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SOURCE : Blog de Mediapart
La semaine ubuesque sur le plan législatif que vient de traverser notre pays doit amener à une réflexion sur l’état de délabrement de nos institutions. Le caractère profondément personnel de la constitution de 1958, constamment renforcée au prétexte d’efficacité, a à présent atteint un point de non-retour. Comme je l’avais souligné dans La Guerre Sociale en France, la Ve République présentait jusque dans les années 2000 une spécificité : elle donnait de larges pouvoirs au gouvernement ou au Chef de l’État, mais ces derniers avaient dû, dans leurs politiques, écouter le rejet profond de l’évolution néolibérale de l’État qu’ils menaient en France.
La voie française était, sinon plus douce, du moins un peu moins violente. Pour preuve, le régime français a toujours été vu comme une référence par les Néolibéraux italiens qui, depuis Berlusconi jusqu’à Renzi, se sont évertués à le copier, alors même que la France semblait, du point de vue néolibéral, moins « avancées » dans les réformes (notamment des retraites) que l’Italie.
Cette époque est terminée. Le régime actuel d’Emmanuel Macron va jusqu’au bout de la logique des institutions pour imposer sa politique de destruction de l’État social. Et cette logique va effectivement très loin. L’article 49-3 a ainsi été imposée pour faire cesser la discussion à l’Assemblée nationale. La chambre basse est donc devenue une assemblée qui vote sans discuter. À l’inverse, Édouard Philippe s’est montré patelin face au Sénat en lui promettant de lui donner le temps de la réflexion et de la discussion. Il n’est pas inquiet, il sait le vote du Sénat symbolique. La chambre haute peut donc discuter sans voter (au sens où ce vote aurait une implication quelconque). Pour les opposants à la réforme, le seul espoir est donc le recours au Conseil constitutionnel. Mais sans illusion sur la possibilité qu’il censure l’ensemble du texte.
Ce bicaméralisme qui divise la représentation nationale entre « muets » et « bavards » est connue en France. Elle a déjà été mise en place par la constitution de l’an VIII, celle dite du « consulat » », proclamée en 1800 après le coup d’État du 18 brumaire de Napoléon Bonaparte. Pour assurer le pouvoir du Premier Consul, le parlement français fut divisé en deux corps : le Tribunat, qui avait le droit de discuter les lois sans les voter, et le Corps Législatif, qui, écoutant trois Tribuns donner l’avis de la première chambre, se contentait de voter la loi. Le Sénat conservateur, lui, assurait la constitutionnalité des textes s’il était saisi par les Tribuns.
Le Corps législatif était à la main de l’exécutif et votait toujours conformément aux vœux du Premier Consul et futur empereur qui, pourtant, le méprisait franchement. De son côté, le Tribunat était plus turbulent et le lieu des grands orateurs critiques. Mais Bonaparte n’en avait cure : le Tribunat, c’était « cause toujours » et le Corps Législatif, c’était « obéis ! ».
N’en est-on pas là aujourd’hui ? L’Assemblée nationale doit se taire et voter, le Sénat peut, lui, toujours discuter puisqu’il est inoffensif… Le refus d’une commission d’enquête à l’Assemblée sur une étude d’impact mal ficelée d’un texte engageant plusieurs générations va dans le même sens : la préservation du pouvoir de l’exécutif doit être la seule fonction du parlement. Et l’assemblée ne discutera pas de ce texte, jamais. Le Sénat pourra éventuellement relancer cette enquête. Mais qu’il cause toujours… On se souvient du résultat de la même commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla. La farce parlementaire menée par un pouvoir qui, au nom de l’efficacité, ne tolère le débat que lorsqu’il est inutile et futile, ramène la constitution de 1958 à ce qu’elle est profondément, une excroissance du bonapartisme, maladie sénile de l’esprit révolutionnaire française.
Ce retour en l’an VIII n’est certes pas le seul. Le niveau de violence d’État et d’intolérance des oppositions sous le couvert d’une République de parade est ce qui a caractérisé le Consulat. Bonaparte finit par se faire couronner empereur et abolir le Tribunat : la parole le gênait, même quand elle était inoffensive. Qu’on ne s’y méprenne pourtant pas. Emmanuel Macron devient un problème démocratique sérieux. Mais il n’est pas Napoléon Bonaparte, bien loin de là. Il n’en est que le pâle reflet néolibéral tardif, obsédé par sa « modernisation » en carton-pâte, au moment même où son monde se disloque. Marx avait oublié que l’histoire peut encore se répéter une troisième fois, et cette fois sous la forme d’une pathétique et navrante comédie.