⚡ Lordon: Garantie économique générale et production culturelle

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SOURCE : Blog de Lordon

Il y a dans le capitalisme contemporain deux manières de dépendre matériellement, donc de connaître l’angoisse de l’incertitude : la dépendance directe au marché et à l’emploi ; la dépendance à l’administration subventionnaire de l’État néolibéral. La première concerne les petits entrepreneurs et les salariés, la seconde les mondes de la production culturelle (on pourrait y ajouter tout le milieu associatif). Si cette dernière forme de dépendance transite par l’État, il ne faut pas s’y tromper : par sa médiation interposée, c’est bien la logique économique néolibérale qui continue de produire ses effets. La recette fiscale à laquelle est adossée la subvention est indexée sur l’activité économique privée — donc sur la plus ou moins bonne tenue globale du « marché ». Quant à la dépense elle-même, elle est sous la pression constante du discours hégémonique qui confond tout à dessein (« il faut réduire la dette publique » = « il faut réduire la dépense publique »), et de la surveillance par les marchés financiers (les créanciers de la dette publique) qui lui emboîtent le pas.

Sans être directement branchés sur le marché et l’emploi, les bénéficiaires de la subvention d’État n’en connaissent donc pas moins l’incertitude et l’angoisse. La dépense culturelle, ce « supplément d’âme », entendre : fondamentalement « inutile », est constamment menacée, et vient tout en haut de la liste des candidats à la réduction en cas de crise fiscale — tout le monde a compris que celle du Covid s’annonce sanglante. Les producteurs culturels, quoique ne relevant pas immédiatement du système marché-emploi, n’en sont pas moins bien placés pour savoir que la précarité générale instituée par le néolibéralisme les concerne au premier chef. Eux aussi, comme les salariés, vont pouvoir se faire un sang d’encre car, fut-ce par la médiation de l’État de subvention, ils sont plongés comme les autres dans la grande instabilité du « marché » et soumis à son aléa de principe. Eux aussi, en ce moment, se tordent les doigts et se ravagent avec la question — la même que celle des salariés — : « qu’est-ce qu’on va devenir ? »

C’est cette logique de l’angoisse que la garantie économique générale vise à détruire. Découpler activité et moyens matériels d’existence, puisque c’est là le cœur de la proposition dite du « salaire à vie » de Friot, supprimer toute conséquence matérielle personnelle de la production individuelle, alias de la proposition privée, ne fait pas que soulager des incertitudes de la survie, dont les données sont définitivement stabilisées, mais libère des possibilités d’activité inédites.

Dépendance matérielle et créativité distordue

Constitués de tout petits bataillons, souvent d’un tel nombrilisme sociologique qu’ils en ignorent les gros (ceux du salariat, notamment ouvrier) et croient être les seuls à compter vraiment sur la scène sociale, les mondes de la production culturelle n’en offrent pas moins un accès aux enjeux centraux du salaire à vie, quoique celui-ci n’ait pas d’abord été pensé pour eux. Car, avec ses particularités, leur cas aide à cerner d’encore plus près le lieu du poison capitaliste : qui est dans l’accrochage des moyens de la survie individuelle à la validation sociale des propositions privées, à partir du moment où cette validation sociale prend la forme monétaire — et ceci que l’argent vienne du marché, de l’emploi ou de l’État capitaliste. Le propre du capitalisme, c’est de donner à la validation sociale la forme monétaire et, réciproquement, d’avoir fait de la forme monétaire le mode majoritaire de la validation sociale. Le capitalisme convertit la validation sociale en moyens matériels d’existence, et fait passer les moyens matériels d’existence par la validation sociale. Vous ne survivrez que si votre activité parvient à se convertir en argent, voilà le nomos du marché capitaliste. Et voilà le lieu d’origine de la précarité instituée.

Cet accrochage de la survie à la validation monétaire a pour nom : la concurrence. Le poison capitaliste, c’est de confondre l’émulation et la concurrence. L’émulation, jusqu’à la rivalité, est une passion humaine qu’on n’éradiquera pas par décret. Elle a ses bonnes propriétés, elle a ses pollutions. La concurrence, c’est l’émulation mais branchée sur des enjeux de survie matérielle. Donc sur des enjeux de survie tout court. Contrairement à ce que répand le discours libéral depuis des décennies, la concurrence, ainsi redéfinie, ne fait pas s’activer les gens « pour le meilleur » : elle les fait s’activer sauvagement — comme s’activent les humains lorsque leur survie est en jeu. La violence de l’enjeu pénètre aussitôt le comportement, se convertit aussitôt en violence du comportement. Ramenés par la concurrence à des enjeux vitaux, les agents s’activent en effet, luttent même, mais ils luttent comme des sauvages (1). Leur obsession n’est pas de faire les choses bien, elle est de les faire valider – c’est-à-dire convertir en argent.

De là par conséquent que, prêts à tout puisqu’il s’agit de survivre, ils sont notamment prêts à répondre à toutes les injonctions institutionnelles dont leur reproduction matérielle est dépendante en tant qu’elle est accrochée à la validation sociale, matérialisée en argent (subventions, droits d’auteur). En « littérature », par exemple, certains producteurs prennent directement, et ouvertement, le parti des marchés de masse, et par là s’assurent de la validation de l’institution éditoriale — dans le circuit des « best-sellers ».

D’autres, peut-être pires, cultivent par habitus une distinction très ajustée à la « demande », productions qui se donnent les attributs de la-littérature, prennent des postures « critiques », voire « transgressives », mais sans jamais rien transgresser, ni rien déplacer, donc avec la certitude de se ménager un lectorat significatif, sans doute pas celui des marchés de masse, ostensiblement dédaignés, mais de la bourgeoisie lectrice, qui veut bien se donner le frisson de « la pensée non conforme » mais jusqu’à un certain point seulement, parfaitement identifié par les producteurs « ajustés », et ceci d’ailleurs — c’est là toute la puissance du concept bourdieusien d’habitus — sans que cet ajustement soit nécessairement le fruit d’une stratégie délibérée ou d’un calcul explicite. Combinant en apparence des injonctions contradictoires — porter le fer mais pas trop —, bref se donnant l’air de, ces positionnements sont par-là eux aussi assurés de conserver la validation de l’institution éditoriale, comme l’atteste d’ailleurs leur franche installation dans le système des prix littéraires, un indicateur très fiable de qui dérange quelque chose et qui ne dérange rien (bien sûr, il y a toujours des ratés, des distinctions qui vont à qui, normalement, n’aurait pas dû les avoir).

Et puis il y a les autres producteurs, écrivains, artistes, qui aspirent à une production affranchie des canons de l’admissible, c’est-à-dire du comestible, par l’ordre social en ses institutions. Mais qui n’en ont pas moins à survivre matériellement, et doivent, souvent la mort dans l’âme, passer des compromis avec les institutions — parce que, comme toujours, à la fin il faut bien croûter. Eux sont les premier menacés par l’étranglement financier qui menace de suivre la crise économique. D’une manière générale, la pénurie déchaîne les luttes concurrentielles pour les ressources rares, et intensifie tous les effets de normalisation puisque, situées du « côté court », les institutions ont la main comme jamais, en tout cas sur leurs obligés.

Décrocher la reproduction matérielle de la validation sociale

La garantie économique générale ne fait alors pas que relever les producteurs culturels, comme tous les autres producteurs, de l’angoisse des lendemains : elle supprime toutes les distorsions qui tiennent aux enjeux vitaux de la reproduction matérielle, c’est-à-dire aux impératifs de la validation sociale dans les institutions privées-marchandes (édition) ou publiques-subventionnaires, et par-là rendent les producteurs culturels à leur nécessité créatrice. Elle a aussi pour effet de faire en partie exploser le personnage social du « créateur »/« auteur »/« artiste », qui n’existe comme tel que par l’onction de telle ou telle institution ad hoc, par l’insertion des individus dans leurs circuits, le succès répété à décrocher de la subvention, la présence identifiée dans les réseaux, etc. Par le découplage radical de l’activité et des moyens de l’existence matérielle qu’opère le « salaire à vie », n’importe qui retrouve, ou plutôt trouve tout court, la possibilité de formuler une proposition privée à caractère de création : formuler une proposition artistique ne requiert plus d’avoir préalablement acquis les attributs sociaux et institutionnels de l’« artiste ».

À l’évidence, toute « contrainte » de validation sociale n’en est pas abolie. Sauf à écrire des poèmes pour ses tiroirs, une proposition privée, par son caractère même de « proposition », fait ipso facto le choix de s’exposer à l’épreuve de la réception publique. Mais ce qui change radicalement, dans le système de la garantie économique générale, est que le verdict de cette épreuve n’est plus d’aucune conséquence quant à la survie matérielle du proposant. Il y aura donc toujours des échecs de la réception, c’est-à-dire de la validation sociale – mais sans conséquence monétaire –, échecs soit du fait de la médiocrité de la proposition, soit du fait de son étrangeté, de sa nouveauté, et de son trop grand pouvoir de déconcertation, c’est-à-dire de son décalage en avance de la sensibilité contemporaine. Bref il y aura toujours des champs artistiques et leurs verdicts sociaux, mais rien de tout ça ne pourra plus condamner celui ou celle qui échoue, spécialement dans le second cas, à renoncer pour des raisons matérielles. Le fonctionnement social de ces univers que Bourdieu appelait des champs est déjà en soi suffisamment violent – avec tous ses effets d’orthodoxie, de réseaux, de faveurs, de sélectivités, parfois bien placées (en effet Marc Lévy n’est pas de la littérature), souvent mal (tel prix Goncourt n’en est pas davantage) — pour que cette violence ne se convertisse pas aussitôt en sanction matérielle.

Contrairement au mythe — somme toute très capitaliste — de l’artiste maudit, ou plutôt de l’artiste dans la misère, dont la figure a été réenchantée comme « bohème », qui encourage celui qui ne veut pas subordonner sa création à la sanction monétaire du marché des œuvres à accepter la misère, à faire même de sa misère un élément constitutif, et pourquoi pas exaltant, de sa « vie d’artiste » — en gros : merci de nous débarrasser les circuits marchands avec vos trucs dont personne ne veut, mais persévérez bien néanmoins, et soyez assurés de notre considération dans la mouise —, contrairement à ce mythe, donc, il y a beaucoup à douter que la précarité ait la moindre propriété avantageuse sur la créativité. Elle est une chienne (porca miseria, disent les Italiens) qui tourmente sans cesse, et détourne l’esprit de ce qu’il aurait de mieux à faire. Comme on sait, les transfigurations libérales ont fait de la précarité un « sain aiguillon », la « petite » stimulation sans laquelle nous nous laisserions tant aller (à l’oisiveté). Or c’est faux : la précarité agresse, dans le pire des cas voue les agressés à devenir des agresseurs à leur tour si leurs intérêts fondamentaux sont en jeu, dans le meilleur ne fait rien faire de bon. La créativité, à l’exact contraire du récit libéral de la « mise en tension », prospère bien davantage du temps libéré et de la tranquillité d’esprit.

Un cas de destruction par « l’aiguillon de la concurrence » : la recherche

Il est un univers de la production culturelle (étendue) où la chose est spécialement visible — et d’autant plus que ses conditions sont en train d’être en ce moment méthodiquement détruites —, c’est la recherche. Le CNRS en France a longtemps été une réalisation, sans doute approximative mais néanmoins exemplaire, du « salaire à vie » et de ses vertus : des individus, certes sélectionnés, mais payés quasiment sans contrepartie, à faire pour ainsi dire ce qu’ils veulent. Mais précisément, ce qu’ils veulent, ici, c’est faire de la recherche ! Alors, ils la font, sans compter leur temps, et au mieux de ce qu’ils peuvent, pour cette éternelle simple raison que c’est leur désir. Et dans ces conditions, la recherche est excellente.

Mais que des gens soient ainsi laissés à très peu de contrainte, pas loin de leur libre-vouloir et, pire encore, hors-marché, c’est insupportable au néolibéralisme. Aussi, là où il n’y avait que peu de contrainte, le néomanagement appliqué à la recherche a-t-il décidé d’en mettre toujours plus, notamment des contraintes de surveillance (reporting) et d’évaluation. Mais, bien plus désastreusement, des contraintes de fragilisation générale des positions : par la concurrence. Concurrence pour les ressources nécessaires à la recherche (crédits d’équipement), concurrence pour l’accès aux postes statutaires. La déstabilisation n’est-elle pas une merveilleuse stimulation ?

Eh bien non, elle est le pire des corrosifs. Sous son action toxique, les agents commencent à se battre — et les externalités positives d’une activité fondamentalement coopérative sont détruites. Mais surtout, ils cèdent à l’affolement dès lors que leurs conditions matérielles d’existence sont directement menacées, et commencent à chercher, dans la panique, à identifier les stratégies institutionnelles gagnantes. Le mimétisme, c’est-à-dire le conformisme, est malheureusement la seule solution rationnelle à ce problème. Malheureusement, en effet, car la créativité de la recherche n’y survit pas quand chacun ne cherche plus… qu’à se rallier aux courants dominants, rationnellement interprétés comme ceux qui bénéficient de la meilleure validation institutionnelle, donc des meilleures chances de salut matériel. L’innovation scientifique et intellectuelle suppose de faire ce qui ne se fait pas encore ; or tout le monde est déterminé par le nouvel agencement institutionnel concurrentiel à faire comme tout le monde ; fin de l’histoire. L’ethos de la science périt à coup sûr, et il périt même deux fois, d’abord d’être saisi par le conformisme, ensuite d’être saisi par un conformisme méchant, comme il est de règle quand tout le monde est porté à cran.

Le « risque » comme mensonge idéologique et comme fléau matériel

Décidément, il faut retourner tous les énoncés libéraux : la vraie prise de risque, ou disons la prise de risque pertinente (relativement à ce qu’il s’agit de faire), ici donc la prise de risque intellectuelle, suppose d’être relevé de tous les autres risques, en tout cas du risque matériel. Mais, de même que le capitalisme confond tous les désirs, et prend le désir marchand pour le désir tout court, de même confond-il toutes les sortes de risques, et rabat-il toutes les prises de risque sur la seule déstabilisation matérielle — malheureusement rédhibitoire à toutes les autres aventures. Si l’on veut jouer gros sur un certain front, le front de la création par exemple, il est préférable d’être un peu tranquille sur les autres.

Bien sûr, et l’histoire l’atteste, on pourra toujours trouver des individus d’exception qui ont triomphé de tous les obstacles cumulés. Mais ces attestations ne font que reconduire le mythe capitaliste du « créateur qui a fait son choix » (celui de la misère) et, plus caractéristique encore, celui de l’individu héroïque. Plus encore, elles laissent dans l’ombre tout ce que les collectivités ont perdu d’avancées de toutes sortes du fait que ceux qui auraient pu les accomplir n’étaient pas complètement à la hauteur de cet héroïsme — mettre la création culturelle ou intellectuelle sous condition d’héroïsme est bien la plus libérale, et la plus débile des idées.

La saine vertu du risque est peut-être le plus mensonger de tous les articles de l’idéologie libérale. On en a l’indice, pour ne pas dire la preuve, à ceci qu’aucun de ceux qui en tiennent le discours n’a jamais connu la précarité. Les zélateurs du risque se reconnaissent à ce qu’ils n’ont jamais connu de conséquences personnelles à leurs échecs, parfois colossaux (par exemple toute la trajectoire professionnelle d’Alain Minc n’est qu’un gigantesque champ de ruines, il va très bien merci), et à ce qu’ils sont cuirassés de leur fortune personnelle, de leurs réseaux sociaux, et de leur certitude du recasage — ils sont les apologistes du risque pour les autres. Chacun peut connaître l’envie de prendre des risques, de s’exposer à des risques — traverser un océan à la voile ou un désert à pied, produire une œuvre dont la vérité sera insupportable à ses contemporains —, mais de son propre chef, et non contre son gré, sous la commande d’un donneur d’ordre. Les vrais noms du « risque » capitaliste, c’est-à-dire du risque-pour-autrui, sont la misère et la précarité. Ce risque-là n’a aucune vertu. Il tourmente, épuise, et n’incite qu’au mauvais — du simple conformisme jusqu’à la violence concurrentielle.

En relever tous est le fond de la proposition communiste, non selon une « simple » exigence morale, mais sous la visée d’une augmentation des puissances individuelles et collectives si l’angoisse de survie est bien plus un frein qu’un moteur à l’accomplissement. Ici la garantie économique générale appliquée aux producteurs culturels trouve naturellement sa place dans l’idée d’un communisme luxueux. Elle libère de la peur et restitue à chacun la possibilité de s’adonner, voire, s’il le souhaite, de proposer : écriture, peinture, sculpture, musique, dessin, photo ou vidéo, tout ce qu’on veut… Il faut affirmer qu’une société qui s’organise pour permettre à ses membres de produire davantage de cela et moins de téléphones racés est une société meilleure. Et qu’ouvrages et œuvres ne sont jamais si réussis qu’accomplis selon un désir libre et tranquille : relevé des inquiétudes de la survie et tourné vers la vie.

Frédéric Lordon


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