Zizek – Surveiller et punir ? Oh oui, s’il vous plaît !

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SOURCE : L'Obs

Pour le philosophe slovène Slavoj Žižek, dénoncer les mesures de confinement au nom de la liberté est une erreur. Et il est absurde de croire que les choses reviendront à la normale : « Il nous faudra désormais apprendre à mener une existence plus fragile ».

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Né en 1949, Slavoj Žižek est l’un des philosophes influents dans la gauche radicale et sur les campus américains. Inspiré par Hegel, Marx et Lacan, il a publié de nombreux livres, dont « Le spectre rôde toujours » (2002), « le Sujet qui fâche » (2007) et « la Nouvelle Lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme » (2016).

De nombreux commentateurs de gauche ou de sensibilité libérale ont souligné comment l’épidémie causée par le coronavirus sert à justifier et légitimer des mesures de contrôle et de régulation des populations qui, jusqu’à présent, étaient impensables dans une société démocratique occidentale – le confinement total de l’Italie n’est-il pas un fantasme totalitaire devenu réalité ? Il n’est pas étonnant que la Chine (qui utilisait déjà massivement les nouvelles technologies à des fins de contrôle social) se révèle être la mieux équipée pour affronter une épidémie catastrophique – à en juger du moins par ce que semble désormais être la situation sur place. Faut-il en conclure que la Chine incarne notre avenir, au moins à certains égards ? Entrons-nous dans un état d’exception global, de sorte que les analyses du philosophe italien Giorgio Agamben gagneraient une nouvelle actualité ?

Il n’est pas surprenant qu’Agamben lui-même tire cette conclusion en réagissant à l’épidémie de façon radicalement différente de la plupart des commentateurs. Déplorant les « mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie », parlant d’elle comme d’une sorte de grippe, il pose la question suivante : « Pourquoi les médias et les autorités s’efforcent-ils de répandre un climat de panique, provoquant un véritable état d’exception, avec de graves limitations des mouvements et une suspension du fonctionnement normal des conditions de vie et de travail dans des régions entières ? » La raison principale de ce qu’il considère être une réponse disproportionnée doit à ses yeux être trouvée dans « une tendance grandissante à utiliser l’état d’exception comme un paradigme normal du gouvernement ».

Il est vrai que nos libertés se voient dans les circonstances actuelles sérieusement limitées au moyen de simples décrets : « La disproportion [de telles mesures], poursuit Agamben, face à ce qui, selon le CNR (1), est une grippe normale, peu différente de celles qui se répètent chaque année, est évidente. Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes limites. »Mais Agamben voit une seconde raison à une telle disproportion : « L’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal. »

Un stratagème d’Etat ?

Agamben décrit un aspect important du fonctionnement du contrôle étatique à l’œuvre en ce moment, mais certaines questions demeurent en suspens : pourquoi le pouvoir d’Etat aurait-il intérêt à alimenter une telle panique, qui s’accompagne d’une défiance à son endroit et qui, en outre, perturbe gravement la reproduction du capital, qui aime la fluidité ? Le capital et le pouvoir d’Etat ont-ils réellement intérêt à provoquer une crise économique globale pour renouveler leur règne ? Les signes évidents que le pouvoir d’Etat lui-même, et non pas seulement les « gens ordinaires », succombe à la panique, conscient de ne pas être en mesure de contrôler la situation, ne sont-ils qu’un stratagème ?

En Italie, depuis le 8 mars, Milan, comme le reste de la Lombardie, est en quarantaine. Des contrôles routiers font respecter l’interdiction de circuler. (CARLO COZZOLI / IPA / ABCAPRESS.COM)

En Italie, depuis le 8 mars, Milan, comme le reste de la Lombardie, est en quarantaine. Des contrôles routiers font respecter l’interdiction de circuler. (CARLO COZZOLI / IPA / ABCAPRESS.COM)

La réaction de Agamben n’est que la forme extrême d’une posture gauchiste largement répandue consistant à interpréter la « panique exagérée » causée par la propagation du virus comme un mélange de contrôle social organisé et de racisme décomplexé (« blâmer la nature ou la Chine ») ; mais une telle interprétation ne fait pas disparaître la réalité de la menace. Cette réalité nous contraint-elle à réduire nos libertés ? Les mises en quarantaine et autres mesures de ce type les limitent bien évidemment, et nous avons besoin ici de nouveaux Assange pour mettre en évidence leurs possibles mésusages. Mais la menace d’infection virale a également impulsé, et de façon spectaculaire, de nouvelles formes de solidarité locales et globales, et elle a aussi montré avec clarté la nécessité de contrôler le pouvoir politique lui-même. Les gens ont raison de tenir le pouvoir d’Etat comptable de la situation : vous avez le pouvoir, alors montrez maintenant ce que vous savez faire ! Le défi qui se pose à l’Europe consiste à démontrer que ce que la Chine a fait peut l’être de façon plus transparente et démocratique. « La Chine, écrit le sociologue Benjamin Bratton, a mis en œuvre des mesures que l’Europe occidentale et les Etats-Unis ne toléreraient probablement pas, peut-être à leurs dépens. Pour le dire franchement, c’est une erreur que d’interpréter toutes les formes de détection et de modélisation comme de la surveillance et toute gouvernance active comme du contrôle social. Nous avons besoin d’un vocabulaire de l’intervention sociale différent et plus nuancé. »

Tout dépend de ce « vocabulaire plus nuancé » : les mesures nécessitées par l’épidémie ne devraient pas être automatiquement ramenées à l’habituel paradigme de la surveillance et du contrôle tel qu’il a été popularisé par des penseurs comme Foucault (2). Ce que je crains aujourd’hui, plus que les mesures appliquées par la Chine (et l’Italie, et…), c’est que ces mesures soient appliquées au moyen d’un vocabulaire qui ne fonctionnera pas et qui ne permettra pas de contenir l’épidémie, et je crains aussi que les autorités manipulent et dissimulent les données véritables.

Solidarité des temps présents

L’Alt-Right (3), comme la Fake Left – la « gauche (du) fake » –, refuse d’accepter la pleine réalité de l’épidémie, chacune l’édulcorant en s’adonnant à un petit exercice de réduction socio-constructiviste, c’est-à-dire en la dénonçant au nom de sa signification sociale. Trump et ses partisans répètent avec insistance que l’épidémie est un complot organisé par les Démocrates et par la Chine tandis que certains, à gauche, dénoncent les mesures proposées par les Etats et les administrations de la santé publique en les accusant notamment de xénophobie (on insistera alors sur l’importance de se serrer la main…). Cette posture interdit de comprendre que la forme de solidarité des temps présents s’exprime précisément dans le fait de ne pas serrer la main d’autrui et de s’isoler des autres lorsque cela s’impose.

Qui, aujourd’hui, pourra se permettre de serrer des mains et d’embrasser autrui ? Les privilégiés. Le « Décaméron » de Boccace est composé d’histoires racontées par sept jeunes femmes et trois jeunes hommes réfugiés dans une villa isolée, à l’extérieur de Florence, afin d’échapper à la peste. Les membres de l’élite financière se retireront dans des zones reculées et se distrairont en se racontant des histoires dans le style du « Décaméron », tandis que les gens ordinaires auront à vivre au quotidien avec les virus. (Les ultra-riches se dépêchent déjà de rejoindre en avion privé de petites îles, dans les Caraïbes, qui leur sont exclusivement réservées.)

Depuis le vendredi 13 mars au soir, et jusqu’à nouvel ordre, la tour Eiffel est fermée au public. (THOMAS SAMSON / AFP)

Depuis le vendredi 13 mars au soir, et jusqu’à nouvel ordre, la tour Eiffel est fermée au public. (THOMAS SAMSON / AFP)

 

Ce que je trouve passablement agaçant, c’est la manière dont nos médias annoncent les fermetures de lieux publics ou les annulations de manifestations en assortissant le plus souvent ces informations d’une limite temporelle précise, du type « les écoles fermeront jusqu’au 4 avril ». Ce que l’on espère ici, et ardemment, c’est qu’une fois le pic passé – le plus vite possible –, les choses retournent à la normale. Mais, même s’il y a un retour à la normale, il ne s’agira plus de la même normalité : nous ne tiendrons plus pour acquises les choses que nous considérions telles ; il nous faudra désormais apprendre à mener une existence plus fragile, menacée. Il nous faudra entièrement changer d’attitude à l’égard de nos existences d’êtres humains vivant parmi d’autres formes de vie. En d’autres termes, si nous considérons que le mot « philosophie » désigne notre orientation fondamentale dans l’existence, alors nous aurons à mener une authentique révolution philosophique.

Philosophie du virus

Nous pourrions dire que « l’esprit est un virus ». L’esprit humain n’est-il pas en effet une sorte de virus qui vient parasiter l’animal humain, l’exploiter en le mettant au service de sa propre autoreproduction, et qui, parfois, menace de le détruire ? Et n’oublions pas, dans la mesure où le médium de l’esprit est le langage, que celui-ci, à son niveau le plus élémentaire, est aussi quelque chose de mécanique. Le langage n’est-il pas une affaire de règles qu’il s’agit d’apprendre et de suivre ? Richard Dawkins affirmait que les mèmes (4) sont des « virus de l’esprit », des entités parasites qui « colonisent » la force humaine, l’utilisant pour se multiplier – une idée qui fut pour la première fois avancée par nul autre que Léon Tolstoï.

La notion fondamentale de l’anthropologie de Tolstoï est l’infection : un sujet humain est un médium passif et vide, infecté par des éléments culturels chargés d’affects qui, à l’instar de bacilles contagieux, se diffusent en passant d’un individu à un autre. Et Tolstoï n’oppose pas à cette propagation d’infections affectives une authentique autonomie spirituelle, ni ne propose une vision héroïque consistant à s’éduquer soi-même jusqu’à devenir un sujet éthique autonome et mûr – en se débarrassant des bacilles infectieux. La seule lutte est celle qui oppose les bonnes et les mauvaises infections : le christianisme lui-même est une infection, bien qu’il s’agisse là – aux yeux de Tolstoï – d’une bonne infection.

Traduit de l’anglais par Frédéric Joly


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