“Sur la situation épidémique”, par Alain Badiou

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SOURCE : QG

Confiné comme des milliers d’autres à Paris, le philosophe livre sa vision de la situation engendrée par la pandémie de Covid-19. Il est selon lui illusoire de penser qu’une panique sanitaire puisse en elle-même ouvrir à quoi que ce soit de politiquement novateur. Pour renverser l’ordre social, il faudra mobiliser d’autres forces que celle d’un virus. QG livre aujourd’hui son texte en accès libre, alors que sa traduction mondiale est en cours

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J’ai toujours considéré que la situation actuelle, marquée par une pandémie virale, n’avait rien de bien exceptionnel. Depuis la pandémie (virale aussi) du Sida, en passant par la grippe aviaire, le virus Ebola, le virus Sars 1, sans parler de plusieurs grippes, voire du retour de la rougeole, ou des tuberculoses que les antibiotiques ne guérissent plus, nous savons que le marché mondial, combiné à l’existence de vastes zones sous-médicalisées et de l’insuffisance de discipline mondiale dans les vaccinations nécessaires, produit inévitablement des épidémies sérieuses et dévastatrices (dans le cas du Sida, plusieurs millions de morts). Hormis le fait que la situation de la pandémie actuelle frappe cette fois à grande échelle l’assez confortable monde dit occidental – fait en lui-même dépourvu de signification novatrice, et appelant plutôt des déplorations suspectes et des âneries révoltantes sur réseaux sociaux –, je ne voyais pas qu’au-delà des mesures de protection évidentes et du temps que mettra le virus à disparaitre dans l’absence de nouvelles cibles, il faille monter sur ses grands chevaux.

Au demeurant, le vrai nom de l’épidémie en cours devrait indiquer qu’elle relève en un sens du « rien de nouveau sous le ciel contemporain ». Ce vrai nom est SARS 2, soit « Severe Acute Respiratory Syndrom 2 », nomination qui inscrit en fait une identification « en second temps », après l’épidémie de SARS 1, qui s’était déployée dans le monde au printemps 2003. Cette maladie avait été nommée à l’époque « la première maladie inconnue du XXIe siècle ».  Il est donc clair que l’épidémie actuelle n’est aucunement le surgissement de quelque chose de radicalement nouveau, ou d’inouï. Elle est la deuxième du siècle dans son genre, et situable dans sa filiation. Au point même que la seule critique sérieuse adressée, aujourd’hui, en matière prédictive, aux autorités, est de n’avoir pas sérieusement soutenu, après Sars 1, la recherche qui aurait mis à la disposition du monde médical des moyens d’action véritables contre Sars 2. C’est du reste une critique grave, qui dénonce une carence de l’Etat dans son rapport à la science, rapport essentiel dans la situation présente. Mais ceci est passé…

En attendant, je ne voyais donc rien d’autre à faire que d’essayer, comme tout le monde, de me séquestrer chez moi, et rien d’autre à dire que d’exhorter tout le monde à faire de même. Respecter sur ce point une stricte discipline est d’autant plus nécessaire qu’elle est un appui et une protection fondamentale pour tous ceux qui sont les plus exposés : bien sûr, tous les soignants, qui sont directement sur le front, et qui doivent pouvoir compter sur une ferme discipline, y compris des personnes infectées ; mais aussi les plus faibles, comme les gens âgés, notamment en Ephad ; et encore tous ceux qui vont au travail et courent ainsi le risque d’une contagion. Cette discipline de ceux qui peuvent obéir à l’impératif « rester chez soi » doit aussi trouver et proposer les moyens pour que ceux qui n’ont guère ou pas de « chez eux » puissent cependant trouver un abri sûr. On peut ici penser à une réquisition générale de certains hôtels, et à la constitution de « brigades » de jeunes volontaires pour assurer par livraisons le ravitaillement, comme cela s’est déjà fait, par exemple à Nice.

Ces obligations sont, il est vrai, de plus en plus impérieuses, mais ne comportent pas, du moins à un premier examen, de grands efforts d’analyse ou de constitution d’une pensée neuve. Elles sont de l’ordre de ce qui fut nommé « le secours populaire ».

Mais voici que vraiment, je lis trop de choses, j’entends trop de choses, y compris dans mon entourage, qui me déconcertent par le trouble qu’elles manifestent, et par leur inappropriation totale à la situation, à vrai dire simple, dans laquelle nous sommes. Trop de gens qui, comme me le fait remarquer Elisabeth Roudinesco, songent moins à combattre efficacement la tragédie qu’à en jouir.

Ces déclarations péremptoires, ces appels pathétiques, ces accusations emphatiques, sont d’espèces différentes, mais toutes ont en commun, outre justement une secrète jouissance, un curieux mépris de la redoutable simplicité, et de l’absence de nouveauté, de la situation épidémique actuelle.  Ou bien elles sont inutilement serviles au regard des pouvoirs, qui ne font en fait que ce à quoi ils sont contraints par la nature du phénomène. Ou bien elles nous ressortent la Planète et sa mystique, ce qui ne nous avance en rien. Ou bien elles mettent tout sur le dos du pauvre Macron, qui ne fait, et pas plus mal qu’un autre, que son travail de chef d’Etat en temps de guerre ou d’épidémie. Ou bien elles crient à l’événement fondateur d’une révolution inouïe, dont on ne voit pas quel rapport elle soutiendrait avec l’extermination d’un virus, dont du reste nos « révolutionnaires » n’ont pas le moindre moyen nouveau. Ou bien elles sombrent dans un pessimisme de fin du monde. Ou bien elles s’exaspèrent sur le point que le « moi d’abord », règle d’or de l’idéologie contemporaine, ne soit en la circonstance d’aucun intérêt, d’aucun secours, et puisse même apparaitre comme complice d’une continuation indéfinie du mal.

On dirait que l’épreuve épidémique dissout partout l’activité intrinsèque de la Raison, et qu’elle oblige les sujets à revenir aux tristes effets – mysticisme, fabulations, prières, prophéties et malédictions – dont le Moyen Âge était coutumier quand la peste balayait les territoires. Du coup, je me sens quelque peu contraint de rassembler quelques idées simples. Je dirais volontiers : cartésiennes.

Convenons pour commencer par définir le problème, par ailleurs si mal défini, et donc si mal traité.

Une épidémie a ceci de complexe qu’elle est, toujours, un point d’articulation entre des déterminations naturelles et des déterminations sociales. Son analyse complète est transversale : il faut saisir les points où les deux déterminations se croisent, et en tirer les conséquences.

Par exemple, le point initial de l’actuelle épidémie se situe très probablement sur les marchés dans la province de Wuhan. Les marchés chinois sont encore aujourd’hui connus pour ce qui s’y trouve exposé, notamment leur goût de la vente en plein air de toutes sortes d’animaux vivants entassés. L’hypothèse à ce jour la plus fiable est que c’est là que le virus s’est trouvé à un moment donné présent, sous une forme animale elle-même héritée des chauves-souris, dans un milieu populaire très dense, et avec une hygiène quelque peu rudimentaire.

La poussée naturelle du virus d’une espèce à une autre transite alors vers l’espèce humaine. Comment exactement ? Nous ne le savons pas encore, et seules des procédures scientifiques nous l’apprendront. Stigmatisons au passage tous ceux qui lancent, sur les réseaux d’internet, des fables typiquement racistes, étayées sur des images truquées, selon lesquelles tout provient de ce que les chinois mangent des chauve-souris quasiment vivantes.

Ce transit local entre espèces animales jusqu’à l’homme constitue le point d’origine de toute l’affaire. Après quoi seulement opère une donnée fondamentale du monde contemporain : l’accès du capitalisme d’Etat chinois à un rang impérial, soit une présence intense et universelle sur le marché mondial. D’où d’innombrables réseaux de diffusion, avant évidemment que le gouvernement chinois soit en mesure de confiner totalement le point d’origine – en fait, une province entière, quarante millions de personnes – ce qu’il finira cependant par faire avec succès, mais trop tard pour que l’épidémie soit empêchée de partir sur les chemins – et les avions, et les bateaux – de l’existence mondiale.

Un détail révélateur de ce que j’appelle la double articulation d’une épidémie : aujourd’hui, Sars 2 est jugulée à Wuhan, mais il y a de très nombreux cas à Shangaï, majoritairement dus à des gens, chinois en général, venant de l’étranger. La Chine est donc un lieu où l’on observe le nouage, pour une raison archaïque, puis moderne, entre un croisement nature-société sur des marchés mal tenus, de forme ancienne, cause ponctuelle de l’apparition de l’infection, et une diffusion planétaire de ce point d’origine, portée, elle, par le marché mondial capitaliste et ses déplacements aussi rapides qu’incessants.

Après quoi, on entre dans l’étape où les Etats tentent, localement, de juguler cette diffusion. Notons au passage que cette détermination reste fondamentalement locale, alors même que l’épidémie, elle, est transversale. En dépit de l’existence de quelques autorités trans-nationales, il est clair que ce sont les Etats bourgeois locaux qui sont sur la brèche.

Nous touchons là à une contradiction majeure du monde contemporain : l’économie, y compris le processus de production en masse des objets manufacturés, relève du marché mondial. On sait que la simple fabrication d’un téléphone portable mobilise du travail et des ressources, y compris minières, dans au moins sept états différents. Mais d’un autre côté, les pouvoirs politiques restent essentiellement nationaux. Et la rivalité des impérialismes, anciens (Europe et USA) et nouveaux (Chine, Japon…) interdit tout processus d’un Etat capitaliste mondial. L’épidémie, c’est aussi un moment où cette contradiction entre économie et politique est patente. Même les pays européens ne parviennent pas à ajuster à temps leurs politiques face au virus

En proie eux-mêmes à cette contradiction, les Etats nationaux tentent de faire face à la situation épidémique en respectant autant que faire se peut les mécanismes du Capital, bien que la nature du risque les oblige à modifier le style et les actes du pouvoir.

On sait depuis longtemps qu’en cas de guerre entre pays, l’Etat doit imposer, non seulement bien sûr aux masses populaires, mais aux bourgeois eux-mêmes, des contraintes considérables, et ce pour sauver le capitalisme local. Des industries sont quasiment nationalisées au profit d’une production d’armements déchaînée mais qui ne produit sur le moment aucune plus-value monétisable. Quantité de bourgeois sont mobilisés comme officiers et exposés à la mort. Les scientifiques cherchent nuit et jour à inventer de nouvelles armes. Nombre d’intellectuels et d’artistes sont requis d’alimenter la propagande nationale, etc.

Face à une épidémie, ce genre de réflexe étatique est inévitable. C’est pourquoi, contrairement à ce qui se dit, les déclarations de Macron ou de Philippe concernant l’Etat redevenu soudain « providence », une dépense de soutien aux gens hors travail, ou aux indépendants dont on ferme la boutique, engageant des milliards d’argent de l’Etat, l’annonce même de « nationalisations » : tout cela n’a rien d’étonnant, ni de paradoxal. Et il s’ensuit que la métaphore de Macron, « nous sommes en guerre », est correcte : Guerre ou épidémie, l’Etat est contraint, outrepassant parfois le jeu normal de sa nature de classe, de mettre en œuvre des pratiques à la fois plus autoritaires et à destination plus globale, pour éviter une catastrophe stratégique. D’où qu’il utilise aussi le lexique fané de la « nation », dans une sorte de gaullisme caricatural, qui est aujourd’hui dangereux, vu que le nationalisme fait partout le lit d’une extrême droite revancharde.

Toutes ces rhétoriques sont une conséquence tout à fait logique de la situation, dont le but est de juguler l’épidémie – de gagner la guerre, pour reprendre la métaphore de Macron – le plus sûrement possible, tout en restant dans l’ordre social établi. Ce n’est nullement une comédie, c’est une nécessité imposée par la diffusion d’un processus mortel qui croise la nature (d’où le rôle éminent des scientifiques dans cette affaire) et l’ordre social (d’où l’intervention autoritaire, et elle ne peut être autre chose, de l’Etat).

Qu’apparaissent dans cet effort de grandes carences est inévitable. Ainsi le manque de masques protecteurs, ou l’impréparation concernant l’étendue du confinement hospitalier. Mais qui donc peut réellement se vanter d’avoir « prévu » ce genre de choses ? A certains égards, l’Etat n’avait pas prévu la situation actuelle, c’est bien vrai. On peut même dire qu’en affaiblissant, depuis des décennies, l’appareil national de santé, et en vérité tous les secteurs de l’Etat qui étaient au service de l’intérêt général, il avait plutôt fait comme si rien de semblable à une pandémie dévastatrice ne pouvait affecter notre pays. En quoi il est très fautif, non seulement sous sa forme Macron, mais sous celle de tous ceux qui l’ont précédé depuis au moins trente ans. Et il est bien possible que la question du démantèlement et de la privatisation des services publics – qui est aussi la question de la propriété privée, donc du communisme – soit rénovée, dans l’opinion, par la crise épidémique.

Mais en attendant, il est tout de même juste de dire ici que personne n’avait prévu, voire imaginé, le développement en France d’une pandémie de ce type, sauf peut-être quelques savants isolés. Beaucoup pensaient probablement que ce genre d’histoire était bon pour l’Afrique ténébreuse ou la Chine totalitaire, mais pas pour la démocratique Europe. Et ce n’est sûrement pas les gauchistes – ou les gilets jaunes, ou même les syndicalistes – qui peuvent avoir un droit particulier de gloser sur ce point, et de continuer à faire tapage sur Macron, leur cible dérisoire depuis toujours. Ils n’ont, eux non plus, absolument rien envisagé de tel. Tout au contraire : l’épidémie déjà en route en Chine, ils ont multiplié, jusqu’à très récemment, les regroupements incontrôlés et les manifestations tapageuses, ce qui devrait leur interdire aujourd’hui, quels qu’ils soient, de parader face aux retards mis par le pouvoir à prendre la mesure de ce qui se passait. Nulle force politique, en réalité, en France, n’a réellement pris cette mesure avant l’Etat macronien et sa mise en place d’un confinement autoritaire.

Du côté de cet Etat, la situation est de celles où l’Etat bourgeois doit, explicitement, publiquement, faire prévaloir des intérêts en quelque sorte plus généraux que ceux de la seule bourgeoisie, tout en préservant stratégiquement, dans l’avenir, le primat des intérêts de classe dont cet Etat représente la forme générale. Ou, autrement dit, la conjoncture oblige l’Etat à ne pouvoir gérer la situation qu’en intégrant les intérêts de la classe, dont il est le fondé de pouvoir, dans des intérêts plus généraux, et ce à raison de l’existence interne d’un « ennemi » lui-même général, qui peut être, en temps de guerre, l’envahisseur étranger, et qui est, dans la situation présente, le virus Sars 2.

Ce genre de situation (guerre mondiale, ou épidémie mondiale) est particulièrement « neutre » sur le plan politique. Les guerres du passé n’ont provoqué de révolution que dans deux cas, si l’on peut dire excentriques au regard de ce qu’étaient les puissances impériales : la Russie et la Chine. Dans le cas russe, ce fut parce que le pouvoir tsariste était, à tous égards, et depuis longtemps, retardataire, y compris en tant que pouvoir possiblement ajusté à la naissance d’un capitalisme véritable dans cet immense pays. Et il existait par contre, avec les bolcheviques, une avant-garde politique moderne, fortement structurée par des dirigeants remarquables. Dans le cas chinois, la guerre révolutionnaire intérieure a précédé la guerre mondiale, et le Parti communiste chinois était déjà, en 1937, lors de l’invasion japonaise, à la tête d’une armée populaire qui avait fait ses preuves. En revanche, dans aucune des puissances occidentales la guerre n’a provoqué de révolution victorieuse. Même dans le pays vaincu en 1918, l’Allemagne, l’insurrection spartakiste a été très rapidement écrasée. C’est une rêverie inconsistante et dangereuse d’imaginer que le capitalisme contemporain, qui jouit de l’effondrement partout de l’hypothèse communiste, et qui peut donc se présenter comme la seule forme  historique possible des sociétés de classe contemporaines,  puisse être sérieusement mis en péril par ce qui se passe aujourd’hui.

La leçon de tout cela est claire : l’épidémie en cours n’aura, en tant que telle, en tant qu’épidémie, aucune conséquence politique notable dans un pays comme la France. A supposer même que notre bourgeoisie pense, au vu de la montée des grognements informes et des slogans inconsistants mais répandus, que le moment est venu de se débarrasser de Macron, cela ne représentera absolument aucun changement notable. Les candidats « politiquement corrects » sont déjà dans la coulisse, comme le sont les tenants des formes les plus moisies d’un « nationalisme » aussi obsolète que répugnant.

Quant à nous, qui désirons un changement réel des données politiques dans ce pays, il faut profiter de l’interlude épidémique, et même du – tout à fait nécessaire – confinement, pour travailler, mentalement comme par écrit et par correspondance, à de nouvelles figures de la politique, au projet de lieux politiques nouveaux, et au progrès transnational d’une troisième étape du communisme, après celle, brillante, de son invention, et celle, forte et complexe, mais finalement vaincue, de son expérimentation étatique.

Il faudra aussi en passer par une critique serrée de toute idée selon laquelle des phénomènes comme une épidémie ouvrent par eux-mêmes à quoi que ce soit de politiquement novateur. En sus de la transmission générale des données scientifiques sur l’épidémie, seules ne garderont une force politique que des affirmations et convictions nouvelles concernant les hôpitaux et la santé publique, les écoles et l’éducation égalitaire, l’accueil des vieillards, et autres questions du même genre. Ce sont les seules qu’on pourra éventuellement articuler à un bilan des faiblesses dangereuses de l’Etat bourgeois mises en lumières par la situation actuelle.

Au passage, on dira courageusement, publiquement, que les prétendus « réseaux sociaux » montrent une fois de plus qu’ils sont d’abord – outre le fait qu’ils engraissent les plus grands milliardaires du moment – un lieu de propagation de la paralysie mentale bravache, des rumeurs incontrôlées, de la découverte de « nouveautés » antédiluviennes, quand ce n’est pas de l’obscurantisme fascisant.

N’accordons crédit, même et surtout confinés, qu’aux vérités contrôlables de la science et aux perspectives fondées d’une nouvelle politique, de ses expériences localisées – y compris concernant l’organisation des classes les plus exposées, singulièrement les prolétaires nomades venus d’ailleurs – comme de sa visée stratégique.

Alain Badiou

 


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