Michel Lequenne: Nous l’appelions «l’idole des jeunes»

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SOURCE : Blog de Mediapart

Michel Lequenne est mort, c’était le dernier des « dinosaures » qui, contre vents et marées, quand il était minuit dans le siècle ont transmis l’héritage révolutionnaire autant anti-capitaliste qu’anti-stalinien. Rappels d’une jonction d’une tradition non dogmatique avec des militants de la jeune génération des années 1970.

 

Je ne reviendrai pas ici sur sa biographie, d’autres la rappellent depuis que son décès a été annoncé, et on ne peut que renvoyer à la notice du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvements social (Le « Maitron »)[2], à la video enregistrée et mise en ligne par le Centre d’histoire sociale (CHS, devenu CHS mondes contemporains)[3] et de son Catalogue (pour mémoires) publié en 2009 aux éditions Syllepse[4]. Je me contenterai d’évoquer, à la fois souvenirs personnels mais que pour une fois je peux élargir à des souvenirs politiques qui peuvent être communs à une bonne part d’entre nous, je veux parler des jeunes militants lycéens et étudiants de la Ligue (Ligue communiste puis Ligue communiste révolutionnaire) du milieu des années 1970.

La première fois que je vis Lequenne, c’était dans une assemblée générale de la section Nord de la Ligue communiste, salle Lancry, en 1969. Je venais d’adhérer à la Ligue, et à 15 ans les débats qui agitaient l’organisation m’étaient souvent peu compréhensibles. Je me souviens simplement d’avoir remarqué ce « vieux » (il était alors quinquagénaire) qui détonait dans ce public jeune, sa voix aigue et je n’ai retenu que l’alerte, on pourrait dire une leçon, qu’il donnait à ceux qui étaient tentés de créer des « syndicats rouges » hors de la CGT, mais aussi des autres confédérations. Il est vrai que, à l’UAP me semble t-il (entreprise d’assurance), il était question de constituer une CGTU. Deuxième épisode, au troisième congrès de la LCR en 1972, où le débat sur les élections législatives de 1973 – l’union de la gauche venait de se former entre PCF, Parti socialiste et Radicaux de gauche – devait déboucher sur une éventuelle consigne de vote au 2° tour. La majorité, Filoche compris, qui considérait le PCF comme parti ouvrier et le PS comme parti bourgeois, s’apprêtait à faire voter aussi pour les Radicaux de gauche (bourgeois également). Les « vieux », Lequenne, Pierre Frank, et d’autres interviennent. Pour Lequenne – et ce fut une première leçon de sociologie politique pratique – PCF et PS sont tous deux des partis ouvriers, précisant : partis ouvriers bourgeois, « étoiles jumelles », quand l’un monte l’autre descend tant qu’un parti révolutionnaire n’émerge pas.

La véritable rencontre se fait au moment de la préparation du congrès de décembre 1974. Le contexte ; nous venons de vivre en 1973 la plus grande grève générale de la jeunesse scolarisée (Loi Debre), à Lip on se passe de patron, le mouvement des femmes se développe, le peuple chilien a été écrasé : en 1974 le mouvement des comités de soldats se développe, on parle du « mai des banques » avec une grève qui s’installe et qu’interrompt la mort de Pompidou, François Mitterrand frôle la majorité aux présidentielles, le processus révolutionnaire portugais est ouvert avec un acteur atypique, le MFA (« Mouvement des forces armées »). Dans tous ces mouvements on constate que LCR et PSU convergent dans les pratiques.

Dans le secteur jeunes de la Ligue, notamment son secrétariat lycéen majoritairement, nous sommes partisans de la constitution d’une organisation de jeunesse de la Ligue, avec son autonomie structurelle, ce qui a été rejeté par la majorité, et ce depuis le congrès de Rouen (1970). C’est Jean-Jacques Samary (Wepler) qui suit les jeunes du 17è arrondissement, qui nous propose de rencontrer Michel Lequenne, partisan de la construction d’une organisation communiste de jeunes, et qui nous soutient, pour envisager de constituer une tendance pour le congrès. J’ai en mémoire la rencontre de quelques-uns d’entre nous chez Catherine Samary qui accepte d’en être.Ce sera la tendance 3 (T3). Curieux attelage avec une bonne part du secteur jeunes, de la majorité des « anciens du PCI »[5] encore à la Ligue, de féministes (époque des débats sur les « groupes Sand »[6]), de travailleuses et travailleurs cégétistes (groupe de Clermont Ferrand), de cédétistes, de partisans d’un syndicalisme aux armées.

Je ne sais pas ce qu’il en est pour mes autres camarades de l’époque, mais pour moi ce fut une découverte, celle d’un marxisme non ouvriériste et une ouverture à une lecture sociologique, matérialiste, des réalités sociales et les conséquences politiques de cette approche. Qu’est-ce que la formation sociale des pays développés comme la France ? Non, le prolétariat ne se réduit pas à la seule catégorie ouvrière, il s’est étendu et on ne peut caractériser les étudiants, les lycéens, les employés, les postiers de « petits bourgeois » au prétexte qu’ils ne produisent pas de plus-value directe. Pour les postiers d’ailleurs, la grève générale de 1974, en plein débat préparatoire du congrès, en est une démonstration pratique. La compréhension de la transformation sociale permet d’appréhender la CFDT, l’attractivité qu’elle exerce auprès des nouvelles couches du prolétariat dans le tertiaire, comme auprès de jeunes combattifs ou de déçus de la CGT.  La Ligue appliquait à l’époque la “priorité à la CGT”, était frileuse à l’idée du syndicalisme dans les casernes, certes dans les mouvements, mais pas toujours à l’avant-garde théorique et programmatique. Nous travaillions sur documents historiques ou contemporains : articles, textes, statistiques… Ces instruments – un legs de Lequenne – demeurent toujours les miens, et donnent les moyens par exemple de comprendre les Gilets jaunes.

Autre apport, la question du front unique, non seulement dans les luttes mais pour offrir des perspectives politiques. A l’époque, c’est la mise en avant d’un « gouvernement PS-PCF », et le retour sur des textes produits par la IV° Internationale, dont un de Michel Pablo dans la revue Quatrième internationale[7]. Michel Lequenne, pour qui Pablo portait la responsabilité première de la scission internationale de 1952, alla même jusqu’à montrer en exemple de ce qu’il fallait faire la une de l’Internationale, journal de l’AMR (Alliance marxiste révolutionnaire, “pabliste”), qui titrait « gouvernement PS-PCF appuyé sur des comités ». Michel Lequenne, avec l’apport de la psychanalyse, et avec l’exemple honni du lambertisme, amenait à ne pas limiter aux grandes organisations les déformations et dégénérescences bureaucratiques, mais à mettre à jour les phénomènes de pouvoir y compris dans les petits groupes[8]. Ce qu’en sociologie politique on appelle  les « rétributions symboliques ». Forte de 20% des voix, la tendance permit à Michel Lequenne de revenir au bureau politique, et de se dissoudre à la fin du congrès. Au repas post-congrès, quand on se repasse le « film » des séances, des imitations (Klein, de l’édition, excellent !) et des chansons. Parmi lesquelles une consacrée à Michel : « On m’appelle l’idole des jeunes » mais dont les paroles ne furent malheureusement pas portées sur le papier et se sont ainsi envolées… Marx, Trotsky, les questions du mode de vie, Freud, Breton, beaucoup de centres d’intérêt communs.

Mis sur « de bons rails », pour certains d’entre nous, le train nous amena un peu plus tard à rencontrer les « pablistes » (les « vrais » de Michel Pablo) puisque l’AMR était rentrée au PSU, étant aussi favorables à accélérer le mouvement de rapprochement entre les deux organisations. Nous étions dans les mêmes organisations syndicales, et des mouvements, on parla donc politique et perspectives communes. Nous en avions parlé une fois à Michel, au café, Chez Robert, impasse Guemenée. Il nous mit en garde contre Pablo, comme s’il nous mettait en garde contre la diable. Il ne fut pas du groupe Carrefour[9] ni de l’aventure des Comités communistes pour l’autogestion en 1977, nous en voulant de le laisser un peu seul pour continuer le combat dans la Ligue. Il y eut d’autres rencontres, d’autres croisements, discussions, divergences (sur l’autogestion notamment) et donc d’autres histoires. Souvenir de sa cape, son grand chapeau, dans un atelier de lithographie juste à côté du local. Non dogmatique, mais semblant parfois s’être arrêté sur certains épisodes, il pouvait être sensible à certains nouveaux visages des mouvements sociaux comme les jeunes, les femmes, peut-être pas à tous. Mais en tout état de cause il avait semé les bonnes graines.

[1] Contre vents et marées. Les révolutionnaires pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Savelli, 1977, Mémoire d’un dinosaure trotskiste, Paris, 1999.

[2] https://maitron.fr/spip.php?article140297

[3] https://chsprod.hypotheses.org/michel-lequenne

[4] https://www.syllepse.net/le-catalogue-pour-memoires–_r_89_i_446.html. Il y a également publié La révolution de Bilitis, en 2008, Grandes dames des lettres, en 2011, ainsi que Le trotskysme, une histoire sans fard, en 2005, disponible en téléchargement sur le site http://lequenne.michel.free.fr/Telechargement/LTUHSF_2018.pdf.

[5] Le Parti communiste internationaliste en 1968 compte 180 militants. La fusion PCI/JCR à l’été 1968 donne naissance à la Ligue communiste. Bien évidemment, la JCR est plus nombreuse et semble « noyer » les anciens, et même les « écarter », ce qu’explique Lequenne.

[6] Du nom (pseudo) de la camarade Sand qui propose des réunions non mixtes de femmes, ce qui suscite une opposition vive.

[7] Sur le « gouvernement ouvrier et paysan », Quatrième internationale, spécial « revendications transitoires », juin-juillet 1946.

[8] « Continuité et discontinuité du « lambertisme ». Contribution à l’historie d’une dégénérescence », Critique communiste n° 7, mai-juin 1976.

[9] Texte « La civilisation au carrefour, la Ligue au feu rouge », référence à la révolution scientifique et technique et au livre de Richta (collectif tchèque), La civilisation au carrefour, Paris, Anthropos, 1969.


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