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SOURCE : Le Monde
Deux analyses transmises à l’Elysée, que « Le Monde » s’est procurées, s’interrogent sur les leçons de la crise sanitaire et sur la sortie possible.
Mission impossible. Comment réfléchir aux conséquences du coronavirus, pour la France et le reste du monde, lorsqu’on est accaparé par la gestion de crise au quotidien ? Ni l’Elysée ni le ministère des affaires étrangères n’en ont vraiment la possibilité, ces jours-ci. Le Quai d’Orsay est concentré sur le retour des Français encore bloqués à l’étranger. Cette tâche est donc dévolue au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), qui dépend du ministère. Le Centre vient de produire deux notes très denses à l’attention du cabinet de Jean-Yves Le Drian, et du président de la République, remises en fin de semaine dernière, que Le Monde s’est procurées.
La première se penche sur ce que révèle le coronavirus. La seconde avance des réflexions sur la sortie de crise, sans deviner bien entendu quand elle aura lieu. Le CAPS regroupe à la fois des agents du ministère et des experts extérieurs. Dirigé depuis juillet 2019 par Manuel Lafont Rapnouil, il a pour rôle d’offrir de la matière aux dirigeants politiques, pour les aider à organiser et à vulgariser leurs actions.
Une révolution copernicienne ?
La note sur la pandémie souligne l’existence de scénarios apocalyptiques, qui servent parfois à des experts pour valoriser leur champ de compétence. Mais ils auraient un mérite : celui de « pointer les facteurs de vulnérabilité » de nos sociétés, où s’est installée à tort l’idée que les progrès scientifiques font reculer toutes les maladies. Or « la réalité montre qu’au contraire, de nouveaux virus et des bactéries plus résistantes continuent d’apparaître »,soulignent les auteurs.
Plus largement, c’est tout le modèle de développement industriel et commercial de type libéral qui mériterait réflexion, des modes de consommation et de production au changement climatique, en passant par la santé animale. Toutefois, difficile de croire en la possibilité d’une révolution copernicienne. « Un recul violent et massif de la mondialisation est peu probable, note le CAPS, sauf pression forte des Etats, car les entreprises n’ont pas de raison de renoncer aux avantages des chaînes de production internationales, en termes de coûts, de compétitivité et de profitabilité. » En revanche, une « diversification » des chaînes de production, qu’évoquent d’ailleurs les conseillers d’Emmanuel Macron, est prévisible.
« Dynamique de fragmentation », « essor des égoïsmes nationaux », « chacun pour soi », « logique de puissances » : le multilatéralisme est en berne, dans ce monde angoissé devant la pandémie, où les Etats se replient sur eux-mêmes. Soulignant les louanges « frappantes » de la direction de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la gestion chinoise de la crise, le CAPS appelle de ses vœux une révision de « l’architecture sanitaire internationale », avec une meilleure participation des acteurs non étatiques.
Mais la dimension politique occupe le plus les esprits des diplomates. L’Europe apparaît encore trop pétrifiée. La Commission est particulièrement visée. « L’Union européenne [UE], dont les nouvelles institutions s’étaient annoncées comme animées d’une logique “géopolitique”, a surtout manifesté une approche juridique et une incapacité à promouvoir une coordination étroite face aux réflexes des Etats », écrit-on.
La Chine, en revanche, se situe dans une logique agressive d’exportation de sa prétendue réussite contre la pandémie, alors que rien ne permet de valider ce succès dans le temps. Le CAPS note que « la Chine se sent suffisamment armée pour avoir engagé le débat sur le terrain de la concurrence des modèles − phénomène nouveau dans ce domaine quand la gouvernance sanitaire a longtemps été dominée (en termes de financement, de capacités médicales, d’assistance internationale, mais aussi de recherche et de résilience) par le Nord, et récemment par les Occidentaux ». Dans ce débat, notent les auteurs, les questions des droits humains et de transparence semblent négligées.
Mais les conséquences du coronavirus pourraient toucher tous les régimes, pas seulement nos démocraties. « D’ores et déjà, on peut envisager que la crise sanitaire ait des conséquences importantes sur la fragilité du pouvoir iranien, ouvre un nouveau front dans les relations transatlantiques, ou encore impacte la dynamique de la campagne électorale aux Etats-Unis (principale élection majeure de 2020) », conclut la note.
« Une compétition âpre »
La sortie de crise risque de prendre l’allure d’une « compétition âpre », prévient la deuxième note du CAPS. Elle mettra à l’épreuve nos« vulnérabilités ». Sur le plan politique, « au-delà de l’instabilité institutionnelle, la tendance des derniers mois à des fortes agitations sociales pourra trouver à se poursuivre sous l’effet conjugué de la crise sanitaire et des difficultés économiques », relève le Centre. Des « Etats fragiles » pourraient être « fortement contestés », par exemple « en Afrique subsaharienne ».
Le besoin d’expertise scientifique actuel n’est pas définitif. Le populisme « peut tout autant trouver de quoi se nourrir avec la crise en cours, que ce soit dans les démocraties occidentales ou ailleurs dans le monde : peurs, demande d’autorité, mystique des frontières, doutes sur l’expertise, mise en cause de l’incurie des élites… ». Il faudra contrer, par des résultats et non pas seulement de la rhétorique, « le “narratif” chinois [qui] est problématique autant pour ses valeurs sous-jacentes que pour son agenda caché ». Or une « redistribution des cartes » est à l’œuvre : « Si elle ne peut prétendre à un leadership similaire à celui que les Etats-Unis auraient assumé il y a encore quelques années, la Chine occupe d’ores et déjà le terrain en se rendant indispensable, voire centrale. »
Autre défi, celui des « vides de puissance » qui pourraient apparaître dans les grands conflits, notamment au Moyen-Orient et dans le Sahel, susceptibles de s’approfondir. Ces « vides » pourraient aussi créer des « effets d’aubaine »,dans lesquels la Chine et la Russie ont déjà commencé à s’engouffrer : « Prédation diplomatique (nouvelles alliances), mais aussi économique (rachat d’entreprises fragilisées), technologique (diffusion anticipée de technologies ou d’applications nouvelles), politique (informations manipulées et narratifs triomphants), etc. »
L’Europe, elle, se trouve devant un test existentiel. Ses institutions ont su se mettre« progressivement en ordre de bataille », note le CAPS, mais demeurent marquées par leurs « biais habituels (marché intérieur, frontières, approche juridique, interprétation limitative de leurs compétences) ». Or L’UE « ne devrait plus être comme avant »,acceptant une « approche moins comptable ». Au-delà, « c’est la question des groupes pionniers et de l’intégration flexible qui va être posée par la crise », avertit le Centre.
En attendant « la bascule de l’épidémie dans l’hémisphère Sud au moment de l’hiver austral », il faudra ériger en priorité l’aide humanitaire à destination des pays fragiles. Il conviendra aussi de coordonner, en particulier au sein de l’UE, la fin d’une quarantaine généralisée, en adoptant des mesures plus ciblées de confinement.
S’entendre sur le diagnostic
Sur le plan économique, le conservatisme menace : « Le risque est réel que les efforts de stimulation de la croissance ne soient l’occasion pour “l’ancienne économie” de se remettre au centre du jeu, au détriment de celle − plus innovante et verte notamment −que l’on essaie de développer. »Le seul retour à la normale qui est souhaitable concerne les« nombreuses mesures et innovations attentatoires aux droits fondamentaux », qui ont été prises dans la lutte contre le coronavirus, dans le monde entier. Le numérique est un domaine où la confrontation des modèles sera sensible : « Données anonymisées ou pas, durée de la rétention des données, maintien du secret médical, etc. »
Pour que la sortie de crise s’opère sur des bases saines, il faudra s’entendre sur le diagnostic, les faits. Le CAPS suggère que soit créée une commission d’experts indépendants, vis-à-vis des Etats comme des institutions internationales, pour effectuer un retour sur expérience.
De même, l’OMS doit se voir confier une mission de réflexion sur la prévention et la réaction rapide à ce genre de crise sanitaire, mais aussi « sur l’organisation de la recherche, la responsabilité de l’industrie pharmaceutique, etc. ». Une expertise est aussi attendue sur le risque des maladies infectieuses émergentes et son lien avec l’action de l’homme, à l’instar du travail du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Mais ces aspirations rationnelles et éclairées se heurtent à la réalité d’un monde éclaté, au choc des puissances, aux égoïsmes nationaux, à la propagation orchestrée des mensonges. « Les Etats démocratiques ont un message particulier à faire entendre, et des intérêts et des valeurs à défendre, conclut la note, pour éviter que l’après-crise ne soit qu’un replâtrage du modèle précédent ou ne permette l’emprise de la Chine sur la mondialisation et la gouvernance mondiale. »