière – suite de flux « libres », sans points de fixation – mais, plutôt, appréhender ses formes et ses conditions. S’assurer de laisser du jeu dans la fixation, en faisant en sorte de ne pas figer la stabilisation ; en institutionnalisant la déstabilisation (et réciproquement). Soit, en fin de compte, être à même de mieux se confronter à la finitude humaine (page 287).

Des échanges plus réguliers, ainsi qu’une confrontation plus directe auraient permis d’explorer ces points de convergence poétique et politique que Frédéric Lordon effleure (page 34), bousculant le clivage des deux entrées en politique, et ouvrant de nouvelles pistes. Plus qu’un effet de l’intensité de la lutte, cette convergence n’est-elle pas aussi la condition d’une reconfiguration de la puissance publique ? De même, il manque une discussion de Bourdieu, dont se réclame l’auteur. Ne peut-on, en effet, émettre l’hypothèse que ses thèses sociologiques constituent moins un point d’entrée en politique qu’une évacuation de la révolution ? Serge Audier (La pensée anti-68. Essai sur les origines d’une restauration intellectuelle, Paris, La Découverte, 2008) rappelait que Bourdieu était passé complètement à côté de Mai 681Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… constitue un livre stimulant donc et qui invite à repenser à nouveau frais certains concepts philosophiques et politiques.


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