Coronavirus : le soin n’est pas la guerre

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SOURCE : Libération

Coronavirus : le soin n'est pas la guerre

Faire une toilette, un change, donner à manger… Les soignants de proximité ne sont pas des soldats. Ils réalisent au quotidien un travail de proximité, au corps à corps, qui ne se mesure pas mais est vital pour les personnes fragiles, âgées, handicapées, porteuses de pathologies chroniques.

Tribune. Les équipes médicales qui travaillent dans les services de réanimation sont actuellement sur le devant de la scène, c’est bien normal. Mais le confinement fait apparaître d’autres problèmes de soin autour d’un paradoxe : le souci des autres consiste à les priver de notre présence. Pas de réunions familiales, pas de visites aux plus âgés. Certains Ehpad avaient devancé les consignes de confinement, privant les résidents de l’affection de leurs proches et les soignant·e·s d’une aide précieuse. Depuis lundi soir, on ne peut plus déroger à la règle sanitaire.

Le confinement des vieillards est un bien du point de vue du freinage de l’épidémie et de l’engorgement des services de soins intensifs, c’est pourtant un mal du point de vue de leur vie. Ce dilemme est d’autant plus cruel et angoissant qu’il concerne des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer particulièrement sensibles à la perte des repères. Avec le risque que ce qui sera perdu ne sera pas retrouvé. Si les ravages immédiats du Covid-19 seront mesurables, en revanche les incidences des carences de care seront plus insidieuses.

Ce qu’on appelle le travail de care répond aux besoins primordiaux d’être propre, de manger, de se reposer, d’être rassuré, traité avec attention, comme une personne digne d’être écoutée, blaguée, câlinée… Nombre de personnes fragiles, âgées, handicapées, porteuses de pathologies chroniques vont dans les semaines qui viennent dépendre encore plus étroitement des soignant·e·s de proximité, infirmières libérales, aides à domicile, personnel des institutions gériatriques ou des MAS (maisons d’accueil spécialisées).

L’indispensable corps de l’autre

Ce travail au corps à corps – faire une toilette, un change, donner à manger – ne respecte pas la distance réglementaire. Lourde responsabilité de ne pas disséminer le virus pour des personnes qui se déplacent d’un domicile à un autre, d’une chambre à l’autre, souvent dans des temps contraints, tandis que leur présence est indispensable, plus que jamais. En l’absence des familles (parfois déjà distantes géographiquement ou affectivement, ou très occupées), les soignantes de proximité – des femmes en majorité – seront durant toute l’épidémie en première ligne pour une réanimation relationnelle quotidienne, une visite attendue, un café partagé, une présence en chair et en os que rien ne peut remplacer. Certainement pas les maisons ou les téléphones connectés, encore moins la robotique. Les nouvelles technologies ne vont pas tout résoudre. Nous, humains, avons besoin de chair, de contact sensoriel, d’expressivité, et plus nous sommes âgés et enfermés dans la prison de notre corps, voyant moins, entendant moins, comprenant moins, s’angoissant plus, plus le corps de l’autre nous est indispensable, cette main que l’on serre, ce visage qui se penche, cette voix qui taquine, nous ne pouvons nous en passer.

Ce travail, disait le psychiatre et psychanalyste Jean Oury, est inestimable, au sens où n’étant pas inscrit dans la performance technique ou la compétitivité, il ne se mesure pas, en même temps qu’il est ce qui compte le plus, ce qui empêche le soin de sombrer dans la barbarie. Ce travail ne se voit pas, confondu avec des gestes qui doivent intervenir à bon escient, au bon moment, avec tact et délicatesse, en s’ajustant à la personnalité de chacun·e. Trop subtil, trop polymorphe, pas «scientifique», aussi nous pourrions bien n’en rien savoir du tout, sous-estimer son importance, a fortiori dans les temps qui viennent.

Plus largement, le discours des chiffres, des experts, les leçons de morale ou l’exaltation de «l’héroïsme» des soignants ne nous apprennent rien sur ce que sera la vie au temps du coronavirus. Cette vie, il faut la chroniquer, la narrer, la faire témoigner. Les chiffres, n’en déplaisent à la technocratie, ne nous parlent pas. Au mieux, ils nous effraient. Or nous risquons d’être plus que jamais arraisonnés à la loi du chiffre quand, pour nous sentir concernés et grandir en responsabilité, nous aurions besoin de récits qui nous ramènent à la vie.

Rester chez nous, c’est protéger les soignants

Les récits des soignant·e·s contiennent le travail, les conditions dans lequel il est fait, pour qui il est fait et l’éthique qui le soutient, tout ce qui est effacé du «Grand Récit du Covid-19» construit sur un mode viril, comme «une guerre», à la fois avec nous et contre nous si humainement indisciplinés. Mais le soin, ce n’est pas la guerre, les soignants ne sont pas des soldats. Ils et elles se sont largement exprimé·e·s sur la crise de moyens et d’orientation éthique et politique de l’hôpital public, affirmant leur volonté de soigner tout le monde et de le faire bien, de ne pas seulement réparer des corps, mais de prêter attention à des humains effrayés. Si nous devons rester chez nous, quoi qu’il nous en coûte, c’est aussi pour les protéger, eux. Du risque de tomber malades du virus ou d’épuisement. Du désarroi moral d’avoir à choisir entre nous qui ils vont soigner. Cette responsabilité ultime que personne ne prendra à leur place. Nous devons les protéger autant que possible d’avoir à vivre une médecine de guerre. Ensuite, nous devrons nous en souvenir.


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