Penser la crise avec Hannah Arendt

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SOURCE : France culture

Les philosophes en crise |Adèle Van Reeth, productrice de l’émission “Les Chemins de la philosophie”, nous parle des philosophes qui ont traversé des crises, politiques ou même intérieures. Quelles pensées ont-ils tirées de ces expériences ? Pour Arendt, “crise” qualifie tout événement qui nous coupe du monde et nous prive de notre expérience, et c’est le concept clé de celle qui fut l’observatrice des ébranlements du monde moderne. Comment la crise peut-elle faire naître une pensée nouvelle ?

Hannah Arendt en 1944
Hannah Arendt en 1944 Crédits : Fred Stein Archive/Archive Photos – Getty

Dans les Etats-Unis des années 50, la philosophe Hannah Arendt, fraîchement naturalisée américaine, endosse un rôle nouveau, qui se situe entre celui de “l’historien et du journaliste politique” écrit-elle. Elle observe, autour d’elle, les multiples crises que traverse le monde entier. Crise de l’éducation, aux Etats-Unis, crise de l’autorité, de la famille à la politique, partout dans le monde, crise scientifique aussi, révélée par la volonté de vouloir à tout prix marcher sur la Lune quand nous avons déjà tant de mal à habiter notre planète.

Une vie de crises

Les crises, elle les connaît bien, elle qui a fui l’Allemagne à pied, de nuit, en 1933 ; elle qui fut internée dans le camp de Gurs à la suite de la première rafle du Vel’d’hiv en 1940 et qui réussit à s’évader pour rejoindre Marseille, puis Lisbonne, et finalement, les Etats-Unis, après trois semaines de traversée épouvantable.
Arrivée sur place, elle doit apprendre une nouvelle langue, l’anglais, se familiariser avec le monde des Temps Modernes de Chaplin, et se faire une place.
Tel le roseau, Arendt ploie, mais ne se casse pas, et plutôt que de faire face à une crise intérieure, elle décide de se camper en observatrice de ce monde nouveau et de le penser avec précision et assiduité.

“Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites”

“La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays” écrit-elle. Mais une chose est sûre : “Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés.”

Faire la peau aux préjugés pour mieux penser ce qui nous arrive, le programme est lancé. La crise deviendra LE concept clé de sa pensée, en atteste la publication en 1961 de La crise de la culture.
On pourrait dire que pour Arendt, le terme de crise qualifie tout événement qui a pour conséquence de nous couper du monde et de nous priver de notre expérience. L’homme est envoyé dans l’espace, et il ne sait plus où poser pieds. L’autorité du professeur, du père et de l’homme politique, est fragilisée, parce que nous ne savons pas créer un rapport intelligent (ni rejet ni obsession) à l’histoire et à la tradition.

Alors il faut prendre le mot de crise au sérieux. Le diagnostic d’Arendt est sans appel : c’est l’ensemble de notre monde moderne qui est en crise, au sens où les hommes qui le composent ne savent plus où se situer dans l’Histoire et échouent à construire un monde commun.

Revenir aux questions avant d’apporter des réponses

Comment alors penser ce qui nous arrive sans s’enfermer dans des idées surannées ? Sommes-nous capables (et dans ce “nous”, il faut entendre le philosophe mais aussi ce qu’elle appelle “l’homme de la rue”) de produire une pensée à la mesure de la nouveauté que la crise révèle ?

Car oui : le propre d’une crise, c’est de faire émerger un élément de nouveauté inattendu. C’est ce qu’on appelle “un événement”. Émeutes raciales, conquête spatiale, grève, et je rajouterais volontiers, pandémie planétaire. Mais aussi : rencontre amoureuse, et naissance, définie par la philosophe comme la miraculeuse irruption d’un commencement absolu dans notre monde.

Une crise, c’est un face-à-face inédit entre soi et les choses essentielles qui sont d’habitude recouvertes sous les idées toutes faites et les préjugés. La crise nous oblige à “faire tomber les masques” (sans mauvais jeu de mots) pour revenir aux questions elles-mêmes, avant même d’être en mesure d’apporter des réponses. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui nous arrive ? Voilà le point de départ à toute réflexion en période de crise. Et voilà le point de départ à toute forme d’éducation, dont le but, insiste-t-elle, est d’adapter les enfants à ce monde dont les adultes ont la responsabilité :

Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir.

Aimons-nous assez le monde pour en assumer la responsabilité ?

Je vous livre ici la conclusion proposée par Hannah Arendt, prenez ce paragraphe comme un viatique indispensable en ces temps de crise qui sont aussi des temps d’école à la maison :

L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, pour le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus.
C’est avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun.

Toute la semaine, écoutez ou réécoutez la série “Les Origines du totalitarisme” d’Hannah Arendt, dans Les Chemins de la philosophie de lundi à jeudi à 10h sur France Culture


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