La fin de l’analyse de classe ?

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SOURCE : Carnet de recherche Racismes

L‘analyse de classe a-t-elle été remplacée par les analyses de race et de genre? En étudiant les occurrences de la « sainte trinité » (classe, genre, race) dans les principales revues françaises de sciences sociales, on se rend compte que les concepts de genre et de race n’ont pas occulté le concept de classe. Ce qui était auparavant marginalisé ou invisibilisé est en train de devenir (plus ou moins) légitime dans ces publications scientifiques.

Le lancement du carnet de recherche « Racismes » se produit dans un contexte intellectuel et académique particulier, marqué par l’idée répandue selon laquelle l’analyse de classe aurait été remplacée par les analyses de race et de genre (voir le dossier « Intersectionnalité » de la revue Mouvements). La perspective féministe et la « question raciale » au sens large, c’est-à-dire les faits sociaux marqués par les inégalités raciales, auraient supplantée la « question sociale » (comme si la race et le genre n’étaient pas des faits sociaux, mais ce n’est pas le lieu de revenir sur cette confusion). Cette idée est le plus souvent affirmée sans véritable démonstration, en prenant souvent l’épouvantail étasunien comme exemple à ne pas suivre. Le modeste objectif de ce billet est de tester la validité empirique de cette affirmation à partir d’indicateurs objectifs.

Si l’on s’en tient à ceux-ci, la question raciale est loin d’être un objet de recherche vraiment légitime dans le monde académique français:

  • il n’y a aucun équivalent français des prestigieuses revues Journal of Black Studies (créée en 1970), Journal of Ethnic and Migration Studies(1971), Ethnic & Racial Studies (1978), Ethnicities (créée en 2001),Sociology of Race and Ethnicity (revue de la section « Racial and Ethnic Minorities » de l’American Sociological Association, 2015), etc.;
  • dans un contexte de pénurie croissante, très peu de postes de maître.sse de conférences ou de chargé.e de recherche au CNRS sont « profilés » sur cette thématique;
  • le nombre de thèses en sciences sociales sur la question raciale, soutenues ou à soutenir, est très faible, surtout par rapport aux mondes académiques Outre-Manche et Outre-Atlantique, etc.

Un autre indicateur est le nombre publications récemment parus. Une manière de répondre à cette question est de faire une analyse textuelle des publications en sciences sociales. D’autres avant nous ont trouvé un intérêt à l’analyse textuelle quantitative, comme le sociologue et démographe François Héran pour les « mots de la démographie » (ici et ). Certains se sont focalisé sur les occurrences des mots par année renvoyant à la « sainte trinité »: classe, genre et race. C’est ce qu’a proposé de faire le sociologue étasunien John A. Bernau en 2018 en prenant l’exemple de l’American Sociological Review (ASR) entre 1936 et 2015 (N = 5320 articles). L’intérêt de cet exemple est qu’il s’agit de la principale revue généraliste de sociologie aux États-Unis. Les thèmes recherche et les concepts qui y apparaissent sont donc révélateurs de ce qui est légitime (ou non) dans la discipline sociologique (graphique 1).

Graphique 1. Source: base de données de JSTOR. Reprise du script R de John A. Bernau. JSTOR est un portail de revues scientifiques mondialement reconnu. Sur demande, JSTOR met à disposition des chercheur·e·s un fichier de metadata (titre, nom des auteurs, mots-clés, etc.) et un fichier ngram1 (fréquences de mots uniques).

Bernau a élaboré un très utile script sur le logiciel d’analyse statistique R (disponible ici) et conclut que « la classe sociale semble être un pilier des discussions sociologiques, alors que la race et le genre ont fait l’objet d’une attention accrue après 1960 ». Les concepts de genre et de race sont de plus en plus utilisés depuis les années 1960, signe de la montée en puissance des gender studies et des ethnic and racial studies. On assiste à une sorte de rattrapage théorique après une (longue) période où les questions de genre (surtout) et de race étaient niées ou marginalisées en sociologie. Mais cette progression n’est pas une substitution mettant dans l’ombre le concept de classe puisque celui-ci est toujours le plus utilisé des trois. On observe un « tassement » à partir du début des années 2000. Autrement dit, on n’assiste pas au déclin de l’analyse de classe mais à son articulation avec les analyses de genre et de racedans la sociologie étasunienne.

Ce qu’on observe dans l’ASR se retrouve-t-il en France? Le twitto doctorant @socio_reflexe a récemment fait une petite recherche sur CAIRN, principal portail francophone de sciences sociales, en prenant les exemples de la Revue française de sociologie (RFS), l’Année sociologie (AS) et les Actes de la recherche en sciences sociales (ARSS), toutes trois des revues généralistes et centrales dans la discipline (graphique 2). Il utilise les concepts de « rapports de classe », de « rapports de genre » et de « rapports de race » entre 2015 et 2020, et montre que le genre et la race n’ont pas du tout effacé la classe. Mais ce tableau est un cliché instantané des cinq dernières années et ne permet pas d’observer des évolutions dans le temps.

Graphique 2. Source: tweet de @socio_reflexe.

D’où l’utilité de reprendre, adapter et appliquer le script de Bernau à des revues françaises, grâce à la précieuse aide de Cécile Rodrigues. Mais au lieu de se focaliser sur une seule revue, nous avons sélectionné, parmi celles qui sont disponibles sur JSTOR (les ARSS n’y sont malheureusement pas), dix revues généralistes en sociologie, histoire, science politique, anthropologie, ethnologie et démographie (N = 21252 articles):

  • Annales Histoire, Sciences Sociales (1946-2014)
  • Cahiers internationaux de sociologie (1946-2010)
  • Ethnologie française (1971-2016)
  • Genèses (1990-2016)
  • L’Homme (1961-2019)
  • Le Mouvement social (1960-2016)
  • Population (1946-2017)
  • Revue française de science politique (1951-2016)
  • Revue française de sociologie (1960-2017)
  • Vingtième siècle (1984-2016)

Cette analyse textuelle quantitative a bien sûr des limites.

Tout d’abord, elle ne dit rien du sens des mots utilisés. Le genre des années 1950 n’a pas la même signification que le genre des années 1980, suite à la conceptualisation de la théorie féministe. Le terme de race peut être utilisé sans forcément avoir recours aux théories de la racisation ou de la racialisation. On aurait pu utiliser le champ lexical de la question raciale (racial, racisé, racialisation, racisation) mais le faire aurait gonfler artificiellement le nombre d’occurrences, rendant impossible la comparaison avec les concepts de classe et de genre. Le terme classe est peut-être celui qui dont la signification a peu changé, mais les expressions de classe « ouvrière », « moyenne » ou « bourgeoise » de la théorie marxiste des années 1940-1970 doivent être distinguées des classes « aisées » ou « populaires » à partir des années 1980.

Ensuite, les termes peuvent parfois renvoyer à des expressions non théoriques, comme la « classe d’élèves », la « classe latente », le « genre de chose », la « race bovine », etc.

Enfin, le nombre de numéros par an et d’articles par numéro a progressivement augmenté depuis les années 1950, donc l’augmentation du nombre d’occurrences d’un mot est en partie dû à ce phénomène éditorial.

Bref, il faut prendre ces données avec des pincettes mais on peut affirmer sans trop se tromper qu’elles indiquent des tendances générales, dont l’étude mériterait d’être approfondie par une analyse qualitative des articles.

Apogée, déclin et rebond de la classe

Avant d’analyser les occurrences des trois concepts pour l’ensemble des revues, il est préférable de les étudier manière séparée et de rendre visibles les différences entre revues. Concernant les rapports sociaux de classe (graphique 3), on voit bien qu’il n’existe pas d’évolution identique pour toutes les revues. On observe une montée en puissance de l’analyse de classe jusqu’au milieu des années 1970 pour les plus anciennes (Annales HSSCahiers internationaux de sociologieRevue française de science politiqueLe Mouvement social) ou jusqu’au début des années 1980 pour Ethnologie française, ou jusqu’au début des années 2000 pour la Revue française de sociologie. Le cas de Population est particulier puisque l’augmentation est à la fois timide et précoce (début des années 1960). S’ensuit une phase de déclin pour toutes les revues jusqu’aux années 2000 (y compris les nouvelles revues comme Vingtième Siècle et Genèses) où on observe un regain de l’analyse de classe, sauf pour Population, les Annales HSSVingtième SiècleEthnologie française et L’Homme. Le « rebond » de la classe est le plus spectaculaire pour la Revue française de sociologie et Genèses (rebond qu’il faudrait confirmer/infirmer par une analyse qualitative…).

Graphique 3: Occurrences du mot « classe » dans les principales revues généralistes françaises de sciences sociales. Fréquence par année (échelle log2). Source: base de données JSTOR.

La timide montée en puissance du genre

Concernant les rapports sociaux de genre, les différences entre revues sont moins nettes (graphique 4). Les revues les plus anciennes ont utilisé le terme de genre sans qu’il s’agisse du concept forgé par la théorie féministe, mais cet usage a faiblement décliné jusqu’aux années 1980. C’est au début des années 1990, peut-être à la suite de la traduction du célèbre article de Joan W. Scott en 1988, que le rebond se produit. C’est là que les différences entre revues apparaissent. Les Cahiers internationaux de sociologie et Vingtième siècle connaissent une augmentation des occurrences du terme de genre à la fin des années 1990 mais celle-ci est interrompue au début des années 2000. À partir du début des années 2000, l’évolution pour les autres revues va dans le sens d’une montée en puissance du genre, soit assez timide (Revue française de science politiqueLe Mouvement social et Revue française de sociologie), soit de manière nettement radicale (Ethnologie françaiseGenèsesAnnales HSS et Population).

Graphique 4: Occurrences du mot « genre » dans les principales revues généralistes françaises de sciences sociales. Fréquence par année (échelle log2). Source: base de données JSTOR.

Si l’on s’intéresse aux termes de « femme » et « femmes » (graphique 5), on constate également une augmentation globale du nombre d’occurrences mais les différences entre revues sont encore plus contrastées. L’augmentation est très forte pour la revue Population et plus modérée pour Le Mouvement socialEthnologie françaiseVingtième siècleet la Revue française de science politique. Par contre, le nombre d’occurrences décroît fortement pour L’Homme et, dans une moindre mesure, pour Genèses, la Revue française de sociologie, les Annales HSS et les Cahiers internationaux de sociologie.

Graphique 5: Occurrences des mots « femme » et « femmes » dans les principales revues généralistes françaises de sciences sociales. Fréquence par année (échelle log2). Source: base de données JSTOR.

Le déclin de la race

Concernant les rapports sociaux de race, les évolutions selon les revues sont très éparpillées (graphique 6). On n’observe pas de véritable tendance générale, sauf à partir du début des années 2000. La trajectoire du terme de race dans la revue Population est très particulière avec une hausse continue des occurrences jusqu’en 1970, puis un déclin jusqu’à la fin des années 1990, un léger rebond dans les années 1990, puis une chute continue jusqu’en 2017. Le terme de race est utilisé de manière très hétérogène mais c’est à partir du début des années 2000 que le déclin devient une caractéristique plus générale, en particulier pour PopulationVingtième siècle et Genèses, alors que trois revues connaissent une tendance inverse (Annales HSSCahiers internationaux de sociologie et, plus timidement, Revue française de science politique).

Graphique 6: Occurrences du mot « race » dans les principales revues généralistes françaises de sciences sociales. Fréquence par année (échelle log2). Source: base de données JSTOR.

Le vocabulaire de la race a-t-il été remplacé par le vocabulaire de l’ethnicité? Comme on peut le voir dans le graphique 7, on observe une lente tendance à l’augmentation du nombre d’occurrences, surtout pour Population et L’Homme. Les Cahiers internationaux de sociologie et Ethnologie connaissent des oscillations à tendance contraire. Les autres revues en ont un usage faible et relativement stable depuis les années 1960, sauf pour Le Mouvement social où l’on observe une chute depuis le début des années 2000.

Graphique 7: Occurrences des mots « ethnique » et « ethniques » dans les principales revues généralistes françaises de sciences sociales. Fréquence par année (échelle log2). Source: base de données JSTOR.

Rattrapage théorique et déclin final?

Comme on l’a vu, les évolutions du nombre d’occurrences de la « sainte trinité » ne sont pas similaires selon les revues. Malgré ces différences, on a quand même fait le calcul pour l’ensemble des revues (graphique ci-dessous), et on observe des éléments à la fois similaires et différents par rapport à l’ASR.

Tout d’abord, la hiérarchie 1) classe, 2) race et 3) genre est une donnée de longue durée mais, alors que le genre dépasse la race dans l’ASRvers 1995, la hiérarchie se maintient dans les revues françaises de leur création à nos jours.

Ensuite, alors que les usages du terme de class sont relativement stables dans l’ASR et que ceux de race et gender se multiplient à partir des années 1960, les usages français de classe, race et genre connaissent une évolution similaire, tout en maintenant un écart entre eux.

Enfin, comme pour l’ASR, on observe un rattrapage théorique mais qui est beaucoup moins rapide et se produit au moment où, dans les années 2000, le nombre global d’occurrences tend à décliner.

Pour conclure, si l’on considère que les occurrences des termes de classe, genre et race renvoient aux analyses des rapports sociaux correspondant, la thèse de la fin de l’analyse de classe n’est pas tenable. Les concepts de genre et de race n’ont pas occulté le concept de classe mais ce qui était auparavant marginalisé ou invisibilisé est en train de devenir (plus ou moins) légitime dans les revues de sciences sociales. C’est sûrement cette tendance à la non-hiérarchisation des rapports de domination qui effraie les tenants de la primauté du clivage de classe.


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