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SOURCE : Blog de Christophe Darmangeat
J’ai reçu il y a quelques semaines le courrier suivant, qui soulève de très intéressants problèmes autour de l’exploitation et des différentes catégories de travailleurs établies par la théorie économique marxiste.
1. La lettre
Cher Christophe Darmangeat,Enseignant et militant au NPA, et rédacteur pour Révolution Permanente, je me permets de t’écrire parce qu’en lien avec le mouvement de grève actuel, je réfléchis à la question de l’exploitation et aux conditions de travail dans les services et en particulier dans les secteurs dits publics ou assimilés publics au sein desquels de nouvelles pratiques de management et de « rentabilité », issues du privé sont appliquées.Je relisais pour cela ta polémique avec Jean Marie Harribey autour des fonctionnaires. Là dessus, j’ai plusieurs questions et je serais très heureux si tu pouvais me répondre et m’éclairer un peu sur ces points.Si l’on se fie à la lettre de Marx, mais aussi à l’étymologie du terme en français, l’exploitation désigne le fait de tirer profit de quelque chose, d’abord d’une terre, puis de quelqu’un, dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler l’exploitation capitaliste, définie clairement par Marx dans Le capital.Est exploité pour Marx celui ou celle dont une partie de la survaleur ou plus-value, le surtravail est transformée en profits pour le ou les propriétaires des moyens de production. Comme tu le montres bien, contrairement à Smith, Marx considère que les travailleurs de ce qu’on appelle les services marchands sont exploités, puisqu’une part de leur produit leur est extorqué.Si l’on cherche des exemples contemporains on dirait qu’un personnel de soin travaillant dans une clinique privée est exploité, parce qu’une partie de son surtravail lui est extorqué pour être reversé aux actionnaires de la clinique. C’est la même chose pour un prof qui donnerait des cours à Acadomia ou dans une Business school détenue par des actionnaires. Ces deux salariés sont donc exploités. On est d’accord ?Tu me vois venir, la question qui vient maintenant est, si le prof ou le personnel soignant travaille pour l’Etat, dans une école ou un hôpital public, on devrait considérer qu’il n’est pas exploité, du moins dans le cadre d’une exploitation capitaliste. De même, ce même enseignant ou personnel de soin produirait de la valeur dans le cadre d’une clinique ou école privée mais n’en produirait pas en travaillant dans une institution publique.
Je veux bien suivre ce raisonnement, mais dans ce cas, de quoi souffrent les salariés du public, si ce n’est pas également d’une forme d’exploitation, dans le sens où dans le contexte actuel, une part importante de leur travail ne leur est pas restituée sous forme de salaire ? L’esclave n’est pas exploité, mais il subit ce qu’on pourrait appeler la « servitude ». Comment qualifier la condition des salariés du public si l’on se refuse à employer le terme d’exploitation, qui est très important puisqu’il permet de définir les contours de la classe ouvrière.D’ailleurs, j’aurais aimé savoir comment tu définis la classe ouvrière, quels sont les critères que tu retiens si tu intègres dedans les enseignants, les personnels de soin. Quelle différence fais-tu aujourd’hui entre classe ouvrière et prolétariat ?Ne pourrait-on pas penser qu’ils font aussi du surtravail et qu’ils sont donc aussi extorqués, pas par des capitalistes, mais par l’Etat ? Etat qui de surcroit reprend les outils managériaux du privé, s’échine à quantifier, à rentabiliser le travail, la « production de ses agents », ratio élève par classe / nombre de lits / visiteurs dans les musées / taux de réussite au bac, etc… De plus, pour les médecins, il existe une facturation à l’acte dans les hôpitaux publics par exemple. Alors bien sûr, ce sont des tendances, il n’y a pas encore homogénéité parfaite entre le public et le privé, sans quoi, pourquoi d’ailleurs au fond défendre le public ?Penses-tu qu’il serait possible, comme le fait l’usage courant, de distinguer, à côté de l’exploitation telle que définie par Marx, que l’on qualifierait d’exploitation capitaliste, une acception plus large de l’exploitation, qui désignerait le vol d’un surtravail et donc qui pourrait s’appliquer aux travailleurs du public ? Parce qu’en effet, il est difficile de dire que le personnel soignant d’une clinique privée est exploité, alors que son collègue d’un hôpital public ne l’est pas. De même doit on considérer que le salaire du personnel de soin du privé est inférieur à la valeur qu’il produit, tandis que le salaire du personnel de soin du public correspondrait à ce qu’il produit ?On touche ici à un autre aspect du problème: que produisent les fonctionnaires si ils ne produisent pas de la valeur ? Pas de la valeur marchande, certes, mais ne produisent-ils pas une forme de valeur dont bénéficie la société et les usagers du services publics qui effectivement contribuent à rendre possible les conditions de production de cette valeur via le paiement de l’impôt qui est majoritairement prélevé sur les salaires (si l’on considère qu’en plus de l’impôt sur les revenus la TVA et la TIPP sont prélevés de manière indirecte sur les salaires une fois versés).Certes le PIB est un indicateur très critiquable, cependant il est considéré comme la somme des valeurs ajoutées d’un pays et prend en compte une corrélation de ce qui serait produit par le secteur public. On peut critiquer cet indicateur mais il est une forme de validation sociale de la valeur ajoutée produite dans un Etat. Quel est ton point de vue la dessus, parce que j’ai du mal à vraiment le comprendre.De même, que se passe-t-il selon toi des EPIC, les entreprises détenues à 100% par l’Etat ou des institutions publiques, comme disons la SNCF ou la RATP, qui fonctionnent comme des entreprises, mais dont le profit est récupéré à 100% par l’Etat. Dans ce cas, tu serais d’accord pour dire que ses salariés sont exploités parce qu’une part de leur surtravail est transformé en profit ? Cependant ces profits ne vont pas à un capitaliste, mais à l’Etat. Quelle est ton point de vue sur cet exemple ? Les personnels soignants qui travaillent dans une association à but non lucratif, sont-ils exploités ? Pourtant ces associations ne génèrent pas de profit. Doit ont penser que leur salaire correspond à ce qu’ils ont produit ? Le télétravailleur ou traducteur qui produit chez lui, est-il exploité ? Comment considérer le travail qu’un cadre du public ou du privé fait à la maison ? Comment définir l’Etat en tant qu’acteur économique aujourd’hui ? D’un point de vue formel et des pratiques, il s’apparente de plus en plus à un prestataire de services financé par l’impôt, comment conçois tu l’Etat ?Désolé d’avoir été assez long, mais je serais ravi d’avoir ton point de vue sur ces exemples.Mes amitiés,Pierre REIP
2. Deux premiers déblayages
Avant d’en venir au cœur de la question, je crois qu’il faut commencer par lever quelques ambiguïtés ou incompréhensions.
La première est, me semble-t-il, un pur point de vocabulaire. On a beaucoup glosé (surtout en France, je crois) pour savoir ce qui différenciait la « classe ouvrière » de l’ensemble des simples « travailleurs », ou du « prolétariat », en remarquant que Marx ne fournit guère d’indices à ce sujet, et en tentant parfois de raccrocher tout cela à la distinction entre travailleurs dits « productifs » et ceux dits « improductifs ». Je crois vraiment que tous ces développements reposent sur une profonde erreur de perspective. En français, le terme de « classe ouvrière » n’est qu’une version plus moderne du vieux « classes laborieuses » (celles du titre de l’ouvrage de jeunesse d’Engels sur l’Angleterre), qui ne signifie rien d’autre que « classe des travailleurs ». En anglais, d’ailleurs, on a la working class, et c’est aussi simple que cela.
Quant aux « prolétaires », ce sont exactement les mêmes ! Tout simplement, Marx parle des salariés modernes tantôt comme de ceux qui travaillent (ils n’ont pas le choix, ils n’ont pas de capital, et leur revenu provient entièrement de la vente de leur capacité de travail), tantôt, par analogie avec la catégorie de la Rome antique, comme de ceux qui ne possèdent, littéralement, rien d’autre que leurs enfants. Mais ce ne sont que deux termes différents pour désigner un seul groupe social (au passage, la dernière phrase du Manifeste du Parti communiste, qui exhorte les exploités du monde entier à s’unir, est traduite tantôt avec le mot de « travailleurs », tantôt avec celui de « prolétaires » sans que cela ne change rien à l’idée, et sans qu’il soit jamais venu à l’esprit d’aucun individu sensé d’y voir une signification politique à ce choix !).
Un autre point est celui de la définition de l’exploitation. Lorsque tu écris :
Est exploité pour Marx celui ou celle dont une partie de la survaleur ou plus-value, le surtravail est transformée en profits pour le ou les propriétaires des moyens de production.
Ce n’est pas tout à fait exact. Cette définition concerne la seule exploitation capitaliste. Plus généralement, Marx définit l’exploitation comme une relation dans laquelle un individu fournit, de manière régulière et structurelle, du travail sans contrepartie à un d’autre. L’esclave, pour peu qu’on l’emploie à travailler (soit pour consommer directement ce qu’il produit, soit pour le vendre) est exploité, tout comme le serf et bien d’autres catégories de travailleurs dans l’histoire. Ce qui fait la spécificité de l’exploitation capitaliste, c’est que les produits, ainsi que la force de travail elle-même, prennent la forme de marchandises, achetées et vendues contre de l’argent et possédant donc une valeur d’échange. Tout se traduit donc en valeur (d’échange), et voilà pourquoi le travail sans contrepartie qui, en tant que catégorie générale, est appelé le « surtravail », prend dans la société capitaliste la forme particulière de la « survaleur » (plus-value), c’est-à-dire, comme tu le rappelles, l’excédent de la valeur produite par le salarié (c’est-à-dire, l’intégralité de la valeur ajoutée) sur ce qu’il reçoit (le salaire). Pour le dire autrement, l’exploitation qui, quelle ue soit la forme sociale, est toujours un rapport de temps de travail, est de surcroît, dans une économie capitaliste, un rapport de valeurs.
Au passage, c’est précisément cette forme valeur qui possède la particularité de masquer l’exploitation, en la faisant passer pour un échange d’équivalent : on a l’impression que le salarié est « payé pour son travail ». Et comme, en plus, il est libre de changer d’employeur pour négocier son salaire au mieux, une bonne partie des défenseurs du système, économistes savants ou non, affirment que le capitalisme est la forme économique qui, en supprimant les contraintes juridiques qui accablaient les serfs ou les esclaves, a aboli l’exploitation. Une des découvertes les plus fondamentales de Marx a été de remarquer que le salaire ne rémunère pas le travail accompli, mais la capacité à accomplir un travail. Or, et c’est le fondement même de l’affaire, cette capacité nécessite moins de ressources qu’elle n’est capable d’en produire : le capitaliste peut donc la payer à sa valeur (le salaire) tout en lui faisant produire davantage (la plus-value / survaleur, en plus du salaire) que cette valeur.
3. Les différentes catégories de salariés…
C’est ici qu’intervient une complication supplémentaire : tous les travailleurs ne sont pas salariés et, surtout, tous les salariés ne produisent pas de la valeur ajoutée – donc de la plus-value. Commençons par les travailleurs non salariés : ce sont des travailleurs indépendants, possesseurs de leurs moyens de production. Ils produisent des marchandises et vendent donc le produit de leur travail (et non leur capacité de travail). Pour ce qui est de la problématique du salariat et de l’exploitation, ces travailleurs sont hors-champ, et je peux donc les ignorer dans la suite de ce texte.
Restent donc les salariés, que Marx (à la suite de Smith) divise entre « productifs » et « improductifs ». Comme je le montrais dans mon Profit déchiffré, ce découpage en deux catégories ne rend pas compte de la complexité de la situation, les travailleurs salariés dits improductifs étant en fait dans des situations très différentes les uns des autres.
Parmi les salariés qui ne produisent pas de marchandises, il y a en effet ceux qui sont rémunérés par une dépense en capital – c’est-à-dire qu’ils sont au service d’un employeur qui, en revendant le fruit de leur travail, se remboursera normalement de la dépense en salaire et touchera même un profit. Ces travailleurs que j’appelais « improductifs au sens large » sont des salariés dont le rôle consiste à transférer des droits de propriété : caissières, employés et cadres de banque, d’assurance, etc.
Il y a par ailleurs ce qu’on peut appeler les « improductifs au sens strict » : ceux dont le salaire est payé par du revenu, et qui ne font rien qui pourra être revendu par leur employeur : ce sont les domestiques et ceux qui s’y rattachent.
Avant d’aller plus loin, j’insistais à la suite de Marx sur le fait que ces critères sont purement sociaux. Contrairement à ce qu’affirmait notamment Smith, le caractère d’un travail salarié par rapport au circuit de la valeur et du capital ne dépend absolument pas de ses formes concrètes (production d’objets matériels contre « services ») mais des relations économiques dans lesquelles il est inséré. Cela répond au passage à la question sur le télétravail : que le travail soit effectué sur place ou à distance, debout, assis ou couché, n’a aucune espèce d’importance. Ce n’est absolument pas le problème.
Restent que les trois catégories de salariés ci-dessus (productif, improductif au sens large, improductif au sens strict) n’épuisent pas la réalité. Dans le bouquin, j’en mentionnais une quatrième : celle du travailleur – bien plus souvent, de la travailleuse – au foyer, qui ne touche pas de salaire et qui, pourtant, contribue à la production de la force de travail. Ton courrier évoque celle des salariés de l’État, sachant la variété des situations que cela recouvre – en particulier, certains produisent des marchandises, d’autres non. Et, pour couronner le tout, il y a les travailleurs de ces entreprises dont on ne sait pas très bien si elles sont publiques ou privées, de ces services publics dont on ne sait pas très bien s’ils sont marchands, ou de ces entités marchandes mais à but censément non lucratif (les associations) dont on ne sait pas si elles doivent être considérées comme des entreprises ou non… de quoi rendre fou un classificateur marxiste.
4. …et leur rapport à l’exploitation
Marx traite assez peu de la question de l’exploitation des diverses catégories de travailleurs improductifs. Quelques paragraphes du Capital évoquent cependant la catégorie des salariés que j’appelle improductifs au sens large (ceux dont le travail s’insère dans le circuit du capital). Marx est un peu gêné aux entournures : ces travailleurs ne produisent pas de plus-value. On ne peut donc pas dire qu’ils sont exploités dans le sens où ils recevraient moins de valeur qu’ils n’en créent. Cependant, leur travail n’en est pas moins une source de profit pour leur employeur, pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’en raison de lois de redistribution de la plus-value interne aux capitalistes, en particulier, l’égalisation des taux de profit entre branches, ces salariés permettent à ceux qui les emploient de capter une part de la plus-value engendrée par les salariés productifs. Ensuite, parce que de manière générale (et c’est le sens des remarques de Marx), ils contribuent à abaisser les frais de circulation du capital : ces salariés reçoivent donc moins non pas que la valeur qu’ils créent, mais que les coûts qu’ils font économiser à leur employeur – on sent bien que là, la définition de l’exploitation devient un peu problématique.
Quant aux salariés improductifs au sens strict, à ma connaissance, Marx n’aborde la question de leur exploitation à aucun endroit. Mais on voit bien que pour les qualifier d’exploités, il faudrait un raisonnement encore plus indirect : ils reçoivent moins sous forme de salaire que ce que coûteraient les fruits de leur travail si on l’achetait sur le marché.
Les choses ne sont compliquent encore avec les salariés de l’État. Un enseignant, qui ne produit pas de marchandises, ne crée aucune valeur ajoutée. Tout au plus pourrait-on dire, un peu comme pour le domestique, que l’enseignant fonctionnaire reçoit moins que ce que coûterait son cours s’il était acheté comme une marchandise. Mais tout comme pour le domestique, on a quand même du mal à voir où est réellement l’exploitation là-dedans. Et comme tu le dis, un travailleur de la SNCF, du temps où celle-ci était encore une entreprise d’État, produisait certes de marchandises, mais pas réellement de profit… ce qui, concernant son éventuelle exploitation, nous emmène vers des subtilités sans fin (et d’une utilité douteuse) sur le capitalisme d’État.
Dès lors, il me semble qu’il n’y a que deux conclusions possibles.
- on dit que seuls sont exploités les salariés productifs, et que tous les autres ne le sont pas. Cela semble coller avec une lecture stricte des définitions de Marx, mais cela heurte un peu le sens commun : on ne voit pas bien en quoi une caissière, par exemple, serait moins exploitée qu’un ingénieur. Et puis, c’est une pente glissante : cette différence ne serait-elle pas à la base d’une différence d’intérêts de classe entre les travailleurs ? Faut-il en conclure que la classe ouvrière serait formée des seuls salariés productifs (donc, stricto sensu, exploités) – une idée qui a déjà été suggérée par divers personnes se réclamant du marxisme ? Mais alors, à quelle classe les travailleurs improductifs se rattacheraient-ils ?
- on se demande si le problème n’est pas en (grosse) partie mal posé…
5. Trancher le nœud gordien : le travailleur collectif
On peut en effet remarquer que la question de l’exploitation se pose à deux niveaux très différents : celui des individus et celui des classes. Or, la classe n’est pas une simple addition de situations individuelles. Pour le dire autrement, et de manière un peu provocatrice : la question de la création et de la circulation de la plus-value peut posséder une grande pertinence du point de vue de l’anatomie du circuit économique, tout en n’en possédant aucune du point de vue des exploités eux-mêmes et des frontières de classe.
Pour prendre une comparaison, pour optimiser la gestion de leurs entreprises, les capitalistes établissent (à grand-peine) ce qu’on appelle une comptabilité analytique : ils tentent de déterminer quel service crée quelle quantité de valeur, occasionne quel montant de frais, etc. Tous ceux qui l’ont pratiqué savent à quel point cet outil, tout en étant indispensable, repose en réalité pour une large part sur des conventions et comment, selon les règles de répartition utilisées, les conclusions peuvent varier considérablement. Mais quoi qu’il en soit, la comptabilité analytique peut éventuellement être un moyen d’analyser le fonctionnement de l’entreprise ; elle peut aussi être un outil pour sa direction, dans sa prise de décision. Mais elle n’a aucune espèce de pertinence lorsqu’il s’agit de déterminer qui doit être solidaire de qui dans les conflits collectifs : face à leur employeur, les salariés sont avant tout des vendeurs de force de travail, quelle que soit l’utilisation que le capitaliste fait ensuite de cette force ou de ses produits.
C’est la même chose à l’échelle de la société : il est légitime de se demander comment fonctionne le processus de création et de circulation de la valeur dans une économie capitaliste – en restant bien conscient que dès que l’on quitte le royaume simple des catégories abstraites, on en arrive rapidement à jeter l’éponge. Mais si l’on raisonne à une échelle plus globale, le problème ne se pose plus : la société moderne est polarisée entre une classe qui est contrainte de vendre sa force de travail pour vivre (mal) et une classe qui, étant donné son monopole sur les moyens de production, vit (bien) de la survaleur créée par ce « salarié collectif ».
Pour un capitaliste qui touche son dividende ou son loyer, que celui-ci provienne de l’exploitation directe de ses propres salariés, de celle des salariés d’un autre capitaliste, de fonds collectés par l’État, etc., n’a aucune espèce d’importance. De même, pour un salarié qui doit vendre sa force de travail, le fait que son salaire soit versé par l’État ou par une entité privée, que le travail pour lequel on le paye produise ou non des marchandises, etc. sont des questions sans aucune pertinence pour sa position de classe et ses intérêts généraux. Pris au niveau général, le capitaliste collectif exploite le salarié collectif, et c’est cela seul qui détermine les camps sociaux.
Le fonctionnaire à qui l’État impose un travail plus intense n’est pas davantage exploité, en ce sens que ne produisant pas de valeur, il n’en produit pas davantage en travaillant deux fois plus vite. En revanche, ce faisant, en tant que vendeur de force de travail, il voit les termes de l’échange se dégrader : pour le même salaire, il doit fournir davantage d’efforts. Et, en tant que membre du travailleur collectif, cette pression accrue sur les fonctionnaires a généralement pour objectif d’augmenter la création de valeur dans le secteur privé, ou d’en abaisser les faux-frais – les employeurs ne prennent globalement pas directement en charge la formation et le soins de leur main d’oeuvre, et c’est donc l’Etat qui s’en charge. Moins l’État y consacre de ressources, plus la rentabilité globale du capital s’y retrouve. Voilà pourquoi on pourrait peut-être aussi dire qu’à défaut d’être des producteurs directs de valeur, les fonctionnaires en sont des producteurs indirects ; mais je ne suis pas certain que cela éclairerait beaucoup le débat, et l’approche en termes de travailleur collectif me semble tout à fait suffisante.
Autrement dit, on peut dire, je crois que même si localement, ou analytiquement, certains salariés sont exploités et pas d’autres, au niveau global, la classe des salariés est la classe exploitée et, pour le problème considéré, c’est ce niveau qui compte. Dans une autre formulation, qui n’est paradoxale qu’en apparence : les salariés ne sont individuellement pas tous exploités en tant que producteurs de valeur, mais ils sont collectivement tous exploités en tant que vendeurs de force de travail.
En espérant avoir répondu à tes questions…