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SOURCE : Blog de Mediapart
Suis-je le seul à être mal à l’aise avec ces applaudissements, tous les soirs à 20h, pour célébrer l’engagement du personnel hospitalier dans la lutte contre le coronavirus ?
Non pas que les personnes qui œuvrent pour sauver des vies en ce moment ne méritent pas notre admiration, loin de là. Mais de quoi ces applaudissements sont-ils le signe exactement ?
Pour quelle raison tout ce secteur professionnel, ignoré depuis des années par les pouvoirs publics, se retrouve soudainement porté au pinacle ? Parce qu’ils sauvent des vies ? A priori pas, puisque c’est ce qu’ils font tous les jours en temps normal. Parce qu’ils font leur travail dans des conditions déplorables ? Non plus, cela fait des années que c’est ainsi, que la situation empire, et que leurs nombreux appels au secours sont restés lettre morte. Non, la raison c’est évidemment la conjoncture actuelle, qui rend leurs conditions de travail encore plus déplorables que d’habitude : tellement déplorables qu’ils sauvent désormais des vies au péril de la leur. Des « héros », a dit Macron.
Voilà donc ce que l’on applaudit : leur sens du sacrifice. Je ne veux pas parler en leur nom, mais ça doit leur faire une belle jambe. La mégalomanie existe dans tous les corps de métiers, mais je doute que beaucoup de celles et ceux qui sont mobilisés en ce moment dans les hôpitaux se considèrent eux-mêmes comme des héros.
Ce qui me dérange surtout, c’est que ce processus d’héroïsation est d’abord le fait d’une classe politique qui, depuis des années, n’a que faire des revendications de celles et ceux qu’elle érige maintenant en sauveurs de la nation. On peut rappeler les chiffres les plus récents : plus de 8 mois de grève et de manifestations en 2019, presque 300 services d’urgences en grève à l’automne dernier, plus de 1000 médecins chefs de services démissionnaires de leurs fonctions administratives en janvier, le tout pour dénoncer le manque de personnel, de matériel, la suppression des services d’urgences de proximité, des lits, bref, tout ce que la salade sémantique d’une gestion managériale de l’hôpital public (« restructuration », « redéploiement », « fusion », « modernisation », et j’en passe) ne parvient que médiocrement à masquer.
L’ironie de l’histoire, c’est que c’est précisément l’absence de réponses adéquates à leurs revendications qui fait aujourd’hui des personnels hospitaliers des « héros ». Auraient-ils été élevés à ce rang par le chef de l’état s’ils étaient en nombre suffisant ? S’il y avait de larges stocks de gel hydroalcoolique et de masques ? Du matériel en bon état ? Le nombre de lits nécessaires ? Si les salaires étaient attractifs ? Bref, si les moyens de faire face à une crise de cette ampleur leur avaient été donnés ? Probablement pas. A défaut d’avoir répondu à leurs demandes, le gouvernement tente de booster un peu leur égo en espérant que cela leur donnera le petit surplus de motivation et d’estime de soi qui compensera les carences matérielles. Combien de temps faut-il attendre avant de dire ce que l’on pense d’une telle attitude ? S’il est évident qu’ils partent d’une bonne intention, les applaudissements quotidiens portent toutefois en eux le risque d’être les garants de cette stratégie gouvernementale de gestion de la crise absolument nauséabonde. Continuera-t-on à les applaudir, ces femmes et ces hommes, une fois cette sinistre période derrière nous ? Rien n’est moins sûr. Entre une héroïsation de circonstance et la validation implicite de leurs conditions d’exercice, la frontière semble sacrément ténue.
C’est toujours dans des moments de tension, de drame, dans des situations extrêmes qu’apparaissent les héros. Et il en apparaîtra toujours : on peut avoir plein de raisons de ne plus avoir foi en l’humanité, notre espèce n’est pas qu’un ramassis de déchets, quand même. Le problème, c’est que le héros (en tant que construction sociale, pas l’individu) empêche de se poser les bonnes questions sur ce qui a suscité son apparition : on se gargarise de son attitude exemplaire, érigée en valeur morale universelle dont l’ensemble du corps social fait l’éloge, puisqu’elle était de toute façon déjà la sienne, bien évidemment. Et il faut dire que la France en a connu, des héros, ces derniers temps : les militaires tués dans une opération anti-terroriste au Mali, Arnaud Beltrame, les pompiers luttant contre l’incendie de Notre-Dame, la rédaction de Charlie Hebdo, entre autres. Cela nous a-t-il incité à questionner, au minimum, nos modes de lutte contre le terrorisme ? Non. Nos politiques budgétaires culturelles ? Non plus. A défendre toujours plus la liberté d’expression ? Big LOL.
Une société qui a besoin de héros pour rester debout est une société malade – c’est le cas de le dire. L’exemple actuel est particulièrement frappant : l’Etat se saisit du personnel hospitalier qu’il a méprisé et humilié pendant des années pour soudainement l’idolâtrer et opérer à travers lui une forme de narcissisation dont l’unique but est de masquer ses propres inconséquences. Au risque de faire de la psychologie de comptoir, essayez donc de remplacer dans cette dernière phrase « Etat » par « individu A » et « personnel hospitalier » par « individu B » ; le cas me semble assez sérieux. Adhérer à un élan d’unité nationale dont le fondement me semble avant tout relever du domaine du pathologique, très peu pour moi. Surtout que la conséquence de ce grand moment patriotique, dans lequel aucune voix discordante ne saurait être tolérée, risque d’être, les expériences passées nous le prouvent, une absence totale de remise en question de notre fonctionnement en tant que société et des soi-disant valeurs qui sont les nôtres. Evidemment, pourquoi se remettre en question alors qu’on a des héros pour nous rappeler quel est le véritable esprit de la nation ? Si l’on avait le courage de regarder les choses en face, on se rendrait compte que les personnels hospitaliers ne sont pas les héros de cette crise : ils en sont des victimes. Et leurs héros à eux, Superbudget, Spiderembauche et Captain Salaire, restent désespérément des personnages de fiction.
Alors soit, je veux bien sortir sur mon balcon tous les soirs à 20h pour les applaudir, parce que c’est vrai qu’ils font un travail remarquable. Mais seulement si à 20h15, tout le monde se remet à sa fenêtre pour conspuer le gouvernement et dénoncer les conditions de travail qui sont les leurs depuis des années. Il est louable, et pas injustifié, de prendre ces femmes et ces hommes pour des héros ; mais il faut être vigilants à ce que, d’un même mouvement, ils ne soient pas aussi pris pour des imbéciles.