Deux approches pour lutter contre une épidémie (contenir ou gérer : Charybde et Scylla)

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Madore.org

http://www.madore.org/~david/weblog/d.2020-03-11.2640.html

Je ne sais pas pourquoi, en ce moment, l’épidémiologie intéresse plein de gens, alors je reviens à la charge en reproduisant (en français et en plus développé) un fil que j’ai écrit sur Twitter (ici sur Thread Reader). J’écrirai encore au moins une entrée pour parler de combien mon moral va très mal à cause de (mais pas uniquement de) cette histoire, mais comme une partie de ça vient de la constatation que « nous » avons le choix entre deux options absolument atroces, il faut que j’explique ce que sont ces deux options, telles que je les vois, pour faire face à une épidémie. (Pour ce que ça vaut, il y aura très peu de maths dans ce qui suit, contrairement à l’entrée précédente qui présupposait que le lecteur comprend ce qu’est une équation différentielle.) Peut-être que ça me fait du mal de me torturer à penser à ce genre de choses, mais je n’arrive vraiment pas à me distraire et ça a quand même un côté cathartique. (Mais si vous avez quelques remarques ne serait-ce qu’un peu optimistes à écrire en commentaires, elles seront les bienvenues, surtout si c’est pour me dire que je me trompe complètement.)

Voilà, c’est une idée que j’ai eu du mal à comprendre et qui est donc mal, voire pas du tout, reflétée dans les deux-trois dernières entrées autour de Covid-19 : l’idée qu’il y a deux principales approches pour gérer une épidémie. Je vous préviens qu’aucune des deux n’est réjouissante, et il s’agit de choisir entre deux maux quel est le moindre (ou éventuellement de faire un compromis entre les deux, mais il est possible que le compromis donne le pire des deux sur tous les plans ; ou éventuellement de chercher à faire l’une et d’échouer et de retomber sur l’autre en encore plus mal : ne négligeons pas les possibilités que ça se passe encore pire que prévu). Ces deux stratégies sont :

  1. ① (contenir) l’arrêter à tout prix, ou
  2. ② (gérer) la ralentir mais la laisser suivre son cours jusqu’à ce que l’immunité de la population la rende stabilisable.

De quoi s’agit-il ? Dans une population donnée (selon les comportements sociaux et individuels de la population et selon la nature et le mode de transmission de l’agent infectieux), l’infection a un certain nombre de reproduction (noté R, même si j’ai utilisé κdans l’entrée précédente), qui est le nombre de personnes que chaque personne infectée infecte à son tour ; plus exactement, il y a un nombre « basique » de reproduction, R₀, c’est-à-dire si on ne fait rien de particulier pour retenir ou contrôler l’infection, et un nombre effectif en fonction de ce qu’on a fait, de l’immunité déjà installée, et de toutes sortes d’autres choses.

Si le nombre de reproduction est >1, chaque personne infectée en infecte plus qu’une, et le nombre de personnes infectées croît exponentiellement (ce qui ne veut pas dire que ça aille très vite : une infection qui durerait toute la vie mais où chaque personne infectée en contaminerait en moyenne une nouvelle tous les dix ans aurait un nombre de reproduction très élevé, mais l’exponentielle serait quand même lente : il n’empêche). Une croissance exponentielle ne peut pas durer indéfiniment si la population est finie : le nombre effectif de reproduction va forcément finir par tomber. Qu’est-ce qui fait qu’il diminue ?

Ce qui le fait baisser, ça peut être que les gens changent de comportement : le nombre de reproduction ne dépend pas que de l’infection mais aussi de comment les gens se comportent : si chacun reste cloîtré chez soi et ne rentre en contact avec personne sauf en portant une combinaison hazmat, le nombre de reproduction sera essentiellement zéro. Mais ça peut aussi être l’immunité : dans beaucoup d’infections, les personnes qui ont contracté l’infection, une fois guéries, deviennent immunes, et ne la reproduisent pas. Ça peut aussi être la mort, qui est une immunité ultime (encore que, certaines infections peuvent se transmettre par les cadavres, mais a priori on s’intéresse plutôt à la propagation d’une infection dans la population vivante). Je vais faire l’hypothèse que les personnes infectées et guéries sont immunes (ou au moins le sont en grande partie, et de façon assez durable ; ce n’est peut-être pas parfaitement vrai dans le cas de Covid-19, mais j’ai cru comprendre que les virologues pensaient quand même que ça restait au moins très largement vrai). Grosso modo, les deux stratégies s’appuient ① surtout sur le changement des comportements et ② surtout sur l’immunité mais temporairement sur le changement des comportements.

Le point clé à propos de l’immunité, ce n’est pas juste que les personnes immunisées n’attrapent pas la maladie : c’est surtout que les personnes immunisées ne transmettent pas la maladie. Donc en faisant l’hypothèse qu’une personne guérie est immunisée, elle est effectivement retirée de la population, pas seulement en tant que potentiel d’infection mais en tant que vecteur d’infection : l’infection détruit ses propres ponts, et les liens qu’elle peut utiliser pour se propager décroissent avec sa progression, ce qui, fatalement, la ralentit, c’est-à-dire, diminue son nombre de reproduction.

Plus la proportion de personnes rétablies est élevée, plus le nombre de reproduction sera bas à cause de l’immunité (cette baisse se cumule, bien sûr, à celle due à un éventuel changement des comportements, par exemple si les gens prennent peur et restent chez eux ou sont confinés par les autorités !).

Il existe une valeur critique du nombre de personnes immunes au-dessus de laquelle le nombre effectif de reproduction de l’épidémie passe en-dessous de 1, c’est-à-dire qu’elle commence à s’éteindre.

Ce seuil critique de population immune est celui qui détermine l’immunité grégaire : il n’est pas nécessaire que tout le monde soit immunisé pour que l’infection ne puisse pas progresser exponentiellement, il faut juste qu’une certaine fraction critique le soit.

Mais que vaut ce seuil à partir duquel il y a immunité grégaire et non-propagation de l’épidémie ? C’est, évidemment, la question que tout le monde se pose. Ce qui est sûr c’est que ça dépend hautement du nombre de reproduction.

Dans le modèle le plus simpliste, celui d’une population homogène avec des contacts aléatoires, le seuil à partir duquel se produit l’immunité grégaire vaut 1 − (1/R₀) où R₀ est le nombre basique de reproduction (c’est-à-dire 100% − (100%/R₀) pour ceux qui ont du mal avec les nombres entre 0 et 1 et qui préfèrent les pourcentages ; oui, j’avais promis pas de maths, mais là, quand même…). Donc par exemple si R₀ vaut environ 3 ça donnerait environ 2/3 ou ~65%. J’ai expliqué pourquoi dans le 2e paragraphe (mis en exergue) dans l’entrée précédente (et qui est indépendant du reste de celle-ci avec lequel elle n’a pas grand rapport).

Dans la réalité, le vrai nombre est certainement beaucoup plus petit (il n’y a pas besoin d’immuniser les 2/3 de la population pour qu’une épidémie dont le nombre effectif de reproduction d’une épidémie avec R₀=3 cesse de se propager). La raison est essentiellement à chercher dans la nature du graphe des contacts humains qui n’est pas du tout aléatoire mais hautement structuré (les personnes que vous renconterez aujourd’hui et avec qui vous avez une chance d’échanger une infection ne sont pas du tout des personnes aléatoires parmi la population humaine mais ont des chances d’être, au moins, très majoritairement du même pays). Il y a deux sous-raisons dont je n’ai pas les idées totalement claires sur si c’est deux facettes de la même ou deux raisons différentes : la première, c’est (a) que quand on retire une proportion suffisamment élevées de sommets d’un graphe (en l’occurrence celui des contacts humains), il cesse de « percoler », c’est-à-dire qu’on ne peut plus passer d’un sommet à un autre.

Pour la deuxième sous-raison, il faut évoquer le fait que l’immunité grégaire, en fait, ne dépend pas seulement du nombre de personnes immunes mais de la manière dont elles sont réparties dans la population : si une personne totalement isolée de tout le monde attrape l’infection par un coup de malchance invraisemblable, le fait qu’elle devienne immune ne nous aide pas beaucoup. Mais justement, ça tombe bien, (b) les infections ont tendance à infecter en premier les personnes qui sont hautement connectées dans le graphe, et en les rendant immunes, elle neutralise en premier les liens qui lui permettaient le plus facilement de se propager. Autrement dit, les premières personnes à être rendues immunes (quand c’est la propagation de l’épidémie elle-même qui confère l’immunité, et pas un vaccin appliqué à une certaine partie de la population) ne sont pas des personnes au hasard, ce sont justement les personnes dont l’immunité est la plus précieuse pour tout le monde.

À titre d’exemple si j’ai bien compris (et en petits caractères parce que ce sont des maths), si je suppose que la population est un réseau carré (plan) infini et que chaque personne infectée transmet l’infection à coup sûr à ses quatre voisins, le nombre de reproduction au tout début de l’épidémie vaut 4. Pourtant, (a) il faut retirer en gros 41% des nœuds du réseau et pas 3/4 pour qu’il cesse de percoler, c’est-à-dire qu’en vaccinant 41% de la population on empêcherait celle-ci de se propager loin, et (b) dès que l’épidémie elle-même se propage, son nombre de reproduction chute de façon vertigineuse, puisque la croissance n’est pas exponentielle, elle est seulement linéaire (on a un losange de carrés infectés faisant la frontière entre son intérieur formé de personnes rétablies et l’extérieur encore susceptible, et ce qui compte est le périmètre du losange, comme on me l’a fait remarquer).

Bref, à quel seuil critique faut-il s’attendre pour un R₀ valant environ 3 ? Je n’en sais rien, mais clairement moins que les ~70% prédits par la formule simpliste 1 − 1/R. Des épidémies passées avec des R₀ comparables ont touché « seulement » autour de 20% ou 30% de la population mondiale, donc c’est un chiffre plausible. Mais il ne faut pas s’attendre à beaucoup moins. Certainement pas moins que quelques pourcents.

Je souligne que ce seuil critique permettant le déclenchement de l’immunité grégaire n’est pas la même chose que la proportion des personnes qui seraient finalement infectées (= le taux d’attaque final) si on laisse l’infection complètement incontrôlée : ce dernier est plus élevé (j’ai calculé 94% dans l’entrée précédente avec un modèle simpliste pour R₀=3), parce que quand l’infection dépasse le seuil critique (son nombre de reproduction devient <1), elle ne s’arrête pas instantanément, il y a toujours des gens infectés, qui vont en infecter d’autres (mais un peu moins), et à leur tour d’autres (encore un peu moins), etc. C’est juste que les choses sont en phase de ralentissement. Le seuil critique n’est donc pas le taux d’attaque final, il est le taux d’attaque à partir duquel il devient stabled’arrêter l’épidémie : s’il reste des gens infectées, ce n’est pas grave, elles en infecteront un peu moins (faute de personnes susceptibles à contaminer), puis un peu moins, et ainsi de suite. Mais le seuil critique est le nombre vraiment important : il sépare la région où l’infection peut être contrôlée facilement de celle où tout cas aura tendance à partir en croissance exponentielle.

Donc, tant que le seuil critique d’immunité grégaire n’est pas atteint, contenir une épidémie sera terriblement difficile. Soit il faut détecter immédiatement chaque cas avant qu’il en contamine d’autres, soit il faut faire des changements importants aux comportements, habitudes ou structure sociale. Cela peut être par des mesures individuelles (combien de personnes on fréquente en une journée, quels contacts physiques on a avec eux, comment on se lave les mains, etc.) ou collectives (fermeture des écoles et des lieux publics, interdictions de rassemblements et réunions de groupes, restrictions sur les déplacements, etc.). Retenons que si le nombre de reproduction est de ~3 à la base, il « suffit » que chacun ait trois fois moins de contacts infectieux dans une journée pour qu’il passe en-dessous de 1 : par exemple, cela pourrait être ~1.5 fois moins de contacts et que la probabilité que chacun soit soit infectieux soit ~2 fois plus faible. Il ne faut pas se dire que le nombre de reproduction est une donnée de la maladie : c’est une donnée de la société dans laquelle elle s’inscrit. Le problème, bien sûr, c’est que changer la société est très difficile, et que les mesures de type fermeture des écoles et des lieux publics ont un coût social énorme.

Tout ceci étant dit, quelles sont les deux stratégies ?

La ① consiste à ne pas compter sur l’immunité. Faire baisser le nombre de reproduction en changeant les comportements, y compris par des mesures draconiennes d’ordre public (fermeture des lieux publics, interdiction des rassemblements, etc.), jusqu’à ce que ce nombre de reproduction soit nettement inférieur à 1, si bien que l’épidémie s’éteint. Le gros problème c’est que c’est instable : si on relâche ces mesures, le nombre de reproduction redevient >1 (on n’a fait que le diminuer artificiellement, donc temporairement), donc dès qu’il y a quelques personnes infectées, la croissance exponentielle repart. On risque donc de devoir appliquer ces mesures à perpétuité, parce qu’on découvrirait que dès qu’on les relâche, l’épidémie repart. (Bien sûr, on peut les rendre un peu moins draconiennes, il suffit de viser un nombre de reproduction légèrement inférieur à 1, voire légèrement supérieur en étant en état d’alerte pour redéployer les mesures dès qu’on détecte de nouveaux cas ; mais passer en-dessous de 1 demande probablement déjà des mesures assez sévères si la valeur normale est 3.) Avec cette technique, on ne résout jamais le problème sous-jacent à moins qu’il n’y ait plus une seule personne contaminée sur Terre, et ça, dans le cas de Covid-19, je pense qu’on a largement dépassé le point où on peut l’espérer. Au strict minimum, on doit maintenir les mesures jusqu’à ce que la pandémie soit en net déclin sur toute la Terre, et les avoir les mesures perpétuellement prêtes à être dégainées à la moindre résurgence dans le pays. Et là il faut considérer le coût social et économique de fermer les transports en commun, les écoles, les universités, tous les lieux de vie, etc., pendant une période qui pourrait s’étaler sur des mois, des années, ou à perpétuité (ou au minimum, revenir régulièrement et imprévisiblement).

La stratégie ② est un compromis entre ① et ne rien faire, jusqu’à ce que l’épidémie s’éteigne d’elle-même par immunité grégaire (ce qui est, après tout, la stratégie naturelle, si j’ose dire). L’idée est de laisser l’épidémie contaminer des gens, mais essayer de la rendre gérable : c’est-à-dire, le plus important, la ralentir, idéalement au point de laisser le système de soins arriver à traiter un peu les malades sans être complètement débordé par leur afflux. L’idée, donc, n’est pas d’éradiquer l’infection (et reconnaître qu’on n’y arrivera pas) mais de chercher à atteindre le seuil critique de l’immunité grégaire, après quoi on peut la contenir de façon stable. Le slogan dont on parle en ce moment, c’est Flatten The Curve (voyez le graphique sur ce tweet, il aide vraiment à comprendre) : applatir la courbelisser le pic, rendre l’épidémie gérable en l’étalant dans le temps sans pour autant l’arrêter complètement ; appuyer sur ralentir mais pas sur pause. En plus de ça, on peut espérer contrôler dans une certaine mesure qui est infecté, prendre des mesures qui protègent plus les personnes vulnérables (par exemple en fermant complètement les établissements pour personnes âgées jusqu’à ce qu’assez des autres aient été infectés pour qu’ils les protègent par leur propre immunité).

Mais il faut bien noter dans cette stratégie ② qu’on laisse des gens se faire infecter : pas directement, bien sûr, mais en ne prenant délibérément pas les mesures les plus draconiennes qu’on pourrait prendre, ce qui serait la stratégie ①.

Bref, ① = frapper le plus fort possible, rendre le nombre effectif de reproduction aussi petit que possible, et espérer arrêter complètement l’épidémie, mais se retrouver dans un état instable, tandis que ② = frapper juste assez fort possible pour que le système de santé puisse gérer, maintenir le nombre de reproduction proche de 1, et atteindre un état stable protecteur.

Les deux ne s’opposent pas toujours : si (et tant qu’)on a un nombre de reproduction élevé, et si le système de santé se laisse complètement déborder, chose qu’il faut anticiper en se rappelant que l’épidémie est en train de croître exponentiellement et que toute mesure qu’on peut prendre n’aura effet qu’au mieux un temps d’incubation plus tard, les stratégies ① et ② imposent toutes les deux de prendre des mesures fortes de prévention de la contagion. La différence apparaît vraiment une fois qu’on découvre qu’on est effectivement capable de réduire le nombre de reproduction au-dessous de 1 (si on n’y arrive pas du tout, le dilemme est clos : on fait tout ce qu’on peut, l’épidémie passe et il y a beaucoup de morts, mais au moins on n’avait pas de dilemme moral à se poser !).

Bon, ces deux stratégies étant posées, laquelle est la meilleure ? Franchement, je n’en sais rien. (J’étais persuadé que ② était mieux, maintenant que j’ai regardé les chiffres de plus près, je n’en sais plus rien, je suis vraiment terrifié.) L’avenir est vraiment très sombre dans les deux cas. Mais je pense qu’il est important de les exposer clairement.

La stratégie ① a permis d’arrêter le SRAS (version 1), qui était significativement plus létal que Covid-19. (On peut dire que l’Humanité l’a échappé belle, je crois qu’on a trop peu conscience de combien de centaines de millions de vies auraient pu y passer, avec peut-être à la clé l’effondrement complet de la civilisation.) Mais le SRAS avait des caractéristiques (en ce qui concerne les symptômes, leur reconnaissabilité, la période d’incubation) qui permettait de le traquer plus facilement que son petit cousin, et même comme ça, ça n’a vraiment pas été facile.

La Chine a clairement choisi la stratégie ① dans sa lutte contre Covid-19, et a montré que c’était possible. La Corée du Sud semble montrer que c’est possible même dans le cadre d’une société démocratique (mais au prix de moyens énormes et passablement dystopiques eux aussi, quoique différemment de ce qu’a fait la Chine). Hong Kong, Taïwan et Singapour suggèrent eux aussi que ① est possible (avec cette fois-ci plutôt l’idée d’empêcher l’épidémie de prendre pied plutôt que de l’arrêter une fois qu’elle s’est déjà développée, c’est plus facile mais même pour ça il faut des mesures énergiques dont on se demande si elles pourront jamais être levées) ; je ne suis pas sûr de comprendre ce qui se passe au Japon, mais c’est sans doute semblable. La plupart de ces pays ont l’expérience du SRAS version 1 et misent sans doute sur la stratégie qui a permis d’y mettre fin. Mais voilà, la Chine semble se rendre compte maintenant qu’elle s’est coincée dans un cul-de-sac et ne sait pas comment redémarrer son appareil productif, comment lever les restrictions, sans que les efforts aient été vains. Combien de temps peut-on maintenir tout le pays à l’arrêt ? Combien cela coûte-t-il en termes de vies humaines ?

Peut-être que l’option ② est préférable, alors ? (Ou peut-être simplement qu’on échoue à mener ① et qu’on fait du mieux qu’on peut.) Je m’étais convaincu de ça, mais je me rends compte que la réalité de l’option ② est elle aussi horrible. Le slogan Flatten The Curve a l’air sympa jusqu’à ce qu’on se rende compte que la courbe doit être tellement étalée que l’option ② commence à ne pas être très différente de l’option ① si on ne veut pas sacrifier beaucoup beaucoup de vies.

Le problème est que pour rendre l’épidémie gérable, il faut atteindre le seuil critique que j’ai évoqué plus haut, et qui est peut-être de 20%. Ceci est un chiffre complètement sorti de mon chapeau, personne n’en sait rien, mais il est au moins vaguement plausible : en tout cas, on n’aura pas d’immunité intéressante avant au minimum une poignée de pourcents.

Or là on se rend compte que l’Italie croule sous la charge de l’infection dans son système de santé (pourtant moderne et raisonnablement bien équipé) alors que 0.02% de sa population est répertoriée comme infectée. À PEINE UN CINQUANTIÈME D’UN POURCENT. Alors je vous laisse réfléchir au temps qu’il faudrait pour atteindre 20% d’infectés en ne dépassant pas 0.02% pendant un mois : on n’est pas en train de lisser le pic, là, on est en train d’essayer de faire passer le Mont Everest sous un trou de souris.

Bon, il faut un peu nuancer la gravité de ce chiffre : d’abord, les cas répertoriés en Italie ne sont que les cas les plus graves, il y a beaucoup beaucoup d’infectés, une grande majorité, même, qui passent complètement sous le radar parce qu’ils sont asymptomatiques ou juste bénins et non comptabilisés. Sur la base de 800 morts, on peut estimer qu’il y a plus près de 80 000 cas que des 12 000 recensés, voire 150 000 infections y compris les asymptomatiques (or ce qui compte est plutôt le nombre de personnes infectées que de cas cliniquement manifestes) : donc on atteint plutôt 0.25% de la population italienne ; et en fait, il faut diviser par la population des régions les plus sévèrement touchées, voire des provinces ou disticts hospitaliers (quel que soit le bon terme). Peut-être qu’on atteint 1% ou plus. Il serait important d’essayer de savoir précisément : si quelqu’un (préférablement comprenant bien l’italien) peut essayer de trouver des chiffres précis ce serait intéressant. Mais bon, même en admettant que ce soit 1% et que les hospitalisations durent autour d’un mois, et qu’on veut atteindre 20% d’infectés, si on maintient l’infection à ce niveau-là, il faut imaginer que tous les hôpitaux du pays soient à ce stade de débordement. Pendant vingt mois. Tout en maintenant les mesures de confinement à un niveau suffisant pour empêcher l’épidémie de s’emballer, bien sûr (même si contrairement à l’option ① elles pourront progressivement être levées parce qu’au fur et à mesure que l’immunité progresse l’infection devient plus facile à contrôler). C’est gigantesque. Et c’est terrifiant.

Le problème est que nos systèmes de soins ne sont tout simplement pas dimensionnés pour des épidémies d’une telle ampleur (l’ampleur étant ici la proportion des cas qui nécessitent une hospitalisation ou, surtout, un passage prolongé en respiration artificielle). Le ~1% de létalité du Covid-19 ne serait pas franchement terrifiant à lui tout seul : ce qui l’est, c’est les ~5% qui ont besoin de soins intensifs et très lourds alors que le système de santé n’est tout simplement pas prévu pour une épidémie touchant une proportion significative de la population et nécessitant de tels soins. Je lis qu’il y a en France 75 lits de réanimation par million habitants (j’avais fait une erreur de division dans un commentaire en écrivant 7, ce qui rendait la chose encore plus désespérée, mais on va voir que même avec 75 le compte est très loin d’y être ; bien sûr, quand on parle de lits, je pense que ce qui importe, en fait, c’est le nombre de respirateurs) : je ne sais pas combien de temps les 5% des personnes ayant besoin de respiration artificielle en ont besoin en moyenne : apparemment ceux qui décèdent passent typiquement jusqu’à un mois en soins intensifs, mais je ne connais pas la typologie précise, et je suppose que certaines personnes étiquetées critiques passent nettement moins qu’un mois intubés. Néanmoins, si ne serait-ce que 1% de la population est infectée à un moment donné et que 5% de ceux-ci ont besoin de soins intensifs, c’est plutôt dans les 500 par million qu’on va chercher. Et quelque chose me laisse soupçonner que les 75 lits par million qu’a la France ne sont pas tous vides et tout prêts à recevoir les malades !

Je ne parle même pas des ~15% qui ont besoin d’une hospitalisation n’allant pas jusqu’aux soins intensifs : il me semble que la situation est légèrement moins critique à leur sujet, mais légèrement moins critique ne signifie pas que tout est rose pour autant.

On peut critiquer le manque de moyens de l’Hôpital public, et je suis le premier à signer ces critiques, mais face à une demande d’une telle ampleur, ce n’est plus tellement le manque de moyens qui est en cause : à moins d’imaginer un système hospitalier qui serait ~10× plus grand, avec des lits 90% vides et des médecins passant 90% de leur temps à se tourner les pouces en attendant que vienne l’épidémie du siècle, je ne vois pas comment on peut faire face.

Donc lisser la courbe jusqu’à rendre le système de santé capable de gérer la crise, ça commence à ressembler beaucoup à l’option ①. Ou disons, les deux commencent à ressembler à la solution pourrie se terrer dans un trou en espérant un miracle, sous la forme d’un vaccin, d’une thérapie symptomatique fulgurante, ou d’une construction en temps record de respirateurs (après, je ne sais pas juger : peut-être qu’en fait la chloroquine ça marche vraiment, après tout ; ou peut-être que les vétos ont des tonnes de respirateurs qui peuvent servir sur des humains quitte à signer la bonne paperasse ou bien qu’il y a moyen d’en bricoler trente-cinq mille en un mois avec trente-cinq mille fois trois bouts de ficelle).

À l’inverse, on peut pousser l’option ② plus loin (je ne sais pas s’il faut appeler ça ③ ou juste l’extrême de ②) en disant tant pis, il faut que l’épidémie passe : on va la ralentir comme on pourra, placarder encore plus fort le message qu’il faut se laver les mains, mais pas au prix de boucler complètement le pays de façon durable ; le système de soins sera complètement submergé, mais on va quand même lui donner un facteur 2 ou 3 de répit par rapport à si on ne faisait absolument rien pour contrôler l’épidémie, et il sauvera bien quelques vies. À ce compte-là, il faut réévaluer la létalité du Covid-19 à plutôt 5% que 1% (des cas cliniquement manifestes, cela fait peut-être 2.5% plutôt que 0.5% de toutes les infections), et donc compter sur un taux de mortalité final de ~0.5% de la population (si le taux d’attaque est de 20%). C’est-à-dire peut-être 350 000 morts en France en l’espace de quelques mois (contre peut-être 70 000 si le système de santé tient le coup).

Voilà le choix horrible devant lequel « nous » sommes. Enfin, devant lequel sont nos responsables politiques, dont j’espère au moins qu’ils ont conscience (et qu’on leur a clairement expliqué) de ce que sont ces deux options, sous une forme ou une autre. Je suis vraiment soulagé de ne pas avoir moi-même à faire ce choix, et de ne pas avoir la certitude que, quel que soit la route qui sera prise, elle leur sera lourdement reprochée parce que le chemin non suivi a toujours l’air plus rose (ou du moins, moins noir). Moi-même je ne sais vraiment pas ce que je souhaiterais ou quel est le moins pire. Quant à savoir ce qui va se passer, je parie plutôt sur l’option ② sous une forme assez dure (proche du ③ que j’évoque) : le fait que l’Italie ait laissé les choses aller jusque là avant de réagir (j’espère qu’ils étaient conscients que la réaction prendrait une bonne semaine à faire effet, et qu’ils savent extrapoler une exponentielle), que la France refuse encore de fermer les écoles, et qu’Angela Merkel ait avancé le chiffre de 70% de personnes finalement infectées (taux d’attaque qui, je le répète, est sans doute surestimé, mais qui donne une idée du scénario qu’elle a en tête et qui implique le décès d’au moins 300 000 personnes en Allemagne), tous ces éléments me le laissent plutôt penser. Aux États-Unis c’est encore plus clair : je ne sais même pas s’il est constitutionnellement possible d’y prendre des mesures restrictives comme en Italie, mais de toute façon l’accès aux respirateurs sera réservé aux plus riches et ceux-ci n’ont donc que très peu de motivation à ne pas laisser l’épidémie suivre son cours tandis que leurs portefeuilles dépendent du fait que l’économie continue à tourner.

Tout ça n’est pas la fin du monde (qui a survécu à la grippe de 1918 laquelle a tué plutôt dans les 2% ou 3% de la population mondiale alors que là je ne pense pas qu’on atteindra cette proportion), mais c’est vraiment un désastre majeur que nous avons devant nous quelle que soit le chemin exact par lequel nous le traversons. Je me suis moi-même laissé un peu embobiner par le slogan que ce n’est qu’une grosse grippe : ce slogan est trompeur à quatre comptes, d’abord parce que 10× plus de létalité c’est vraiment un ordre de grandeur au-dessus, ensuite parce que la létalité de 0.1% pour la grippe est une surmortalité lue indirectement dans les statistiques, c’est-à-dire qu’elle compte toutes sortes de décès seulement indirectement liées à la grippe elle-même (les décès directscausés par la grippe aux urgences sont plutôt de l’ordre de 0.002% des cas), mais surtout parce que le problème avec Covid-19 c’est vraiment le nombre de gens qui ont besoin de soins intensifs qu’il est extrêmement difficile d’imaginer qu’on puisse fournir en tel nombre, et que si le système de soins est débordé, ces gens-là mourront et le taux de létalité grimpe encore d’un facteur peut-être 5.

Ah, et au rayon des bonnes nouvelles, il faut aussi se rappeler que même si l’épidémie est contenue par immunité grégaire, elle ressurgira possiblement quand le virus aura assez muté pour que l’immunité ne soit plus efficace, voire, que la vague d’infections devienne saisonnière. (Il est cependant plausible, mais en aucun cas certain, que dans ce cas le virus deviendrait moins létal : les gens sont obsédés par les mutations des virus, mais il faut se rappeler que le but d’un virus n’est pas de nous tuer, c’est de se reproduire ; or les virus qui ont le plus de succès en la matière sont les rhinovirus qui ne sont pas une calamité.)

Quoi qu’il en soit, n’hésitons pas à répéter une fois de plus le message de bien se laver les mains, de faire attention où on tousse et d’éviter tous les contacts physiques de personne à personne : ce n’est pas une blague, cela peut avoir un impact significatif sur la reproduction de ce virus et ça au moins ce sont des mesures qu’on peut considérer comme définitives sans en souffrir comme une mise à l’arrêt du pays.

Ajout () : J’ai vraiment de plus en plus peur des conséquences sociales et sociétales de ce dilemme. Il me semble évident que la stratégie ① n’est pas tenable : il n’est pas imaginable d’éradiquer le virus dans tous les pays du monde, il y aura forcément des endroits où l’épidémie se limitera par l’immunité naturelle, donc, qui auront toujours des cas par-ci par-là, et à ce moment-là, à moins de fermer hermétiquement toutes les frontières, le virus fera régulièrement son chemin partout dans le monde ; or on ne peut pas imaginer vivre en état de lockdown permanent parce que dès qu’on le relâche les cas reprennent leur augmentation. Mais la stratégie ② « douce » est fonctionnellement équivalente (le flux de malades que peuvent encaisser les hôpitaux est tellement microscopique qu’on n’en aura jamais fini), et sa version « dure » n’est pas pas socialement acceptable : les gens voient les hôpitaux débordés et exigent des mesures exceptionnelles. Dès lors, où va-t-on ? Les gouvernements tergiversent : l’Italie aujourd’hui et demain je suppose la France ne voulaient pas tout boucler, mais doivent le faire sous la pression de l’impact des hôpitaux submergés ; mais une fois que c’est fait, on est complètement coincés avec un pays totalement bouclé et qu’on ne peut plus déboucler. Quelqu’un peut-il proposer ne serait-ce qu’une lueur d’espoir sur ce qui va se passer ?


http://www.madore.org/~david/weblog/d.2020-03-14.2641.html#d.2020-03-14.2641

 (samedi)

Je choisis Scylla, et je suis complètement terrifié

Je suis complètement terrifié. Je fonds en larmes régulièrement, je ne dors quasiment plus, ma digestion est complètement déréglée, et cela empire de jour en jour (même s’il y a des hauts et des bas : un moment j’arrive à lâcher prise, le moment suivant je repense à ce qui va arriver et l’angoisse me glace). Le poussinet et moi nous communiquons mutuellement notre peur et même l’amplifions parfois dans nos tentatives pour chercher du réconfort l’un auprès de l’autre en parlant de ce qui va arriver. Je n’ose pas trop aller vers mes autres amis pour ne pas déverser ma propre angoisse sur celle qu’ils peuvent déjà avoir (ou, s’ils ont la chance de ne pas en avoir, leur transmettre la mienne).

J’essaie de m’accrocher aux branches : je pense que la société ne va probablement pas s’effondrer (mais elle va être secouée comme elle ne l’a jamais été depuis la seconde guerre mondiale), et que je ne vais probablement pas mourir (en tout cas pas du virus, peut-être d’un paroxysme d’angoisse), mon poussinet non plus, et beaucoup de mes proches non plus. Donc ce n’est pas la fin du monde. Mais c’est indéniablement la pire crise de notre génération. Socialement, politiquement, psychologiquement, économiquement, il y aura un avant et un après Covid-19. Je ne sais pas ce qu’il restera des petits éléments confortables de ma vie quotidienne dans le monde d’après.

Est-ce que je peins le tableau trop noir ? Je ne sais pas. Peut-être que cette entrée de blog paraîtra grotesquement catastrophiste dans un an ou deux. Je prends sans hésiter le risque du ridicule, j’accueille même le ridicule à bras ouverts si les choses se déroulent moins mal que ce que je crains. Faites que je sois ridicule !, j’en serai tellement heureux. Faites que dans cinq ans je sois le premier à rire de mes prévisions d’apocalypse.

Écrire tout ceci me fait du mal, j’en suis conscient, donc je vais essayer que cette entrée-ci soit la dernière où je rumine sur le sujet. (Déjà j’ai hésité à commencer cet article de blog en me disant que je me faisais du mal au lieu de trouver la catharsis, et que je pouvais faire du mal à ceux qui me liraient.) Mais parler d’autre chose me semble tellement difficile, tellement futile, que je bloque complètement. Je vais peut-être mettre ce blog en pause, probablement me déconnecter de Twitter qui ne fait qu’alimenter ma terreur, je ne sais pas encore.

J’écrivais dans le billet précédent que je voyais deux pistes pour lutter contre une épidémie, un dilemme atroce entre deux options horribles, dilemme qui commence tout doucement à faire son chemin dans l’opinion, mais souvent en braquant le choix vers une seule de ces options présentée comme évidemment la bonne : or il n’y en a pas de bonne, les deux sont horribles, et la personne qui pense qu’on doit évidemment préférer celle-ci ou celle-là n’a (je pense) rien compris à la situation.

Les options sont : ① (contenir, qu’on pourrait aussi appeler le chêne), c’est-à-dire arrêter l’épidémie à tout prix, ou ② (gérerle roseau), la ralentir mais en la laissant suivre son cours jusqu’à ce qu’elle s’arrête d’elle-même. Je renvoie à l’entrée précédente pour les explications plus détaillées notamment sur le concept d’immunité grégaire.

Les deux sont atroces. Gérer, cela signifie qu’une proportion significative de la population, peut-être 20% si on est optimiste (des gens disent 70% mais même moi qui panique je ne crois pas à ça comme je l’ai expliqué), sera infectée. Au bas mot 0.5% de ces gens mourront, c’est-à-dire 75 000 personnes en France. Mais en fait beaucoup plus, parce que ralentir cache une horrible vérité : si on ralentissait vraiment au point que le système de santé arrive à gérer sereinement les choses (comme le suggère le slogan Flatten The Curve), à supposer qu’on y arrive, cela prendrait de nombreuses années voire des décennies de blocage, et on retombe sur un autre nom pour l’autre solution, qui est de tout bloquer.

Contenir : tout bloquer, c’est-à-dire plus d’écoles, plus de transports en commun, plus de lieux de vie commune, plus de restaurants, cafés, cinémas, théâtres, plus aucune vie économique au-delà du minimum vital, comme en Italie en ce moment, et ce pendant un temps indéfini : jusqu’à trouver un vaccin, qu’on arrive à le produire et qu’on puisse le répandre au monde entier, au moins, ce dont on imagine difficilement que ça puisse prendre moins de deux ans, et peut-être indéfiniment parce que le vaccin n’est pas toujours techniquement possible. En attendant, vivre dans la terreur perpétuelle du fléau qui peut se faire réapparaître son affreux visage dès que le blocage est un peu desserré.

Gérer : ralentir certes un peu l’épidémie avec des fermetures partielles, mais en sachant que ça ne suffira jamais assez pour que le système de santé tienne le choc. Ce choc est tellement énorme qu’il est presque impossible à visualiser : si ~20% de la société doit être infectée, que 2.5% de ces infectés doivent passer en réanimation (j’estime à 50% les cas asymptomatiques, et je prends 5% des cas symptomatiques), cela fait 5000 personnes passant en réanimation pour chaque million d’habitant. Dans un pays raisonnablement bien équipé comme la France, il y a 75 lits de réanimation par million d’habitant : en réquisitionnant tout ce qui peut servir (salles de réveil, salles d’opération, vieux respirateurs ou appareils bricolés avec trois bouts de ficelle), on peut peut-être espérer passer à 150. Donc ~30 personnes à passer dans chaque lit+respirateur : s’il faut ne serait-ce qu’une semaine de réa par personne, ce qui semble très optimiste, cela fait 25 semaines : il faut lisser l’épidémie sur six mois, à supposer qu’on ait un contrôle si fin. Six mois encore pires que la crise actuelle en Italie, mais dans le pays tout entier — dans le monde entier. Ou bien trois mois d’une crise encore deux fois pire que ça, et seulement la moitié des malades trouveront un lit, les autres mourront sans soins, et les médecins devront choisir qui vit et qui meurt.

Ou bien sinon : le blocage complet qui ne pourra être levé qu’à la faveur de la découverte d’un vaccin providentiel.

Ces deux options sont glaçantes. Celui qui émet une préférence d’emblée, sans être horrifié par la monstruosité d’un tel choix, a complètement loupé le roman. (Encore une fois, je renvoie au billet précédent pour des explications plus précises sur pourquoi on doit faire ce choix.)

Je me suis torturé pour savoir laquelle me semblait la moins horrible, et je pense finalement que c’est de gérer (la ②). J’ajouterais la nuance : mobiliser absolument tous les moyens de l’État pour construire, fabriquer ou réquisitionner en un temps record, et peu importent les coûts, des hôpitaux préfabriqués, des lits de fortune (pour la France, il en faut des centaines de milliers), et des respirateurs de toute sorte (simples ventilateurs à oxygène en nombre énorme, des milliers voire dizaines de milliers de respirateurs avec intubation, et des centaines ou milliers d’appareils à oxygénation par membrane extra-corporelle). Et former absolument tous les personnels en rapport avec la médecine (au moins tous les médecins de toutes les spécialités, et tous les infirmiers) à l’utilisation de ces machines, pour que les anesthésistes-réanimateurs puissent se concentrer sur la supervision et la gestion des cas les plus complexes. Éventuellement appliquer la solution ① un mois ou deux le temps d’arriver à faire ça. Si tout ceci semble de l’ordre du ridiculement impossible (et je le pense), c’est dire l’ampleur de la montagne qu’il s’agit d’aplatir.

Sérieusement, il ne faut plus rêver aux 0.5% de taux de mortalité (1% des cas symptomatiques) : lorsque les hôpitaux seront débordés, cela sera plutôt 3% (soit 6% des cas symptomatiques). Donc, dans cette option, 3% de 20% de la population, mettons 0.5%, mourra — 350 000 personnes pour la France. Je sais que mes chiffres sont complètement sortis de mon chapeau (j’aurais pu dire le double), mais ils sont plausibles : ils donnent une idée des ordres de grandeur, ils permettent de se faire une idée de la catastrophe qui nous attend (et de nouveau, Angela Merkel s’est montrée encore plus pessimiste en évoquant 70%). Avec un pic à peut-être autour de 25 000 morts en une journée. Les mots manquent.

Je pense pourtant (et de nouveau c’est un choix atroce et ce n’est pas la peine de me rappeler à quel point il l’est) que c’est préférable à la fermeture des écoles et tous autres lieux de vie publique possiblement à perpétuité. Je pense que l’option ① maintenue trop longtemps n’aurait pas juste un coût économique et social tellement important qu’elle entraînerait indirectement la mort de plus d’individus encore, mais qu’elle conduirait à la transformation de la société en une dystopie post-apocalyptique, ou peut-être l’effondrement complet de toutes ses structures. C’est donc avec la plus grande horreur que, si j’étais chef d’État (et je n’ai jamais été aussi heureux de ne pas l’être), je choisirais l’option ②, gérer, avec la nuance que j’ai donnée ci-dessus qu’il faut quand même ralentir autant que possible même si ça ne suffira jamais, et chercher tous les moyens possibles pour augmenter les moyens qui seront toujours ridiculement insuffisants du système de soins.

Je crois comprendre qu’Emmanuel Macron a fait ce choix. Boris Johnson l’a fait de façon tout à fait claire, sa conférence de presse évoque explicitement l’immunité grégaire, et suggère une variante assez dure de l’option ②. Angela Merkel en évoquant le chiffre de 70% (pessimiste selon moi, je le répète) fait clairement référence à cette même option. Cela me fait le plus grand mal à écrire, mais je pense qu’ils ont raison (au moins sur l’idée générale). La Chine, mais même la Corée du Sud, sont dans l’impasse maintenant qu’elles ont choisi ①, et j’ai très peur de ce qui va leur arriver (même pour la Chine, ça peut être un instrument de contrôle entre les mains du pouvoir, mais ne plus pouvoir mettre les enfants à l’école est très très embêtant).

Mais ce dont j’ai encore plus peur, c’est du yoyo entre les choix. L’opinion publique a le plus grand mal à comprendre le dilemme : les gens disent regardez la Corée, l’épidémie régresse : pourquoi on ne peut pas faire pareil ? (eh oui, c’est vraiment difficile d’expliquer les choses). L’OMS elle-même a appelé à suivre l’option ① (probablement parce que ce sont des médecins avant tout, donc ils font passer la lutte contre la maladie en premier). On ne peut vraiment pas qualifier un des choix d’idiot. Mais une fois qu’on en a fait un, il faut s’y tenir : que va faire l’Italie maintenant ? L’épidémie va se tasser, et ensuite ? Si le bouclage sert à rétablir un petit peu d’ordre dans le système de santé, admettons : mais, sauf dans les toutes petites régions géographiques les plus touchées, le chemin parcouru vers un espoir d’immunité grégaire est encore minuscule par rapport au chemin restant à accomplir (c’est vraiment terrifiant), donc il n’y a que deux options, continuer en se disant que ce sera encore bien pire, ou s’arrêter et tous ces morts auront été en vain. (Parce que si on voulait vraiment suivre l’option ①, il fallait implémenter un bouclage complet du pays déjà il y a un mois, en se rendant bien compte que c’est peut-être pour toujours.)

Beaucoup de voix qualifient déjà de criminel le choix de gérer. L’homme politique qui le fait doit se rendre compte que sa carrière est terminée : on ne lui pardonnera jamais, ou peut-être seulement avec le recul de nombreuses années, d’avoir laissé mourir 0.5% de sa population, la propriété des dilemmes horribles est que le choix qu’on a fait semble toujours le mauvais puisqu’on n’a pas les horreurs de l’autre sous les yeux.

Bref, j’ai peur que, face à la révolte inévitable de l’opinion (qui crie qu’on sacrifie des vies à l’économie, ou qu’on joue à une horrible expérience scientifique sur un concept incertain), le choix effectué se transforme en regret, et qu’il y ait volte-face comme ça a peut-être été le cas en Italie. Et là on aura, en quelque sorte, le pire des deux options. (Mieux vaudrait une volte-face dans l’autre sens : prendre ① jusqu’à ce que l’opinion publique réclame la levée du blocage, auquel point elle sera peut-être prête à accepter ②.)

(Un blocage très bien ciblé dans le temps, juste au moment du pic de la pandémie, ce qui signifie qu’il faut prévoir ce dernier une douzaine de jours à l’avance, peut en revanche avoir un sens, parce que dès qu’on a franchi le seuil d’immunité grégaire on peut travailler à arrêter activement la pandémie. De même pour un blocage ciblé dans l’espace quand il y a des inégalités entre régions : concernant l’Italie, je comprends le principe d’une fermeture complète dans les provinces les plus durement touchées, parce que celles-ci ont possiblement atteint le point d’immunité grégaire, ou pourront l’atteindre en un temps raisonnable, mais le bouclage du pays entier est une volte-face.)

Comme je l’ai dit plus haut, je n’en dors plus (et je ne sais pas comment Macron, Johnson, Merkel et les autres, peuvent dormir en ce moment !).

Ça pourrait presque sembler préférable d’être complètement démunis : dans une société qui n’aurait ni les moyens d’implémenter un blocage sérieux, ni de système de soins digne de ce nom qui puisse se retrouver débordé, la question est vite vue : l’épidémie sera arrêtée par l’immunité, il n’y a pas de dilemme, juste beaucoup de morts. C’est comme ça que les grandes pandémies ont toujours fonctionné, jusqu’à celle de grippe en 1918 dont l’horreur est tout simplement inconcevable. Gérer, c’est reconnaître qu’on ne peut rien contre la nature déchaînée, on peut juste atténuer un peu le coup et pleurer d’envoyer ainsi les médecins au casse-pipe avec les moyens dérisoires dont on dispose. (Je l’ai déjà dit, mais dimensionner le système de soins pour pouvoir faire face à une telle crise signifierait avoir des lits vides à 90% en attendant la prochaine pandémie dont on ne sait pas quelle forme elle prendra : ce n’est pas un problème de moyens, même si plus de moyens auraient évidemment été souhaitables et que l’indigence de l’Hôpital public rende le combat plus dérisoire encore.)

Lâcher prise, donc, pour la société. Admettre que les médecins vont vivre le pire des enfers pendant quelques mois, et que le reste de la société se devra d’arriver à fonctionner comme elle peut, encaisser, avec la grande majorité des gens qui ne seront que très peu malades. (C’est vraiment ça qui est si étrange dans cette maladie, l’écart entre une majorité de cas complètement banals et un tout petit nombre de cas très graves, mais ce petit nombre suffisant déjà à submerger le système de santés.)

Il faut moi aussi que j’apprenne à lâcher prise sur ce sur quoi je n’ai aucun contrôle, et que j’arrête d’écrire des textes comme celui-ci, que je trouve le moyen de retrouver le sommeil et de continuer à vivre aussi normalement que je pourrai malgré l’hécatombe qui frappera forcément assez près de moi, voire très près, et malgré le bouleversement de tous mes repères familiers, les petits éléments de ma vie d’avant, les petits plaisirs comme le brunch dominical du bobo que je suis, petit élément d’une vie passée qui me semble maintenant tellement lointain et tellement futile. (Lâcher prise aussi sur le fait que je n’arriverai jamais à faire comprendre le dilemme à ceux qui ont décidé que telle ou telle option était évidemment la seule valable, même si mes petits textes peuvent aider un tout petit peu.)

J’ai pris rendez-vous chez un psychiatre pour voir s’il peut m’aider au moins à retrouver un semblant de sommeil et d’appétit. Je vais essayer de me trouver une hygiène de vie dans ce monde nouveau où je ne comprends pas ce que je fais. Je vais essayer de me laisser porter par ce courant qui m’emporte sans que je puisse m’y opposer.

Écrire cette entrée m’a fait verser assez de larmes : j’arrête. Tous mes vœux de courage et de force à tous les habitants de la Terre pour les mois qui viennent, et particulièrement aux médecins, aux infirmiers et tous ceux qui seront en première ligne dans un combat vraiment héroïque.


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