Nous avons réalisé le 5 février, pendant près d’une heure et demie, une interview de 4 grévistes au Technicentre Atlantique SNCF, à Châtillon (92), le mercredi 5 février. Nous y avons rencontré 3 agent.e.s cheminot.e.s, Dorothée, « Djo le Cheminot » et Jean-Yves. Manu, gréviste d’un dépôt de bus RATP voisin, a noué de forts liens de solidarité avec ces grévistes cheminot.e.s d’avant l’heure ; présent sur leur piquet de grève, il a également participé à cette interview collective. Dorothée est cheminote SNCF, au statut depuis deux ans et demi. « Djo le Cheminot » (50 ans), a été embauché il y a un an à la SNCF, mais n’a pas le statut cheminot : il est contractuel. Jean-Yves (39 ans) est le plus ancien dans la boite : il est à la SNCF (au statut) depuis 1998.
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Présentation du Technicentre SNCF Atlantique
Pour que tout le monde comprenne bien ce que vous faites, vous pouvez expliquer en quelques mots ce qu’est le Technicentre ? De quoi êtes-vous chargé.e.s ?
Jean-Yves : On peut imaginer le Technicentre comme deux demi-sites : un qui fait des maintenances dites de niveau 3, à savoir les visites programmées, de vérifications, comme sur votre voiture. Et pour finir l’amalgame avec la voiture, ici on est sur Châtillon-Bas, où on traite la version Renault-Minute. En gros, tu vas faire ta vidange, changer tes plaquettes. C’est ce qu’on fait ici. En gros, notre rame va rester de une à douze heures en nominal. Ça peut s’étendre… et ça s’étend…
Et sur Châtillon-Haut ?
Jean-Yves : Châtillon-Haut c’est de la visite programmée, quasi-exclusivement. Ou de très grosses opérations, choc ou autre.
Dorothée : Ça reste jusqu’à une semaine, beaucoup plus longtemps
Djo : changement d’essieux, bogies, pantographes aussi…
C’est ici que se fait la maintenance de toutes les lignes du TGV Atlantique, c’est-à-dire au départ de Montparnasse ?
Djo : C’est ça
Dorothée : Et on ne fait que du TGV
Djo : et du Ouigo
Jean-Yves : qui est un TGV
Pouvez-vous nous expliquer un peu ce qui se passe ici ? Pour avoir le contexte sur le Technicentre ? Combien de salarié.e.s ? Proportion hommes/femmes ? Et le boulot, de manière générale ?
Jean-Yves : pour le nombre de salariés, on tourne dans les 700
Dorothée : 700-750, pas plus que ça. Il y a deux sites, Châtillon-Haut et ici c’est Châtillon-Bas.
Jean-Yves : Pour Châtillon Bas, c’est 200
Dorothée : La proportion de femmes, ce n’est pas beaucoup.
Jean-Yves : Dans les métiers de la maintenance, c’est très masculin.
Dorothée : Il y a des femmes dans les bureaux. Pour tout ce qui est service-RH, il y a des nanas. Mais sur Châtillon-Bas, il me semble qu’on est 3, sur plus de 200. En termes d’agents d’exécution…
Il y a 200 personnes qui travaillent ici et 500 plus haut ?
Jean-Yves : A la louche, oui. Du coup il y a des contractuels qui arrivent, jeunes embauchés, à 50 ans…
Dorothée : On a même un intérimaire de 68 ans. Et il cravache !… Il bosse dans le froid, sous la pluie, sous la neige…
Jean-Yves : Moi j’ai peur de le perdre régulièrement. Un mec qu’on fait bosser en 3 x 8, de nuit… Il a du mal à s’adapter… N’importe qui aurait du mal dans cette position-là. Tu pars sur un boulot technique, physique, à des heures indues…
Djo : Il faut expliquer : il a 58 ans au niveau de ses papiers. Mais physiquement il a réellement 68 ans. Mais il est là, il bosse avec nous, il fait les 3 x 8 (matinées, soirées et nuits).
Sur les qualifications, il y a quels métiers ? Parlez-nous un peu de la hiérarchie. Comment ça fonctionne ?
Jean-Yves : Sur Châtillon-Bas, sur nos parties (mécanique et aménagement), on a 6 équipes théoriquement de 6 agents (ça se traduit par 3 agents dans la majorité des équipes). Ces équipes sont chapeautées par un chef opérationnel. Au-dessus, il y a des dirigeants de proximité. Chacun de ces dirigeants de proximité s’occupe de deux équipes, les fameuses petites VAC de 6 agents. Ces gens-là sont tournants. En gros on tourne pour ces 6 VAC, avec 3 DPX (dirigeants de proximité) qui vont tourner. Et au-dessus, il y a les dirigeants d’unités opérationnelles…
Du coup, pour une seule personne, il peut y avoir plusieurs DPX ?
Jean-Yves : On en a 3 en fait… Flottants. Ils sont pré-affectés, en fait. Moi par exemple, j’en ai un. La semaine d’après, ça sera l’autre, en opérationnel…
Ces gens-là, ils viennent plutôt du terrain ? Ou ils ont fait autre chose et on les a envoyés, on les a mis là pour… ?
Jean-Yves : On les prend en profil terrain à l’origine… Chez nous c’est le cas, en tout cas.
Dorothée : Ça dépend des équipes. Moi je suis à la conduite, je suis jockey au « produit train ». Nous, on a 3 DPX aussi. On est censé.e.s être 8 par équipe, mais on est… 4. Mais là, on est en pleine restructuration, donc c’est un peu plus compliqué. Ils font des roulements. Mais on a 6 équipes et on 3 DPX, les dirigeants de proximité. Il y en a un qui est issu du terrain et il a passé un concours interne à la SNCF pour avoir son poste, et les deux autres sont des étudiants de BTS, qu’on a un peu balancés là…
Toujours dans le même ordre d’idées, sur les traditions de luttes qui existent éventuellement sur le centre ici, la question de la syndicalisation, et sur les projets de la direction en général, qu’est-ce qu’on peut dire sur Châtillon ?
Jean-Yves : Même question que tout à l’heure : on remonte jusqu’à quand pour cette question ?
Disons, la dernière période, les deux dernières années en gros, pas plus…
La grève « sauvage » d’octobre 2019
Jean-Yves: Pour ma part, les deux dernières années il ne s’est rien passé, littéralement, jusqu’à octobre dernier. On a eu une agression de la part du patron qui nous a dit : « je vous enlève 12 repos, c’est cadeau. Bref, on a posé la caisse à 200, et on a retourné la situation
Du coup il a retiré son…
Jean-Yves : Il a mis entre 48 et 72 heures à retirer son projet, partiellement. Il a fallu affiner en 2-3 jours pour à peine récupérer l’organisation d’auparavant. A savoir, on n’était pas contre une modification des horaires mais on voulait un respect de ces 144 repos, les repos secs…
Dorothée : Lui, il voulait défoncer nos vies… Il nous tue à petit feu, mais là…
Djo : Il nous a préparé 4 scénarios.
Dorothée : On travaille actuellement à peu près 75 nuits par an. Il voulait nous faire travailler 154 nuits par an. Il voulait nous faire travailler des séries de 9 heures. Au lieu de faire 8 heures par jour, on devait faire 9 heures par jour ; des nuits supplémentaires ; 12 jours de repos en moins à l’année. Enfin, un truc catastrophe où tu n’as plus de vie, tu n’as plus rien. Nous n’étions pas contre des changements d’horaires : on voulait des meilleurs horaires. Actuellement, déjà, on a des copains à la méca ou d’autres, à l’électrique, et ils font des séries de 6 nuits. C’est énorme. On a dit : « on veut des changements d’horaires pour nous, pas pour vos trucs de production, pas pour vous faire de chiffre ».
Jean-Yves : Aucun consensus, en fait ! Il a dit ; « Voilà, c’est les nouveaux horaires ! »
Djo : 12 jours de repos en moins et 22 heures de travail en plus, c’était ça, leur projet. L’être humain, ils s’en foutent. Qu’on ait des vies de famille, des enfants, ils s’en foutent aussi, ils ne veulent pas le savoir. Voilà pourquoi on s’est mis en mouvement de grève. C’est parti sur un coup de tête, sans poser de déclaration individuelle d’intention de faire grève (D2I).
Jean-Yves : Il y a eu une grosse AG houleuse entre agents
Djo : On avait fait une AG auparavant. Il y a une DCI qui avait été posée, une demande de concertation. Et ensuite, en vrai le mouvement est parti sur…
Dorothée : Ça devait être un truc carré avec un préavis et tout…
Djo : Oui, à la base. Mais c’est parti sur un coup de tête. C’est l’équipe de nuit, je me rappelle plus quelle VAC où il y aurait eu un chef qui aurait…
Dorothée : J’y étais, moi. Ce qui s’est passé, c’est qu’on était en AG, on discutait, et un chef est venu et a dit : « ça suffit vos conneries ; c’est bon, descendez » et tout. Nous étions déjà un peu chauds parce qu’il fallait attendre le préavis… Une fois faite la concertation immédiate, le patron te reconvoque ; tu dois le revoir ; ensuite tu as encore un délai pour le préavis, et une fois que tu as le préavis, tu as encore un délai pour pouvoir entamer officiellement la grève. Ça fait de 8 à 15 jours à attendre avant de pouvoir partir en grève. Les gars étaient à bout, ils en avaient marre. Mais au début, ça faisait un peu bizarre, parce qu’on était en AG, et il y a un gars qui a dit : « ça serait bien qu’on arrête de bosser maintenant ! Pourquoi on attend ? J’ai pas envie de bosser. On arrête ! ». Du coup si on arrête, on appelle le patron, et on a toute la procédure : un cadre d’astreinte vient demander ce qui se passe ; une fois qu’il a vu ce qui se passe, il appelle le patron, et le patron se déplace… ou pas. Le but c’est de nous faire reprendre le boulot sans déplacer le patron. Il y a donc toute une procédure. On parlait un peu de cette procédure-là et on a dit – on devait être une quarantaine – « on fait quoi ? Est-ce qu’on pose la caisse, et qu’on arrête de bosser ? ». On a dit qu’on allait le faire à main levée. On regarde combien on est et on était une quinzaine là. On se dit « C’est pas assez, quinze ! ». Mais on a dit : « si les quinze là, ils arrêtent de bosser, est-ce que les autres suivent ? ». Et là, toutes les mains se lèvent. On se dit : « c’est bon là, on arrête de bosser ». Et les conducteurs – moi et le copain qui est là, on était les deux seuls à être à cette assemblée générale-là, ils étaient au boulot. Alors on s’est dit : « on va aller voir les conducteurs et on va leur dire qu’on a arrêté de bosser et qu’ils arrêtent aussi de bosser ». Quand on est arrivé et qu’ils nous ont vu.e.s débarquer – quarante bonhommes – ils ont dit : « on arrête aussi en fait… ». C’est vraiment comme ça que ça s’est passé. Je pense que c’était l’expression la plus pure du « on-en-a-marre-de-subir-et-de-se-faire-exploiter », sachant que nos chefs nous parlent super-mal, qu’il y a énormément de répression, énormément de pression… Ça faisait beaucoup d’années qu’on subissait en pleine gueule la nouvelle ligne managériale de la SNCF… Ça parlait de suicide à la SNCF et ça parlait d’énormément de choses. Ça se voyait que les gars en avaient marre, moi la première : j’en ai marre de subir. Moi en tant que nana, je subis énormément de pression aussi. Différente de ce que subissent les collègues hommes. J’en ai des belles et des pas mures avec la direction ici… Bref, c’était un peu le ras-le-bol.
- Etre une femme travailleuse au Technicentre Atlantique
Tu sens qu’en tant que femme, tu as des pressions différentes de tes collègues hommes ?
Dorothée : Je ne le sens pas… je le vis tous les jours ! Je n’ai pas de lieu de travail, pas de vestiaire adapté. On me demande quand je veux faire un gosse. J’ai un DPX qui est « chef des ovaires »…, qui me dit que s’il divorce, c’est de ma faute. Moi, quand je suis arrivée, ils me l’ont dit d’entrée de jeu… Je suis la deuxième nana à être arrivée. La première a été embauchée dix ans avant moi, elle est au service. Moi, ils m’ont dit : « s’il y a un problème, c’est pour ta gueule ! ». On me l’a fait comprendre clairement : s’il se passe un truc, c’est pas les mecs qui ont un problème, c’est toi qui les perturbes, ils ont pas l’habitude. Il m’a dit : « on n’a pas l’habitude d’avoir des femmes à la SNCF… ».
C’est ton chef qui a dit ça ?
Dorothée : oui.
Djo : Pourquoi ils t’ont embauchée, alors, ces cons ? Je ne comprends pas, là… S’il se passe quelque chose, c’est de ta faute à toi ? Ce n’est pas de la faute des autres ?
Dorothée : Non ! S’il y a un problème, c’est moi
- Octobre : une situation explosive pour la SNCF
Djo : Moi, à la base, je viens du privé. J’ai bossé pour Vélib pendant dix ans, ils le savent. Je leur ai raconté, à mes camarades qui sont là. Et en arrivant là, je me suis dit : j’arrive dans une société dans le secteur public. Et en fin de compte, non ! La façon de manager m’a fait penser à la société où je travaillais avant. Et puis j’entendais parler les camarades sur leurs conditions de travail, au niveau salaires, au niveau sous-effectifs. Il n’y a pas de reconnaissance dans le métier. Et je me suis dit que j’étais arrivé dans une poudrière. Et je me suis dit : ça va péter. Et 8 mois après, ça a pété, on est arrivé au fameux blocage de 11 jours où on a bloqué la moitié de la France. On était à une journée de faire fermer la Gare Montparnasse, ce qui aurait été historique. On avait les chiffres et tout.
Dorothée : Je crois que ce n’est pas arrivé depuis la Seconde Guerre Mondiale. Même en 1995, je crois qu’elle n’a pas fermé, la Gare Montparnasse.
Djo : On a été soutenus. Des anciens sont venus nous voir. Pas mal de camarades de dépôts sont venus nous voir pour nous dire : « ce que vous faites, c’est historique, c’est bien, il faut continuer ! ». On leur a donné un autre espoir. Ils disaient : « vous avez fait en sorte que les cheminots relèvent la tête ». Et quelque part, on a fait savoir à la France que nous, la maintenance, on existait ! Les petites mains qui réparent les TGV, on est là. C’était nous, 200 salariés et un petit bout de femme qui bloquions la moitié de la France
Manu : Ce n’était pas évident. Au début, ils n’avaient pas conscience de leur force.
Djo : Au départ, non. Il a raison de dire ça ! On n’avait pas de liens. J’ai remarqué : quand on allait sur rame, on remarquait les électriciens ou les caissiers, c’était « Salut, ça va ? ». Il n’y a pas de liens. Tu ne sais pas ce qu’il écoute comme musique, s’il a des enfants… tu vois ? Ce mouvement a fait en sorte qu’on a tissé des liens entre nous. Moi je ne connaissais pas la moitié, même 100% des gens, je ne les connaissais pas. Je ne savais pas qu’elle s’appelait Dorothée. Je connaissais, bien sûr, Jean-Yves… Ça a été super fort, ce moment-là. Ça a créé des liens, ça nous a soudés entre nous. C’est ce qui a fait qu’on est restés sur douze jours. Et depuis on essaye de faire que ces liens existent toujours.
Du coup, il n’y a pas eu de division entre personnes au statut et contractuels dans la grève. Toi, ça ne fait pas longtemps que tu es là, et tu y es allé…
Djo : Moi, je suis rentré vite dans la bataille parce que j’ai déjà un passé syndicaliste. J’ai été élu DP, ensuite j’ai été représentant au CE, CHSCT, j’ai terminé DS. Moi, j’ai des convictions, je suis arrivé avec mais j’ai préféré fermer ma gueule et rien dire à la direction. Pour m’embaucher, ils m’ont demandé : « on peut appeler ton ancienne boîte ? ». Je leur ai dit : « allez-y ». Je savais que ça n’existait plus la boite où je bossais parce que le contrat avait été perdu… Ils ne savaient pas. Et quand ils m’ont vu démarrer [la grève], ça leur a fait tout drôle. Et on me l’a fait comprendre : les regards déçus, les façons de dire bonjour. Moi, je me suis fait embaucher, excusez du mot, c’est pas pour me faire enc… Je viens, j’ai des convictions, je préfère défendre mes droits, on a des droits. Je ne vais pas baisser la tête devant le patron. On a assez baissé la tête. Ici, là, ils ont assez baissé la tête. Il arrive un moment, il faut la relever…
- Se réapproprier le droit de grève
Dorothée : Il y a aussi un autre truc important, c’est la réappropriation du droit de grève. Aujourd’hui, il faut un préavis, il faut se déclarer 48 heures avant. Il y a toute une procédure qui fait que plus ça va, plus… Cet été, ils voulaient attaquer sur le truc de passer le préavis de 48 heures à 72 heures pour les gens des transports. Ça n’est pas passé mais ils avaient cette idée-là en tête. Aujourd’hui, ils parlent de réquisition des grévistes dans les transports publics, comme s’il y avait un truc de vie et de mort pour un service minimum dont on ne sait même pas ce que c’est. Donc, on devrait trois jours de carence, et puis après on pourrait venir te chercher chez toi, à coup de policiers, pour te dire « faut que t’ailles bosser » parce que tu as un droit de grève mais on s’en fout !… Un peu comme les soignants, comme le personnel hospitalier. Mais faire grève, c’est un droit. C’est le seul moment dans notre vie où on n’est plus subordonné à notre patron. C’est le seul moment dans notre vie où on est maitres de notre vie, de ce qu’on fait.
Djo : C’est nous qui décidons.
Dorothée : Voilà, c’est nous qui décidons. En fait, là, ça fait plus de 60 jours qu’on est en grève là tous ensemble, et c’est les rares fois dans nos vies où on ne se lève pas le matin parce qu’il faut aller travailler. On se lève le matin et on s’organise nous-mêmes. Ce n’est pas : le patron a organisé des horaires pour moi, donc je lève selon ce que veut mon patron ou mon entreprise, selon ce que veut le système, parce qu’il faut à 8 h être à la banque, parce qu’il faut à 9 h être au taf, et plein d’autres choses. Et aujourd’hui, quand on se lève, on a un programme. On se voit la veille et on dit : « demain on fait ci, demain on fait ça. On dort la nuit. Quand même, ça fait 60 jours qu’on dort la nuit. Ça fait des années qu’on n’a pas dormi la nuit, toutes ces nuits. 60 jours d’affilée, ça fait des années qu’on ne l’a pas fait.
- Octobre : une victoire à consolider
Djo : Mais en même temps, il faut dire ce que nous a rapporté le mouvement, ces fameux 12 jours. Au bout de 48 heures, comme disait Jean-Yves.
Jean-Yves : 48 heures, une esquisse ; 72 heures, une avancée. On considère qu’au bout du 4e jour, on était retourné au contrat initial. Donc avec un nombre de personnes au statut, aux 144 repos, les fameux 144 repos. Reste à déterminer la formalisation de ces nouveaux horaires, et c’est en train de se faire, avec deux de nos collègues, qui ont quitté le piquet pour aller gérer ça. Ça traine, ça traine. Donc on ne peut pas encore parler de victoire sur ce mouvement d’octobre. Une victoire partielle, certes ! Mais…
Dorothée : Ils sont tentés de revenir sur ce qu’ils ont promis…
Jean-Yves : Oui. Il y a des écrits, des signatures du patron, mais néanmoins ils essayent de revenir dessus. Il faut surveiller ça de près.
- Difficile de réprimer une grève illégale, mais si massive !
Le fait que vous n’ayez pas attendu d’avoir les D2I et compagnie, du coup, vous n’avez pas eu de répression par rapport à ça ?
Dorothée : Ils ont essayé mais… mettre 200 personnes en conseil de discipline. Sachant qu’il y a un conseil de discipline par semaine.
Jean-Yves : On nous a envoyé des demandes d’explication, néanmoins
Djo : On est venu nous les remettre en mains propres
Dorothée : En mains propres, et après ils les ont envoyées par la Poste ;
Djo : Effectivement
Dorothée : En fait c’est plus pour faire peur. Concrètement, faire passer 200 personnes en conseil de discipline et vraiment aller jusqu’au bout de la procédure, ça fait un truc illégal, donc du coup on va les sanctionner, donc c’est quasiment impossible. Si on n’avait pas été 200, si on avait forcé, ils auraient peut-être coupé les grosses têtes, en fait. Celles qui dépassent, ils les auraient coupées. Ils auraient été en conseil de discipline, on se serait fait avoir.
Djo : Ils ont vu que le mouvement restait soudé…
Dorothée : Ils n’ont pas réussi à réprimer comme ils auraient voulu faire.
- Châtillon-Bas et Châtillon-Haut
Mais vous parlez de tout ce Technicentre ?
Djo : Non, c’est ici, en bas.
Seulement en bas ?
Djo : Oui. On a essayé de les motiver en haut, on est monté les voir pour qu’eux aussi se mettent dans le mouvement, pour qu’en même temps, ils posent aussi leurs revendications. Parce qu’on est le même Technicentre…
Jean-Yves : On avait pris soin de tourner pour aller les voir, voir leurs problématiques à eux aussi, ils sont amenés à fonctionner eux aussi avec des demi-effectifs – des opérations qui nécessitent deux bonshommes, le mec il est tout seul et va passer un temps de malade à faire le boulot – donc oui, on est allé chercher à droite, à gauche.
Djo : On a essayé de les secouer.
Jean-Yves : Mais on a eu du mal. On a eu du mal à fédérer, finalement.
Cette réorganisation, elle était locale ? Châtillon-Bas, seulement ?
Jean-Yves : Oui. En fait, elle voulait éclater un accord local.
Djo : Qui datait de plus de 20 ans.
- Extension à d’autres Technicentres
Il me semble qu’il y a le Landy, aussi, qui s’est…
Jean-Yves : Oui. On a impulsé, après ça a suivi.
Djo : Notre mouvement a fait en sorte d’impulser d’autres mouvements sur le Landy et sur d’autres Technicentres. Ils se sont dit : « qu’est-ce qui se passe à Châtillon »… et puis : « Ah bon, il se passe ça… » Ils ont mis un petit peu de temps à démarrer. Mais on leur a donné la force et c’est ce qui a fait qu’eux aussi se sont réveillés.
Donc c’est vraiment parti d’ici et après ça a essaimé sur d’autres Technicentres.
Djo : Effectivement.
Jean-Yves : Et puis le 5 décembre est arrivé, bien préparé…
- Syndiqué.e.s et non-syndiqué.e.s au Technicentre de Châtillon
Pour revenir à la question que je posais tout à l’heure : en termes de syndicalisation, de forces syndicales présentes, il y a quoi ici ?
Jean-Yves : Moi je suis non encarté, donc amuses-toi bien !
Djo : Pour les organisations présentes ici, il y a Sud Rail, la CGT Cheminots. Quoi d’autre ?
Dorothée : Il y a FO, ils ont un délégué, mais on ne les voit pas beaucoup. Ils ne sont pas représentatifs. Je crois qu’il y a un délégué FO. Il y a l’UNSA, mais c’est plus l’encadrement, l’UNSA. Il n’y a pas la CFDT, ils ne sont pas représentés. Il y a des syndiqués CFDT mais ils n’ont pas de liste, ils ne sont pas assez représentatifs, ils n’ont pas de délégués. Il y a quelques délégués de l’UNSA…
Djo : Lesquels sont vraiment représentatifs alors en pourcentage ?
Dorothée : CGT et Sud Rail.
Donc les plus importantes forces syndicales ici c’est CGT et Sud Rail ?
Dorothée : Oui, pour les gens de l’exécution.
- La base, les syndicats et la grève d’Octobre
Djo : En même temps, le mouvement qui a été impulsé en octobre-novembre, n’a pas été impulsé à la demande des OS. C’est venu de la base, c’est nous qui avons décidé. Mais on a eu besoin d’eux pour qu’ils puissent nous diriger. C’est eux qui nous ont mis en tête d’organiser les AG…
Jean-Yves : Ils ont fait leur métier…
Djo : Oui, bien sûr. Au début dans les médias, on disait que le mouvement était parti par rapport à Sud Rail ou la CGT… Alors que non !
C’est dans les médias qu’ils ont inventé ça ?
Djo : Oui, effectivement
Jean-Yves : J’ai trouvé ça beau, pour une fois : le syndicat utilisé à son plus bel effet, à son plus simple effet : les ouvriers ont une doléance ; avant même de la relever, ils commencent le travail ; le syndicat vient les soutenir. Magnifique !
Manu : Là, je sais qu’on est sur une interview, mais c’est une question qu’on devrait méditer longtemps. Moi je trouve qu’on ne créé pas assez dans nos AG. Pourquoi on est sur des traditions ? Pourquoi on essaye de suivre les syndicats et leur façon de faire ? Pourquoi on n’invente pas une nouvelle façon d’être en AG ? Moi ce que j’ai remarqué ces deux derniers mois, c’est qu’en AG, on n’a fait qu’imiter, on a caricaturé le système représentatif de l’Assemblée nationale, des choses comme ça. Et on doit réinventer…
Jean-Yves : On est dans un carcan, je suis d’accord. Faut prendre le meilleur pour avancer, mais c’est vrai que les AG, ça fait un peu rouillé…
On a prévu toute une série de questions vers la fin de l’interview pour pouvoir les développer parce qu’il y a certainement beaucoup à dire.
Retour sur la grève perlée du printemps 2018
Mais je voulais juste revenir sur une chose : la grève du printemps 2018, la grève perlée 2 jours par semaine entre avril et fin juin 2018, elle a été suivie ici ? Et dans quelles proportions ? Ou pas du tout ? Comment ça s’est passé ?
Djo : Je n’étais pas encore présent ici.
La grève du printemps 2018 sur la réforme ferroviaire…
Jean-Yves : Moi je ne l’ai pas faite du tout parce que je n’y croyais pas du tout. L’excellence opérationnelle, les différents outils d’organisation des équipes et les roulements qu’on a, faisaient en sorte que, de mon petit point de vue – je parle de l’organisation des agents aussi – il n’y avait aucune chance que ça fonctionne, que ça impacte réellement, en fait. Rendez-vous compte de l’exemple de la grève d’octobre. Il a fallu deux semaines à tout le monde pour imaginer qu’on puisse fermer la porte de Montparnasse. Alors, franchement, la grève perlée, à part perdre des thunes et la confiance en les personnes qui ont vendu ça, en connaissance de cause… Non, bref, je n’avais aucune confiance ! Bref, j’ai bien travaillé à cette période !
Manu : Il y a un collègue qui n’est pas là aujourd’hui, c’est Clément, donc je vais parler en son nom, parce qu’on en a parlé beaucoup en 2018. Il y a cru vraiment très fort. Au Technicentre, il a fait quelque chose comme 72 jours de grève d’affilée, et dès le départ, il savait que c’était une très mauvaise idée, que ce n’était pas viable. Ils avaient perdu dès le premier jour parce que ce système de grève perlée…
Jean-Yves : on ne grève pas pour les symboles !
Manu : Voilà, on ne grève pas pour les symboles. Et c’est, par contre, énormément d’aigreur, chose que j’ai constatée chez tous les agents SNCF des deux premières AG RATP-SNCF. Beaucoup d’aigreur qui en est restée et qui a éclaté ces deux derniers mois, en fait. C’était beaucoup cette aigreur de 2018. Ah ! Ils l’ont eu mauvaise !… Alors, peut-être qu’il n’y en a pas beaucoup qui ont suivi à cause de ça ; ils ont été déçus. Mais en tout cas, chez ceux qui ont suivi la grève des deux derniers mois, ils avaient…
Jean-Yves : Il y avait quand même des grévistes… Moi j’ai fait partie des quelques « connards » qui ont décidé que ça ne fonctionnerait pas… Tu me diras : « on aurait tous suivi… ». Ben non, non plus ! Parce que forcément, avec ce système-là, tu avais des gars qui bossaient suffisamment pour sortir le minimum de trains. Donc on ne bloquait rien. Je ne vois pas l’intérêt d’une grève sans réussite. Je veux dire : tu vas lancer un mouvement… en sachant qu’il ne va rien donner ! A part te faire perdre des thunes… Le patron il est content ! Tu lui fais pas de cadeau, non plus !…
Djo : Je ne vois pas l’intérêt d’une grève comme ça…
De l’expérience de 2018… à la grève depuis le 5 décembre 2019
Et du coup, est-ce que vous voyez un changement de perception de organisations syndicales après cette grève, une perte de confiance, ou… ?
Jean-Yves : Bah, bien entendu ! Tu pars déjà sur cet exemple de 2018, qui a réussi à en décevoir pas mal… Tous ceux qui ont voulu y croire.
- La grève actuelle, ses rythmes et le rôle de « l’outil syndical »
On va aussi parler de la grève du 5 décembre, ou on te demande de faire des pauses, indirectement… Ce n’est pas exactement ce qui a été dit, mais voilà !… On repart dans deux semaines… La masse des grévistes, elle demandait une grève générale. La seule chose qu’on attendait de ces outils de lutte, c’était de faire cet appel, afin de fédérer quelques âmes de plus. Quelques milliers, quelques millions ! Et littéralement, ça ne s’est pas fait. Bref ! On a toujours l’impression, en fait, de se faire éteindre… de subir les consensus de ces personnes payées par le patron, directement !
Djo : Grève oui mais nationale ! Il faut qu’on fasse la grève nationale, mais à Paris, faire monter tout le monde à Paris. Là il y a plus d’impact.
Jean-Yves : On considère que c’était leur boulot ! La grande majorité des centrales syndicales était pour le retrait. A un moment, tu ne peux pas te permettre des revirements. Il n’y a pas de cohérence.
J : Il n’y a pas de pause ! On a déjà perdu assez ! Pourquoi on ferait une pause ?
Jean-Yves : Aucune excuse ! Quand ton métier, c’est la lutte…
- N’avoir aucune confiance dans les syndicats !
Dorothée : On se fait trop d’illusions là-dessus, sur les syndicats. Eux, leur intérêt n’est pas du tout à…
Djo : Eux, ils ne veulent pas qu’on gagne ! Ils auraient voulu qu’on mène cette bataille de A à Z et qu’on la gagne, il y aurait eu une préparation, surtout au niveau des caisses de grève. Voilà, on nous aurait donné les moyens.
Jean-Yves : Mais ils sont payés par le patron !
Dorothée : Mais bien sûr ! Ils ont payé par le patron, et ils existent parce que les patrons les laissent exister ! Je crois qu’il y a beaucoup de gens qui ont eu des illusions sur le fait que les syndicats ont dit qu’ils voulaient le retrait de la réforme. Ils n’y ont pas mis les moyens. Ils auraient pu le faire, ils ne l’ont pas fait.
Jean-Yves : Effectivement !
- Prendre conscience de notre propre force !
Dorothée : Mais oui, même s’il y a eu une autre perte de confiance envers les syndicats, il y a quand même eu une prise de confiance en notre force à nous.
Jean-Yves : Oui !
Dorothée : On est capables, nous, de faire des trucs sans les syndicats
Jean-Yves : Oui, mais les syndicats devaient être un outil pour les quelques-uns croyants, tu vois…
- Une prise de conscience de classe
Dorothée : Mais c’est important de dire que les gars ont pris confiance en eux. Même s’ils ont perdu confiance en les syndicats, il y a beaucoup de camarades qui ont pris confiance en eux, beaucoup de camarades qui ont eu une prise de conscience de classe. Le plus important, c’est la conscience de classe qui est en train de se créer, de plein de mecs qui croyaient encore au fait que si on était nuls, c’était de notre faute… Il y a plein de gars qui ne discutaient pas beaucoup avant, mais les mecs pensaient que s’ils n’avaient pas réussi leur vie, c’était leur faute à eux, parce qu’ils n’ont pas fait les bonnes études, parce qu’ils ne se sont pas accrochés à l’école, parce que ci, parce que ça. En fait, le système te fait croire que si tu n’y arrives pas, c’est parce que tu es une merde. Et il y a plein de gars, en mode « t’aimes pas les riches, tu es jaloux des riches, mais eux, ils sont riches, il faut les laisser être riches »… Il y a plein de gars, maintenant, qui disent : « c’est le système qui m’en met plein la gueule ; c’est pas de ma faute si je suis là, c’est parce que je fais partie d’une classe… Même s’ils ne l’expriment pas comme ça, s’ils n’utilisent pas ces mots-là, ces termes de classes et de lutte des classes. Mais ils sont conscients qu’ils sont en train de lutter avec acharnement et à mort contre ce système-là. On se rend compte qu’il y a de plus en plus de gens qui se rendent compte que sans tuer ce système-là, on ne s’en sortira pas. Cette prise de conscience-là, elle est vachement importante ! Même si on n’a pas confiance dans le syndicat – il y a même des discussions… Regarde, même toi, tu disais « faut construire un nouveau syndicat ». En fait il faudrait construire un syndicat qui soit voué à sa perte ! – mais les syndicats, pour qu’ils soient révolutionnaires, il faut qu’ils veuillent la fin du système.
Jean-Yves : Oui, oui, oui, oui.
- Quelle place pour les syndicats ? Pour un syndicalisme révolutionnaire ?
Dorothée : Mais les syndicats font partie du système. Il faudrait, en fait, créer une organisation qui serait vouée à se tuer, à dépérir elle-même !
Jean-Yves : A voir le cahier des charges, ça va être assez rigolo !
Dorothée : Manu, il ne prend pas souvent la parole, mais il dit des choses vachement bien. Il a dit quoi, ce copain-là ? C’était vachement intéressant. Un jour, il m’a dit : on veut mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme ; et les syndicats, ils négocient notre exploitation. Donc à partir de ce moment-là, un syndicat ne peut pas être révolutionnaire s’il négocie l’exploitation. Pour qu’il soit révolutionnaire, il faut qu’il veuille mettre fin à l’exploitation, et par définition il faut qu’il veuille mettre fin à lui-même. C’est autodestructeur. Il faut une organisation où il n’y a pas d’intérêt avec le patron. Mais en même temps, on discutait ce matin de créer d’autres centrales…
Djo : Cette grève-là, elle a remis au gout du jour une nouvelle lutte des classes. Et elle a permis aux gens, comme dit Dorothée, de réfléchir par eux-mêmes et de dépasser les directions syndicales. Parce que quand on regarde toutes ces dernières années, les discours qui ont été tenus par les directions syndicales, des OS qui sont en place dans les entreprises, ont fait en sorte de résigner le travailleur, de lui faire croire qu’on n’y arrivera pas. C’est pour ça que beaucoup de travailleurs ne se sont pas mis dans la grève, surtout notamment dans différents secteurs du public. On les a résignés et on leur a fait comprendre qu’il ne faut pas se battre.
- Le cours de la grève au Technicentre depuis le 5 décembre
Et la grève ici, localement, depuis le 5 décembre ? Quelle est sa force ? Comment s’est-elle organisée ? Sur la durée, comment ça s’est passé ? Quelles suites envisager éventuellement ? Et comment ?
Djo : Ce que je veux dire, c’est qu’au 5 décembre, on est partis en grève, mais tête baissée, et on n’a pas appris des erreurs du passé. C’est-à-dire qu’on n’a pas structuré notre grève, il y avait des choses à mettre ça en place, avant d’y aller !
Mais sur sa puissance, le pourcentage de salariés…
Jean-Yves : je vais parler de traditions, c’est moche mais c’est comme ça ! Le 5 décembre a été une belle tradition de grève. C’est pour ça que je voulais en revenir à tout à l’heure, quand on parlait des syndicats. On peut considérer qu’il y a des éveillés : nous ; les gens qui ont besoin qu’on les emmène : les syndicalistes ; et les psychopathes, pour faire simple ! Stratégiquement, le fait que les syndicats fassent leur boulot… Nous, on peut garder les yeux ouverts. Eux, ils peuvent choisir de les garder mi-clos. Mais le fait d’avoir appelé, stratégiquement, cela nous ramenait du volume. Et qu’on le veuille ou non, c’est le volume qui manque aujourd’hui. Aujourd’hui, on n’est plus très, très nombreux au piquet ! C’est le genre de choses qui aurait pu être utile. Et pour en revenir au 5, le 5 ça a été – je ne dirais pas explosif – mais on a eu un très, très gros pourcentage de grévistes ici. Encore plus au niveau de nos soutiens stratégiques, les conducteurs à Montparnasse. Faites le calcul : 52 ans à 62 ans… Je suis étonné qu’il n’y ait pas eu 100% de grévistes. Mais oui, ils ont frôlé les 70%. Suite à ça, ça s’est assez vite étiolé…
Tu parles du Technicentre, là ?
Jean-Yves : Oui. D’où la notion de grève traditionnelle. Les gens savent très bien que ça ne sert à rien et ils ne vont la faire qu’une journée. Alors qu’avec l’expérience de deux mois auparavant, on savait très bien ce qui était nécessaire afin de faire changer les choses. Fermer Montparnasse, c’est un coup à avoir le président ici ! Il faudrait échanger… Je vais peut-être trop loin mais… Aujourd’hui, on est le dernier noyau dur. En gros, on est huit, neuf ! Avec les autres copains qui ont repris dernièrement. Mais nous, on croit encore en la grève. Pour fédérer une coordination on nous fait croire que… on nous dit : il faut reconstruire la reconductible. Je veux bien, mais tu ne la reconduis pas en faisant les mêmes erreurs qu’au début, que le 5 décembre.
- La question des coordinations : première évocation
C’est quelle réunion de coordination dont tu parles ?
Djo : Coordination RATP-SNCF. Après, je ne trouve pas normal que toutes les coordinations qui existent (Coordination 92 Sud, coordination de tel département, on ne soit pas une seule et même coordination. Je ne comprends pas pourquoi on est éclatés comme ça, pourquoi on est disséminés. A croire qu’on ne veut pas qu’on gagne, quoi !
Jean-Yves : la notion de prise de pouvoirs…
- Qu’est-ce qui les fait tenir ?
Djo : Moi ce qui me donne la force de continuer, c’est quand je me lève le matin, et je regarde mes enfants. Ils sont encore en train de dormir, je me lève à 4 h du matin. Je sais pourquoi je me lève. Je ne peux pas concevoir qu’on ne se batte pas pour l’avenir de nos gosses. Je ne parle même pas de ma retraite à moi, je m’en fous. Mais c’est nos gosses ! Je leur dis, je leur répète : on ne va pas vivre éternellement. Et le fait de savoir qu’un jour ou l’autre on va rendre l’âme et tu te dis que tu vas laisser tes gosses dans un avenir incertain.
Toi, même si tu dis que ce n’est pas par rapport à ta retraite, tu as fait le calcul de ce que ça changeait pour toi ?
Djo : Non, je ne regarde même pas le calcul, franchement je m’en fous.
Jean-Yves : Idem, je m’en fous !
Djo : Parce qu’au jour d’aujourd’hui, dans la société où, dans la société où on vit… Je vais vous raconter une anecdote. Je marchais avec mon fils dans la rue, et mon fils voit des gens fouiller dans une poubelle. Il me dit : « Papa, mais qu’est-ce qu’ils font ces gens-là ? ». Et on s’assoit. Je lui dis que c’est des gens qui sont sans activité. Parmi eux il y a peut-être des demandeurs d’emploi. Et je regarde le mec, et je dis qu’en fin de compte il y a aussi des retraités. Je dis, « voilà, les retraités, avec la retraites qu’ils ont, ils ne peuvent pas s’en sortir, donc ils sont obligés d’aller fouiller dans les poubelles pour trouver au moins un moyen de subsistance, pour manger, quoi ». Et vous savez ce qu’il me dit ? Il me dit : « c’est violent, Papa ! ». Il a douze ans. Et j’ai gardé ça. Je leur ai raconté, et je le garde en tête. Je me dis que la violence, elle est partout. La violence, ce n’est pas que la guerre. Il y a des images violentes, comme le fait de voir des retraités fouiller dans les poubelles. Voilà dans quelle société on vit aujourd’hui !
Mais ce n’est pas cette violence-là que Macron voit dans la société…
Djo : Non, bien sûr.
- La question des coordinations et des liens interprofessionnels
Vous parliez de l’interpro, etc. Qu’est-ce que vous avez construit ici, comme liens au niveau interpro, local, etc. Vous pouvez raconter un peu ça ?
Jean-Yves : Il y a plusieurs interpros, ça devient compliqué. Il y a celui-ci, RATP-SNCF, qui ne devrait plus s’appeler comme ça mais bon… ça a été son nom dès le début. Et qui finalement a fédéré des professeurs, des étudiants, des éboueurs, des égoutiers… enfin, différents corps de métier et pour la plupart, plutôt stratégiques et visibles. Comme tu l’as souligné, il y a trop d’AG. J’ai vu ça, parce qu’on est aussi allés voir des universités ou autres, Paris VIII… Ils étaient à 12 ou 13 AG pour le même établissement, en train de réfléchir à fédérer. Nous, on est en train de travailler à essayer d’unir l’ensemble. Je commence à être inquiet sur certaines prises de pouvoir et le plaisir à avoir ce pouvoir… Bref, ils commencent tous à ressembler à nos chefs ! Voilà, il faut qu’on arrive à trouver quelque chose de plus fédérateur. Qui sait, le Gilets jaunes ? Je ne sais pas trop. En même temps, ces gens-là ont une réelle expérience de la lutte. On ne va pas se mentir. Sinon, à notre niveau, on a combien de personnes là-dedans ? Facilement deux cents personnes…
Djo : Dans la coordination ?
Jean-Yves : oui
Djo : Oui, à peu près deux cents personnes
Jean-Yves : Ce n’est pas énorme, mais ça a le mérite d’exister. En fait, il n’y avait rien en place, donc ça s’est fait. Ça nous a permis d’œuvrer – nous par exemple – pour les actions RATP, et inversement.
- Retour sur les carences syndicales, pour les infos, les caisses de grève…
Djo : Il y a des actions qui sont mises en place. Notamment la fameuse action au siège de la CFDT, ça a été décidé lors d’une réunion de coordination. Mais après, il y a d’autres actions à mener. Parce que le nerf de la guerre, c’est l’argent. Pour avoir de l’argent, on se débrouille par nous-mêmes. On essaye de remplir nos caisses de grève comme on le peut. Mais si on regarde bien, on n’a pas à le faire. Il y a les directions syndicales qui, elles, ont des caisses, et qui pourraient faire en sorte de nous donner un coup de main. Mais on dirait que ce n’est pas leur bail…
Jean-Yves : Non ! Ils nous ont laissé un gros vide. Et c’est d’ailleurs pour ça que cette coordination est née. C’est parce que c’est un vide syndical. On l’avait découvert déjà en octobre, quand on voulait mesurer l’impact, qu’on n’avait pas immédiatement mesuré, lors de notre grève, sur Montparnasse. Montparnasse, c’est notre client, c’est juste à côté. Impossible à avoir ! [Il s’adresse aux organisations syndicales] Où sont vos contacts ? Je veux dire : vous êtes représentés légalement à Montparnasse… Et néanmoins on n’a rien réussi à savoir ! Bref, il a fallu se faire des amis contrôleurs pour avoir un peu d’infos ! C’est un peu problématique, je veux dire… Fainéants ? Naturellement, pas tout le temps ! Mais bordel, ça n’était pas un peu votre boulot ? Enfin, on n’a pas compris.
- Les liens de solidarité au plan local
Et au niveau local, sur Châtillon, dans le coin, il y a des réseaux qui se sont établis autour de la grève ici ?
Jean-Yves : Oui, il y a des professeurs qui passent nous voir régulièrement ici, des retraités. Certaines boites privées sont passées aussi. Quelques cailloux parfois…
Et les liens avec la RATP, ça s’est renforcé ? Vous avez vu un changement ?
Jean-Yves : Enormément. Au même titre qu’au jour d’aujourd’hui, je connais mes collègues, je connais leur nom de famille et un peu de leur vie, avec la RATP, on s’est vraiment, vraiment rapprochés, oui.
Djo : Oui, effectivement, ça a créé des liens avec les agents de la RATP.
Jean-Yves : Il y a les départs aux manifs. On va les rejoindre à chaque fois.
Djo : Ils sont comme nous, ils rencontrent les mêmes problèmes que nous.
- Pour un service public unifié des transports
Jean-Yves : Ce qui serait bien en fait, c’est de créer un seul et même syndicat… parce qu’on est divisés, SNCF et RATP. On parle de transports SNCF ou RATP, mais ça serait bien qu’on ne parle que d’un système de transports… comment je pourrais exprimer ça ?
C’est comme la grève des transports, c’est ce que tu disais, il y a des liens et…
Une seule entreprise de transports publics…
Djo : Voilà ! C’est ça qu’il faut.
Jean-Yves : … avec une armée de sous-traitants ! [Rires] De préférence, que le patron aime !
La grève au présent, ses suites, ses leçons…
Et est-ce que vous pensez que pour les luttes futures – il y en aura d’autres – celle-là…
Djo : Mais tu as l’air de dire ça comme si c’était fini, ça n’est pas fini !
- Ce n’est pas fini !
Non, ce n’est pas fini, mais on ne sait pas trop où elle va, pour l’instant.
Jean-Yves : Même si on ne sait pas où elle va, même si on est un tout petit noyau, comme tu le vois… Normalement, grève, traditions, on fait les AG… Là vous tombez sur une journée où c’est un peu compliqué. Mais en fait, on est plus offensifs. Voilà, on bouge !
Djo : L’AG ne se fait pas, parce qu’on est entre nous, en fait. Mais dans nos têtes, on sait qu’une fois qu’on a terminé, c’est : demain, 6 heures et demi. On sait que demain on sera là à 6h30 sur le piquet…
Jean-Yves : demain c’est un peu plus tôt…
Djo : Oui, demain c’est un peu plus tôt parce qu’on va aller faire une action sur l’Université de Tolbiac.
Vous allez aider à bloquer, c’est ça ?
Jean-Yves et Djo : Oui.
- La grève, une grande expérience humaine et politique, et des leçons…
Justement, on en vient aux leçons de la grève qui a commencé le 5 décembre. On a commencé à aborder le sujet, mais d’après vous, qu’est-ce qui a fonctionné ? Qu’est-ce qui a bloqué ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Ce qui m’intéresse ici, c’est de savoir les leçons que vous-mêmes vous tirez, mais aussi les leçons que vos collègues ici, localement, tirent et aussi si vous avez des impressions plus larges sur les leçons qu’en tirent les salarié.e.s de la SNCF. Vous voyez ? A trois niveaux.
Jean-Yves : Je vais partir sur le plus gros, c’est-à-dire les au moins 80% de totalement résignés, à l’heure qu’il est, qui ont clairement accepté que quelqu’un puisse vivre et déterminer leur vie. Un exemple : un collègue a même dit à ses enfants « bon, ben c’est réglé, ta retraite tu l’auras pas ! ». Ça c’est le premier exemple, c’est une image, un fait. Donc la problématique qu’on a rencontrée, au final, c’est : éveiller les gens. Parce que, nous on ne l’a pas voulu, non plus, on était tous bien dans notre prison dorée… Enfin, on a essayé d’y croire. Une fois que tu as ouvert les yeux et que tu n’as plus d’argent pour détourner le regard, bizarrement, tu es plus heureux. Une relation de cause à effet… Bref, notre cœur de métier, aujourd’hui, c’est l’éveil de notre prochain. C’est partir de l’amour, de soi, déjà. Qu’est-ce qu’on peut dire d’autre ? Qu’est-ce qu’on a appris, nous ? Ben, les syndicats, je ne peux pas leur faire confiance. Pour ça, je dis bien « je », je n’ai pas dit « nous ». Je ne veux pas leur faire confiance. On est capables de se coordonner et de bosser plus efficacement qu’une structure militante séculaire, ce qui m’a surpris également, étant donné que moi, je n’avais aucune base.
Djo : Moi, cette grève, elle m’a ouvert vers les autres ; ça m’a permis de me découvrir, de savoir qui je suis…
Jean-Yves : C’est ça ! Oser aller vers l’autre, et prendre le temps de le faire. Des choses qui manquaient vraiment.
Djo : Effectivement. Echanger, aller vers l’autre. En même temps, c’est parler. J’étais quelqu’un de renfermé ; ça m’a permis de m’ouvrir vers les autres, mais en même temps, de m’exprimer. Parce qu’on a tous une colère en soi, on se dit qu’on veut changer les choses et tout seul dans son coin, on ne peut pas. Donc quand tu te retrouves avec plusieurs personnes qui ont le même idéal que toi et les mêmes idées que toi, ça te permet de parler, d’échanger. Et oui, tu apprends à te connaitre ; tu te dis qu’en fin de compte, tu as la fibre révolutionnaire en toi et tu as envie de changer le monde. Pour un avenir meilleur, pour nos gosses, nos marmots, pour tout le monde. Moi, cette grève, elle m’a permis ça : de me découvrir et de découvrir mes potes, même si je les connaissais déjà, ça m’a permis de découvrir Louis, Manu…
Mais ça, ça a commencé déjà à l’automne, avec la grève sauvage que vous avez faite ?
Djo : Ça avait commencé…
Jean-Yves : On a passé beaucoup, beaucoup de temps ensemble… On se retrouvait un paquet à dormir sur les tables le matin. Toujours là, toujours là, toujours là. En fait, on a redécouvert la grève. Je me souviens : mon ami m’avait dit « mais tu es en grève, du coup tu es à la maison ? Il faut quand même imaginer ça. Pour beaucoup, en fait, la grève, c’était : tu es à la maison. Là, il y avait un réel 3×8, un réel relais, et certains ne voulaient même pas lâcher du tout pour ne même pas perdre les infos. On n’a pas quitté l’établissement ; ils sont devenus fous !
Djo : La grève, tu vas sur ton piquet ! On te dit : « mais non, mais il y en a qui sont chez eux ». Mais la grève, ce n’est pas à la maison, la grève c’est…
Jean-Yves : Mais voilà, la grève était rouillée en fait. La grève, c’était une tradition, que le patron nous autorisait, un peu comme un jour férié [rires]. Et vas-y ! Faites péter la soupape ! Alors là, la soupape était trop chargée…
- Des grévistes très lucides, toujours combatifs. Mais aussi beaucoup de gens résignés
Ce que tu disais, Jean-Yves, tout à l’heure – tu disais que 80% des gens étaient résignés – c’est ce qu’on constate ici, comme ailleurs à la SNCF ?
Jean-Yves : C’est au pif, hein ? Mais beaucoup, on les voit passer le matin ; tu vois leurs visages, qui disent : « oh, j’y vais parce que j’ai pas le choix ». Voilà, ils sont convaincus, en fait, d’avoir perdu. En gros, ils attendent la mort, quoi ! C’est du style : si demain, il n’y a plus de retraites, j’attendrai la mort. Chacun a ses limites, je ne sais pas où sont les leurs. Moi, les miennes sont dépassées largement !
Djo : On leur a mis dans la tête. Ils sont résignés : on a perdu en 2018. Là, on est en 2020, on va perdre aussi…
Jean-Yves : Comme je dis, tout le monde a son prix, tout le monde a ses limites. Il faut savoir les placer. Si tu ne places aucunes limites, quelqu’un le fera pour toi et tu seras un brave pigeon. Ça se traduit par mon « plouf, plouf » de 80% de pigeons.
De toute façon, ça fait quand même partie de l’ambiance de dépression qu’il y a à la SNCF. On en parlait tout à l’heure : les gens qui démissionnent, les gens qui parlent de suicide. C’est horrible en fait avec cette transition vers une entreprise privée depuis le service public : ça met en souffrances tellement de gens. Enfin, je le vois bien : chez moi, c’est un boulot qui est beaucoup plus confortable, hein ? C’est des horaires de journée, mais en fait il y a eu un changement dans l’organisation du travail, qui fait que c’est de plus en plus débile, ce qu’on nous demande faire, et les gens sont juste dépressifs, quoi ! Ils subissent, et ils ne savent pas donner leurs limites. Ils n’ont pas fait votre expérience, quoi !
Questions de stratégie en débat
D’autres leçons que vous pouvez tirer sur l’organisation, sur la stratégie au niveau national, sur toutes ces choses-là, j’imagine que vous avez eu des débats entre vous. Qu’est-ce qui ressort ? Qu’est-ce que vous pensez les uns et les autres ?
Jean-Yves : Stratégie au niveau national ? A part dire qu’il y a beaucoup de corps de métiers en grève en France, moi, la vision nationale, c’est un peu vague.
Tu disais, Jean-Yves, tout à l’heure : on ne peut pas faire confiance aux organisations syndicales… je pense que ça touche aussi bien le syndicalisme dans le concret du lieu de travail, mais aussi au niveau des appareils syndicaux plus larges…
- La trahison des directions syndicales
Djo : On nous a envoyés sur le champ de bataille le 5, et puis arrivés à – quelle date, je ne me souviens plus – j’entends dire : « on fait une trêve et on reprend le 9 ».
Jean-Yves : Ben oui, on était trop nombreux, on aurait pu gagner !
Djo : C’est une trahison. Tu entends qu’on veut gagner le combat mais sans combattre. Je ne comprends pas, moi. En même temps, tu vas vers le gouvernement, tu vas négocier le poids des chaines. Il arrive un moment, non, bien sûr, on ne leur fait plus confiance. Moi je suis pour… – combien de fois je l’ai dit – il faut aller les interpeller, leur dire que la grève, c’est nous. C’est nous qui sommes sur le pavé et nous si on fait grève, c’est pour décider d’un autre monde. [A un dirigeant syndical non nommé] : Toi tu es dans ton bureau, tu es assis, à te gratter le cul et puis tu vas discuter avec le président, le premier ministre, de mon avenir. Moi, si je me suis mis en grève, c’est parce que je veux changer, je ne veux pas laisser les autres décider à ma place. Ce n’est pas le petit moustachu, le leader minimo (le Leader Maximo c’était Fidel Castro, mais Martinez c’est Leader Minimo…).
Jean-Yves : Il faut reprendre les termes des petits rats de l’Opéra : nous ne serons pas la génération qui sacrifiera l’autre.
Djo : Et ne parlons pas du Berger, qui n’a que des moutons derrière lui.
Manu : J’en parlais justement hier, avec un journaliste. Pour cerner les politiques, j’ai enfin trouvé le système simple pour pouvoir les trier. Ce n’est pas compliqué : est-ce que Martinez aurait participé à l’Union sacrée (en 1914-1918) ? C’est évident qu’il aurait signé pour l’Union sacrée ; donc il est à jeter à la poubelle. Est-ce qu’un Mélenchon, il signerait les crédits de guerre ? Il signerait les crédits de guerre ; donc il est bon à jeter à la poubelle. Tous ces gens-là, c’est facile de les démasquer. Tu posais la question nationale. Vous n’êtes pas au courant de ça, c’est pour ça surement que vous faites votre interview, justement. Djo évoquait cette trêve, cette soi-disant trêve de Noël.
- La coordination SNCF-RATP et son utilité
Manu : Il y a une coordination qui s’est mise en place, RATP-SNCF. Alors, on aime ou on n’aime pas mais il n’empêche qu’ils ont réussi à faire tenir la grève les deux semaines en programmant des actes forts et des manifs, en faisant un peu comme font les Gilets Jaunes, en déclarant eux-mêmes les manifestations. Ça a quand même eu pas mal de succès parce que ça a permis de passer cette période des Fêtes, et on a pu repartir en janvier. Bon, à la rentrée, on s’attendait à ce que ça suive beaucoup plus. Ça n’a pas été vraiment le cas dans le privé. C’est l’espoir qu’on avait. Par contre, la coordination nationale, la question de sa mise en place s’est posée plusieurs fois. Pour dépasser, justement, les syndicats. Ça a été toujours un domaine assez compliqué à mettre en place, cette coord nationale. Il y en a beaucoup qui pensent qu’on n’était pas prêts. Nos petites chapelles dans les dépôts – moi je suis à la RATP – donc dans notre dépôt RATP, il y a déjà des têtes qui sont là depuis 40 ans, les mecs, ils font le travail. Pas 40 ans, mais ils sont là depuis suffisamment d’années pour faire le travail. C’est à eux qu’on fait confiance. Ils sont CGT, Lutte Ouvrière, enfin ils ont déjà leur petite politique interne. C’est difficile de jouer des coudes avec eux parce qu’ils ont des années d’expérience qui leur donnent cette légitimité pour parler. Et ils torpillaient l’initiative-coordination. Pour eux, ce n’était pas bon, c’était toujours trop tôt. Même au bout de deux mois, la coordination nationale était trop tôt. Et maintenant que la grève s’est vachement réduite chez nous, ben c’est trop tard pour la faire, la coordination nationale. Donc il y a cette histoire…
Dorothée : Je ne suis pas trop pour mettre ça que sur la tête des…
Manu : Ah, ça n’est pas que de leur faute, mais c’est vrai que ça s’est vachement tiré la couverture. Au lieu de partir tout droit vers des objectifs, là ils étaient tout le temps à dire : oui, mais non, mais peut-être. On a vachement tortillé du cul pour chier droit. C’est ça que je veux dire !
- L’échec de l’auto-organisation, un gros point faible
Dorothée : Moi ça m’a appris un truc. Ce que j’en tire comme leçon aujourd’hui, c’est que là, on a déconné. On n’a pas réussi à montrer aux gars que c’était eux qui étaient maitres de leur propre grève. C’était juste un exemple à la con. Après tu en parlais, de la guerre, de tout ça. Les organisations syndicales ne se sont pas gênées pour nous envoyer à l’abattoir en 1914. Ils ne se sont pas gênés en 1945…
Manu : Et ils ne se gêneront pas, là, maintenant s’il y a une prochaine guerre.
Dorothée : Ils ne se gêneront pas. Bien sûr. Mais tout le monde est conscient de ça, de la trahison des directions syndicales. Ça fait des années et des années qu’ils nous trahissent. Ça fait plus de 100 ans qu’ils nous trahissent, et tout le monde est au courant de ça. Non, mais il faut qu’on se dépasse. Toi, tu as envie ; moi, j’ai envie, mais… Nous, on a envie et puis il y a 750 bonhommes. Et on est quatre !
Manu : On est l’avant-garde !
Dorothée : Là où on a merdé, ce qu’on n’a pas réussi à faire… Moi je sais que le 5 décembre, sur le piquet, ça disait : « on arrêtera quand on aura envie d’arrêter, et les directions syndicales, on s’en fout ! On s’en fout, ce n’est pas eux qui nous ferons rentrer à la maison ! ». Ben, le problème, c’est qu’aujourd’hui, ils ont fait rentrer le monde à la maison. Tu vois, on a trop parlé de syndicats pendant cette grève. Tu as des personnes qui n’en ont rien à foutre des syndicats, et pendant deux mois, on a parlé de ça : la CGT, elle a dit ci ; l’UNSA, elle a fait ça ; l’autre il a fait ci… Là, ce qu’on n’a pas réussi à faire, c’est à faire comprendre aux gars qu’ils sont maitres de leur propre grève. Et cette conscience-là, on ne l’a pas encore aujourd’hui. Et comment on peut l’avoir ? Je ne sais pas. Je n’ai pas encore la solution. Moi, je suis convaincue qu’on est maitres de notre propre grève.
- Différences entre une grève locale à 200 et une grève nationale
Dorothée : Et qu’est-ce qui a fait qu’on a tenu les 15 jours à 200. On a réussi à tenir à 200 les 15 jours parce que les gars, ils étaient là tous les jours, et c’est eux qui négociaient avec le patron, c’est eux qui allaient mettre la misère au patron, c’est eux qui allaient mettre la misère à la direction régionale, à la direction nationale. C’est que les mecs savaient que s’ils arrêtaient, ce serait tous ensemble, et c’est eux qui décideraient. Le côté national… En local, quand tu es à 200, c’est facile à gérer, ça. A 200, on fait des AG et c’est nous qui allons décider de quand on reprend le boulot, et c’est nous qui allons décider de quelles modalités et comment. Mais au niveau national, c’est plus compliqué à organiser ; ça fait plus peur aux mecs… Parce qu’ils sentent ce côté de « la retraite, c’est un gros enjeu, du coup les syndicats vont signer »… Et faire comprendre aux gars que Martinez, Meyer, Berger et tous les autres, ils peuvent signer tout ce qu’ils veulent, mais si nous on décide de rester dans la rue et de ne pas retourner au boulot, c’est caduc. C’est de la merde. Ils peuvent signer ce qu’ils veulent. Si les gars ne reprennent pas le boulot, tout ce qu’ils auront signé n’aura servi à rien. Et c’est cette force-là qu’on a. On a pu prouver qu’on avait cette force-là ici à 200 bonhommes – je dis bonhommes, je ne suis pas encore un bonhomme ! – et cette force-là, essayer de la répandre. Et là où on a merdé, c’était là-dessus. C’est que les syndicats c’est bien. Oui, les syndicats c’est un outil. Au quotidien on s’en sert, pour les CHS, pour les DP, pour les notations. C’est un outil qu’on a aujourd’hui mais pour le combat, ça, il faut savoir le dépasser. Et il faut réussir à faire comprendre ce que nous, à cinq ou six, on a compris. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Ça, c’est le boulot qu’on n’a pas fait. Enfin moi, c’est ce que j’en retire comme conclusion.
- Une nouvelle conscience de classe qui émerge et qu’il faut faire grandir
Après je ne dis pas que la grève est finie. Pour moi, elle n’est pas finie. On est encore là, moi je suis encore déterminée, ma retraite… C’est hors de question que je travaille ici jusqu’à 70 piges ou 80 piges. C’est pas possible, je ne peux pas supporter ça… Mais voilà : la grève n’est pas finie, elle va continuer. D’une manière ou d’une autre, on continuera à la faire vivre – ou pas. De toute façon, ce combat-là n’est pas terminé. Je veux dire que la réforme des retraites, ils vont la retirer, après ce sera la Sécu, et puis, ils vont se réattaquer aux retraites. Même si ça, ça passe, ce n’est pas la dernière réforme. Il y en aura encore plein d’autres… Jusqu’à ce qu’il nous reste plus rien ! Jusqu’à ce qu’il nous reste que… Même la moelle, même ça ils vont nous le prendre. Donc, à partir de là, il y en aura encore, des combats. Mais il y a une conscience de classe qui s’est réveillée parmi beaucoup de gens, que ce soit les Gilets Jaunes ou les travailleurs en grève, ou la coordination… Il y a une conscience de classe qui commence à émerger. Mais avoir la conscience c’est bien, mais avoir la force de s’imposer, ce n’est pas la même chose. Pour l’imposer, je ne sais pas comment…
Manu : Si, si, mais c’est quand on n’aura plus le choix ! L’instinct de survie, moi, je crois !
Dorothée : Non, mais ce n’est pas qu’une histoire d’instinct de survie… On passe nos vies à nous dire qu’on est des merdes et qu’on est capables de rien, qu’on n’a pas de force. C’est un engrenage. On te paye 1200 balles, on te paye un SMIC pour dire que tu es une merde ! Et les gars qui ne servent à rien, on les paye des millions. Même depuis ta plus tendre enfance, on décide que tu es une merde, que tu ne sers à rien. Et quand tu grandis dans ces conditions-là, qu’on te matraque à longueur de journée que tu es une merde et que tu ne sers à rien, comment tu peux prendre conscience toi-même de ta propre force ?
- Les difficultés à déborder les directions syndicales dans une grève nationale
Par rapport à comment dépasser les centrales syndicales et l’impact qu’elles ont sur les gens – le pouvoir qu’elles gardent malgré tout –, la grève d’octobre, ce n’est pas un outil pour… Ça n’a pas permis de suffisamment convaincre les gens qu’il fallait y aller sur ses propres mots d’ordre ?
Dorothée : Ben non, parce que justement, il y a le côté national. La même chose qu’il y a eu, je n’étais pas commissionnée moi, en 2018, j’étais en période d’essai. J’ai eu un an de commissionnement, donc en 2018, j’étais encore en période d’essai. Du coup, faire grève… compliqué ! Du coup, je n’étais pas gréviste, mais j’ai eu ces discussions-là avec les gars. Et beaucoup de mecs me disaient… Un gars m’a dit : « si j’étais sûr qu’on gagnerait et qu’on allait pas se faire avoir par les directions syndicales, faire un mois de grève en continu et perdre 1000 balles de salaire, j’en aurais rien à foutre. Mais le problème c’est que je ne suis pas sûr qu’on va gagner, et du coup je ne ferai pas la grève reconductible, je ferai le calendrier perlé, et pas tout le temps ! Un mec qui dit ça, moi je pense que ça veut tout dire ! Et il me disait : « mais de toute façon, les syndicats vont négocier, les syndicats, ils vont faire ci… Et le mec qui a dit ça, il est à la CFDT, tu vois ? Et pourtant c’est un militant… un gars qui fait des trucs, quand même ! Mais les 200, là, ils vont en local… Le patron est là, tous les jours, il te met la misère, il te fait chier, et on en a marre, et on va gueuler contre lui. C’était 200 en face d’un patron. Tandis que là, c’est national, et c’est le gouvernement qui est en face, c’est Macron et tous ses sbires. Et je pense que c’est un peu plus… Là, pour réussir à faire un transfert, pour montrer qu’on peut faire ça au niveau national…
Ça apparait plus compliqué, c’est ça ?
Dorothée : Ben oui, c’est la complexité, le fait de se dire qu’on n’y arrivera pas, quoi. Il y a énormément de découragement, ce que je peux comprendre aussi.
Jean-Yves : Le directeur, tu peux aller le voir. Macron… ?
Une question pour rebondir ce que tu disais tout à l’heure. En gros, les directions syndicales – je ne pense pas caricaturer ce que tu disais – ont réussi à nous remettre au travail pour la plupart d’entre nous.
Jean-Yves : Non, pas la plupart. Ceux qui s’appuient, par exemple, sur la grève traditionnelle. Ceux qui suivent, en fait. Les suiveurs. Certains, fondamentalement, c’est les amoureux de leurs syndicats. Il y en a. Eux vont les suivre. On a d’excellents collègues qui étaient piliers avec nous au piquet, et au moment où la CGT a dit : on fait la pause, on se revoit plus tard, ils sont allés au boulot…
Et alors donc, comment ont-ils réussi à renvoyer des gens au travail ?
Jean-Yves : C’est la tradition. Au même titre que la structure qui nous emploie a pris soin de faire de nous des sous-êtres sous-payés et qui ne s’aiment plus tant que ça, les structures syndicales ont réussi, elles aussi… Leur organisation, c’est une entreprise dans l’entreprise, payée par la même entreprise, tant qu’à faire. Ils ont leur structure, et du coup ils ont leurs partisans. C’est une autre forme de prison dorée, mais voilà. Certains, en fait, suivent leurs bannières. Il y a une moustache par-là, je vais par-là !
- Discussion sur la question des caisses de grève
Au niveau des caisses de grève, de leur taille, de leur organisation, etc., et des rapports entre les organisations syndicales, notamment, et les caisses de grève, et aussi les caisses de grève publiques, les collectes, etc., qu’est-ce que vous avez à dire ?
Jean-Yves : On a un soutien d’Infocom CGT qui…
Djo : Qui a fait un don de 35 000 euros. Pour Châtillon et Montrouge.
Dorothée : Pour deux dépôts : Châtillon-Haut, Châtillon-Bas et Montrouge. Eux sont beaucoup moins nombreux que nous.
Djo : Ils font la maintenance des TER.
Dorothée : Eux ont eu 6 000 balles, et nous 29 000 euros. On a eu un chèque de 35 000 euros pour les deux dépôts… 29 000 et 6 000, en fonction du nombre de jours de grève par établissement.
Jean-Yves : Et au niveau de l’autre caisse qu’on a faite, comment dire ? Ben, en fait, on ne l’avait pas priorisée. Du coup elle est clairement ridicule, il ne faut pas se voiler la face. On ne s’est pas structurés de manière à ramasser du blé. Certains l’ont fait. C’était intelligent, on aurait dû le faire. Parce que, qu’on le veuille ou non, ça stimule. Les gens, outre leur peur de la direction, ont aussi peur de perdre des thunes. Donc on sait que pour la prochaine, on fera mieux !
Djo : On partira déjà avant…
Jean-Yves : Ce n’est pas quelque chose qu’on a priorisé, en fait.
Dorothée : On a mis du temps à la démarrer… Après, c’est autogéré, la caisse. Par les grévistes. On savait que la CGT, ils donnent… Qu’il fallait faire un dossier pour la CGT, qu’ils donnaient aux non syndiqués ou aux syndiqués CGT, Sud Rail ou autres syndicats. Donc ils ont donné un peu de thune. Enfin il y a des dossiers qui ont été faits. Je ne sais pas où ça en est. Mais après, nous, on a fait une caisse de grève autogérée par les grévistes. Avec des modalités, avec un comité qui gère, et puis un peu transparente, pour pouvoir dire aux gars : « voilà, on a tant de thunes, on est tant de personnes à faire grève, on va mettre des jours de carence, on va vous payer tant. Là, on est en plein truc de la dissolution de la caisse de grève, on est en galère… Beaucoup d’argent, beaucoup de monde, beaucoup de jours de grève. C’est très mathématique, et j’avoue…
Et puis, pas de différences entre syndiqué.e.s et non-syndiqué.e.s ?
Dorothée : Non. En fait, les caisses de grève, ça reste un peu des caisses de solidarité des cheminots de Châtillon. On l’a appelée comme ça pour lui donner un nom. Puisque caisse de grève, on n’a pas le droit… Je pense que le mieux, c’est que tous les grévistes puissent prendre la parole sur comment on gère cet argent.
Chez vous, il n’y a pas de nombre de jours minimum pour toucher quelque chose ?
Jean-Yves : Si, le délai de carence.
Ah, OK ! C’est quoi le délai de carence ?
Dorothée : Il faut qu’on en discute, par rapport au nombre de jours de grève. En fait, là, on est en train de ramasser tous les plannings de toutes les personnes, pour voir combien de jours de grève a fait chaque agent, pour essayer, justement, de poser une limite de délai de carence. Bon, parce qu’on ne peut pas payer tous les jours de grève et à hauteur d’un salaire, quoi ! A un moment, il va falloir faire des choix. Donc indemniser à une hauteur de – on est en train de discuter – ça serait 30 ou 35 euros par jour de grève mais ne pas payer tous les jours de grève, voire à peu près. Parce qu’il y a des gars qui ont fait 8 jours, d’autres qui ont fait 9 jours, d’autres, comme nous – on a fait 60 jours – et voir à mettre un délai de carence – ça peut être 2 jours, ça peut être 3 jours, 4 jours (donc les 4 premiers jours de grève ne seraient pas payés), et au-delà du 4e jour tu as 30 euros par jour de grève. Par exemple… Mais là, on n’est pas encore… D’autres voulaient mettre 10 jours, mais en fait, ceux qui ont fait plus de 10 jours, il n’y en a pas beaucoup. Sur le premier mois en tous les cas. Pour l’instant c’est un peu en pleine discussion, en plein débat pour savoir comment on gère quoi avec les délais de carence. On verra bien. En fait, sans avoir un visu complet sur le nombre de jours de grève effectués par chaque agent, à Châtillon, c’est un peu compliqué.
Djo : Le pot commun qu’on a sur le PotSolidaire, il se monte aujourd’hui à 2 280€…
Ici, local ?
Djo : Local. Après, on a une autre caisse…
Dorothée : Avec 1 644€.
Après, il y a la question de se coordonner avec les autres pour faire une caisse centralisée autogérée. Ce serait l’idéal ? Je sais qu’à la RATP, quelqu’un a travaillé là-dessus. Sur la centralisation, même pour recevoir des dons au niveau européen.
Djo : Il a été question de ça à la dernière réunion de coordination. Il a été question de faire une caisse de grève de la coordination, c’est-à-dire que tout l’argent qui a été récolté, on met ça dans une caisse. Mais après pour voir les modalités, à qui on donne, c’est…
Dorothée : Moi, mon avis, c’est que les caisses locales, ça marche quand même bien. Parce qu’une caisse, comme ça de la coordination, comme il disait – moi, je parle en mon nom, je trouve que ce n’est pas une solution. Il y a eu des problèmes. J’ai une copine, par exemple, sur Créteil, qui m’a expliqué que le dépôt de bus à Créteil avait zéro thune dans leur caisse de grève, alors que le dépôt de bus à Flandre, ils ont plein de thunes, parce qu’ils sont médiatisés. Donc elle, elle faisait les équipes tournantes : à chaque manif, elle avait une petite boite et il fallait voir chaque dépôt où il n’y avait pas de thunes, et chaque semaine elle donnait à un autre dépôt. Alors c’est vrai qu’il y a ce problème-là. C’est assez chiant. Et nous, on n’est pas plus médiatisés que ça… Mais les caisses de grève locales, moi je trouve que ça marche quand même mieux, dans le sens où tu peux avoir des caisses de grève plus ou moins démocratiques. Parce qu’une caisse de grève centralisée, qui la gère ? Comment ? Avec qui ? Des délégations ? Pas de délégations ?
Jean-Yves : Outre la lourdeur, tu as quand même la possibilité d’avoir quelque chose de solidaire, en fait. Et éviter les caisses à zéro.
Manu : Cette histoire de fric, là…
Dorothée : Mais pendant qu’on parle de fric, on ne parle pas de la grève.
Manu : Cette histoire de réalités, c’est qu’on parle d’abattre un système. On ne peut vouloir qu’abattre un système qui est fondé sur l’argent. Et c’est en s’émancipant de l’argent qu’on le baise, le système. Bon, c’est vachement vague, ce que je dis. Mais c’est déjà l’argent qui nous arrête dans cette grève. On aurait peut-être pu trouver d’autres sources de soutien. Il n’y a pas forcément besoin que de fric. On aurait pu aller à la campagne chercher – je ne sais pas – des produits de première nécessité. Peut-être qu’on aurait pu trouver du soutien chez les paysans. On pense argent, on pense fric. Tout le temps. On peut aller voler Carrefour… Tu vois, on peut se mettre tous ensemble en grévistes… Finalement, dans ces AG, on n’a fait qu’imiter les systèmes représentatifs des élections, type assemblée nationale et compagnie (système démocratique). On n’a fait qu’imiter ça alors que eux, déjà ils nous écrasent et qu’ils sont eux-mêmes chapeautés par l’argent. Et finalement, même nous, on se retrouve écrasés et chapeautés par les histoires de fric. Il y a un truc qu’on ne pense pas profondément.
Le rebond ? La victoire – quelle victoire ? – et comment y parvenir ?
Effectivement, ça vaudrait le coup de discuter comment trouver d’autres formes de solidarité que strictement le fric. Mais cela dit, il y a plein de gens qui ont des gosses à nourrir et des factures à payer. Donc on ne peut pas s’émanciper totalement de l’argent tant que le système capitaliste n’est pas abattu. Bon, ça, c’est mon point de vue, mais je ne veux pas trop intervenir là-dessus. Mais j’avais des questions à poser sur comment vous voyez le rebond, les perspectives etc. Et là, évidemment, je ne parle pas seulement au niveau SNCF – mais aussi SNCF – et il y a toute la question de repartir sur des perspectives de grève générale… Dans quelle démarche vous pouvez voir ça ? Et puis, peut-être pour terminer, comment on se met sur une perspective de victoire, mais cela implique aussi de dire ce qu’est la victoire pour vous.
Jean-Yves : Allez, on repart pour une heure…
Djo : La victoire doit venir du fait que, déjà, tous les autres secteurs nous rejoignent massivement. Là, après, on pourra parler de victoire. Mais pour nous rejoindre, il faut que nous, on ait repris un peu des forces.
Et alors, c’est quoi, reprendre des forces ?
Jean-Yves : Ben clairement, payer le loyer qui est en retard.
Manu : Arrêter d’être au rouge, quoi. Se remettre au vert.
Jean-Yves : On entend parler de date d’appel massif, voire général suivant ceux qui veulent utiliser le terme, à la moitié du mois de février, là, sous peu. D’autres, début mars. Il y a trop de variables. La victoire ? On ne va pas parler de la retraite, bien sûr. On n’en est plus à ça. On n’en a jamais été à ça. De toute façon, c’est une bataille, si on ne la menait pas, on choisissait de passer sous le rouleau compresseur et d’aimer ça. On savait que c’était la porte d’entrée de plusieurs luttes. Mais il était obligatoire de la faire. Mais je ne parie jamais, au risque de perdre. C’est les deux seules fois de ma vie où je m’en fous royalement, et il faut les jouer.
- Un combat bien au-delà de la réforme des retraites
Djo : Là, dans le combat contre la réforme des retraites, en fait, cela va bien au-delà. Cela va bien au-delà de la réforme des retraites parce qu’il y aussi, au niveau de la sécu… Ça devient politique.
Jean-Yves : C’est un modèle capitaliste mondial au final, et c’est la déclinaison d’un système…
Djo : Ça devient politique parce qu’on ne peut pas rester avec ce genre de gouvernement. L’idéal de tous ceux qui sont en grève, c’est de changer. Enfin, on en a marre de ces politiques. Ça fait 40 ans qu’on en bouffe. A un moment, il faut arrêter. Il a été élu illégitimement. Il a… combien ? 10-20% ? C’est rien. La France, aujourd’hui, c’est pas une démocratie, c’est pas une république. Ce qu’il y a écrit sur les frontons des mairies (Liberté, Egalité, Fraternité), ça, ça n’existe plus, ça a explosé en vol. La France est devenue un conseil d’administration. Voilà ce que c’est devenu, la France, malheureusement. Et nous, on veut changer ça. Mon but, le sien, celui de tous, c’est ça : on veut changer ça.
Jean-Yves : Le gouvernement, on voit bien : plus c’est gros, plus ça ose.
- Un gouvernement très en difficulté, qui s’en remet à la répression…
Djo : On n’en veut plus. Là, en ce moment, ils ont peur. Ils ont peur. Ils nous ont envoyé les flics. Ils les envoient à chaque fois. Ils n’ont que ça.
Manu : Ils sont à la limite de tous leurs champs de possibilités. Et c’est bien la preuve que tout ce mouvement, ces deux derniers mois, n’a été que le grand dévoilement de leur impuissance, à notre classe politique. On dit qu’on se bat au pied du mur. Mais au fond, eux aussi. Ils sont dans leur piège, et ils ne peuvent rien faire. Ils sont bloqués. Il n’y a que les flics qui nous séparent d’eux.
Jean-Yves : Et comme tu l’as vu, ce matin, ceux qui nous ont dit bonjour… tentés d’enlever la veste, hein ?
Manu : Ils n’ont plus d’autres moyens que de passer des choses en force pour pouvoir maintenir leur système débile, là, qui ne fait que privilégier quelques-uns. Tout est dévoilé.
Djo : Et alors, quand tu en arrives à la répression, ça veut dire que tu as abattu toutes tes cartes.
Manu : Tu as abattu toutes tes cartes !
Djo : Après il n’y a qu’eux [les flics] qui nous séparent d’eux. On discutait de ça ce matin. L’autre, je lui ai dit : « vous faites une manif ? – Heu non, pour faire une manif, il faut être déclaré ». Et puis je lui pose la question, pour la réforme des retraites : « qu’est-ce que vous en pensez, vous, du retrait ? ». Il dit : « je suis en tenue, je ne peux pas en parler ! ». Mais derrière ta tenue, tu es un être humain, tu as une façon de penser… Ce qu’il m’a dit, ça veut dire : j’ai un uniforme et je ne pense pas ! Donc, c’est chaud, quand même, d’en arriver là.
Jean-Yves : Une veste en plomb, ça a bloqué le cerveau…
Djo : En laiton, ouais !
Jean-Yves : C’est pas des abrutis, en fait… C’est le costume !
- Retour sur Macron et ses provocations
C’est intéressant, quand même : il y a eu des syndicats de police qui se sont quand même très énervés après Macron quand, au festival de la BD, il tenait son tee-shirt devant lui, avec son espèce de sourire niais…
Manu : Plus c’est gros… Moi aussi, ça m’a rendu fou, je trouve ça hallucinant.
Jean-Yves : Oui, mais des deux côtés, au final. Que ce soit des manifestants ou des policiers, ça a choqué tout le monde ! Ce type-là… c’est un monarque !
Manu : Et puis ça se voit, qu’il est complètement camé à la cocaïne… Ça se voit sur la photo, il n’y a pas besoin d’aller…
Jean-Yves : Non, c’est le contrejour ! [Rires]
Manu : Franchement, ça se voit à sa gueule, qu’il est pas clair !
Jean-Yves : Ben franchement, pour oser des choses aussi grosses, et prendre le risque de se mettre à dos certains contre qui il était déjà, et d’autres, qui sont censés l’aider à survivre… Je sais pas trop non plus !…
Djo : Il est complètement déconnecté ! Il est à un niveau où…
Jean-Yves : Non, mais moi, j’aime bien, en fait. Parce que c’est le genre de bêtise en fait… Notre directeur a fait cette erreur-là, en octobre, d’avoir un surcroit d’assurance… Bon, je traduis dans ma langue, l’histoire que ça soit intelligible par ma petite personne : « bon, ben on va vous niquer les 144 repos, mais t’inquiète, on va faire les jockeys après »… C’est à ce moment-là qu’on a dit : quoi ? Là ? Lui, là… Et hop ! On s’est tous arrêtés. Macron, il est suffisamment grossier pour s’autoriser des agressions aptes à le mettre en danger lui-même ! Donc, on l’attend ! On va continuer à le pousser, l’accompagner au restaurant, le cas échéant…
Ou au théâtre…
- Continuer de harceler Macron et LREM
Djo : Ca au moins, c’est des petites actions qui font que… Tu sais qu’ils sont en train de craquer, en ce moment ? Ceux de La République en Marche, qui représentent LREM, ils ne pensent plus comme au début. Enfin, franchement, ils ont raison. Pour moi, il faut les harceler, ne pas les laisser tranquilles. A chaque sortie qu’ils font, il faut être là. Il va y avoir les élections municipales dans pas longtemps. Qu’est-ce qu’ils vont faire, ces gens-là ? Trainer sur les places de marchés, comme ils en ont l’habitude ? Il faut aller sur les places de marchés, et puis dire aux gens : « Faut pas les croire ! C’est des menteurs ! Le programme qu’ils vous proposent, il ne tient pas la route. Déjà, eux-mêmes ne tiennent pas la route ! Le programme, il tient encore moins la route qu’eux ! ». Faudra aller les harceler. Parce que c’est bien beau : on nous donne le droit de voter. Mais ce n’est pas le fait de voter qui fait que c’est nous qui allons penser. Mais c’est des gens, à notre place, qui vont penser, qui vont réfléchir à notre place ! Tout ça, il faut le faire éclater.
Jean-Yves : Assemblée constituante !
Djo : Oui.
- Un régime en crise ?
Jean-Yves : Attends ! On était à deux doigts d’éradiquer les villes de moins de 9 000 habitants. Tu as vu ça ? Ton vote ne compte pas ! Eh ! Trop rural, là, ça craint !… Mais c’est énorme, en fait !
Djo : Mais tu te poses la question : s’ils abaissent le seuil, comme vous dites, à 9 000 habitants, les gens…
Jean-Yves : Ne serait-ce que pour penser ça, en fait, le présenter en tant que politique… Je vois pas. C’est-à-dire, enlever le droit de vote à des milliers et des milliers de citoyens. Tout le monde savait que c’était un peu fake, quand même. Dans l’ensemble, le vote aujourd’hui, étant donné que c’est le vote blanc qui a gagné face à Macron… Mais… dire à des gens : « ben non, ton vote, on s’en fout, il ne sert plus à rien… Ton devoir citoyen… Non, tu ne le feras pas !
Djo : Justement, les abstentions, ces votes-là, les votes blancs, il faut les prendre en compte. Il faut les prendre en compte…
Jean-Yves : Oui, mais on n’aurait plus de président depuis un bout de temps…
Djo : Mais là, maintenant, ça dure depuis des années. La peste ou le choléra. Depuis Chirac, je ne vous mens pas : je ne vote pas ! Ou si, je vote, mais je ne mets rien dans enveloppe. J’y vais-je signe, mais mon enveloppe est vide. Parce que je n’y crois plus. C’est que des menteurs, ces gens-là ! C’est des bonimenteurs. On te fait croire qu’il n’y aura plus de SDF dans la rue. On te fait croire que les travailleurs handicapés auront plus de droits, notamment sur le marché du travail, ou même les infrastructures, pour leur permettre d’accéder à certaines choses. Et il y a pas mal d’autres choses. Et il n’y a rien qui est fait.
- Une classe parasitaire, déshumanisée, à virer du pouvoir
Manu : On se rend compte – on le savait déjà, ou on croyait le savoir, maintenant, on le sait, c’est évident – qu’ils ne servent à rien. C’est une classe qui ne sert à rien. On a voulu faire une loi pour passer à douze jours les congés en cas de décès d’enfants. Mais ils ont dit : oui, ce n’est pas aux entreprises de payer… Alors tu sers à quoi ? Elle sert à quoi, l’entreprise France, ou les entreprises françaises, à quoi ça sert si ce n’est pas pour garantir le bien-être de tous ? En fait, c’est le mal-être de tous. En fait, la seule légitimité sur laquelle ils appuient leurs possessions, c’est de faire le bien de tous, autour d’eux. Et en fait, on se rend compte que c’est que le mal-être de tous autour d’eux qui fait leurs possessions et leur bien-être, à cette petite classe de nantis. Ben voilà ! Maintenant qu’on le sait, ils sont complètement délégitimés.
Djo : Ils voudraient le bien de tous… Je suis désolé mais quand tu dis : « je vous promets – dans ton programme électoral – qu’il n’y aura plus de SDF dans la rue »… Ben fais-le, quoi !
Jean-Yves : Méfie-toi ! Quand on veut enlever des chômeurs, on les dégage, alors…
Djo : Je parle au nom de ceux qu’on ne voit pas, qui sont dans la rue, qui sont sur les matelas, qui sont dans les tentes, ceux qui se cachent… Ce qu’ils sont, c’est la société où on vit qui les a rendus comme ça. Et la société, pour les récupérer… Ils font rien ! Il y a des milliers de locaux qui sont vides, et on n’ouvre pas les portes. On te dit qu’on combat le fait que les gens dorment dehors, mais on ne combat rien du tout. Rien.
Jean-Yves : On te demande, dans ta municipalité, de payer des HLM, et on préfère payer la prime pour ne pas les construire.
Djo : Les gens crèvent de faim et on ne combat rien du tout. Les grandes entreprises, les grosses entreprises-supermarchés foutent des tonnes de bouffe à la poubelle. Heureusement qu’il existe des gens qui font des maraudes, qui donnent à manger à ces gens-là, tu vois ?… Comme je disais tout à l’heure, moi je ne reconnais pas ma France. Moi, ma France, je l’ai connue dans les années 1970, et ma France, elle n’était pas comme ça.
Manu : C’est vrai, ces gens-là, ils n’ont pas une once de… Ils ont perdu leur humanité !
Jean-Yves : Ils l’ont vendue !
M : Ils n’ont plus d’humanité. Ils ne sont plus que possession, et faux prestige, et que blablablablabla… Je leur botte le cul. Fin de l’histoire ! Comme c’est des parasites, fin de l’histoire ! Qu’est-ce que tu fais contre un parasite ? Dans une baraque, tu extermines ! Il n’y a pas d’autre choix.
Djo : Je voulais dire juste : pauvre France !
- Quelques messages pour les autres secteurs en lutte
Peut-être pour terminer sur des trucs un peu plus concrets : par exemple, demain soir, je vais discuter avec des lycéens qui se battent contre la réforme du bac (et celles des retraites), et qui veulent botter le cul à Blanquer. Tu parlais de botter le cul, et je pense qu’au gouvernement, il y en a un qui a un derrière tout prêt pour ça, et qui mérite vraiment de se prendre un grand coup de latte, c’est lui ! Au niveau de l’Education Nationale, il est top ! Après, il y a par exemple l’AG de Tolbiac. Lundi prochain, des copains iront peut-être à la centrale nucléaire de Dampierre en Burly, dans le Loiret. Qu’est-ce que vous diriez aux grévistes de la centrale, aux travailleurs et aux travailleuses là-bas qui bloquent la production – d’une certaine façon assez compliquée, d’ailleurs – et qui bloquent le réseau ? Qu’est-ce que vous diriez aux avocat.e.s qui balancent leur robe et qui continuent à se battre ? Voilà quelques petits messages comme ça, qu’on pourrait vous aider à diffuser là où on a des interventions, des contacts, etc. Les artistes aussi….
Djo : Le message que j’ai à leur lancer, c’est : vous êtes rentrés dans une bataille et vous avez raison. Vous avez raison, parce que vous avez envie de changer l’avenir que le gouvernement nous promet. Donc, ne lâchez pas ! Nous, les cheminots et à la RATP, on a repris parce que c’est dans un souci financier, et du fait d’une fatigue physique. Mais on va se reposer, c’est pour revenir plus fort. Donc, ne lâchez pas, continuez. On lâche rien, on continue, et on va le plier, ce gouvernement. Voilà ce que j’ai envie de leur dire.
Jean-Yves : Moi j’ai envie de leur dire que – non, tu as tort, le phare est encore allumé, on est quelques-uns à avoir choisi de le tenir et le rejoindre encore et encore – on est solidaires de vous, vous n’en doutez pas ; ça fait deux mois qu’on est dans le paquet. Et surtout, maintenant qu’on a les yeux ouverts, il est hors de question qu’on les referme, donc on ne lâchera rien.
Manu : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !