Tracer le virus, contrôler les populations – Récit d’une mobilisation de talents

Le talent de saisir les opportunités

Il y a quelques semaines, dans la tourmente de la diffusion d’une vidéo intime de Griveaux, le mettant out pour les municipales parisiennes, les propos ne manquaient pas pour saisir l’occasion de lancer et relancer des débats de contrôle toujours plus stricts des espaces de partages et des réseaux sociaux et d’Internet en général, tandis que le coupable, Pavlenski, s’était lui-même dénoncé. En ligne de mire le « pseudonymat » (assimilé abusivement à de l’anonymat) et les réseaux sociaux1, masquant soit-disant les auteur.e.s réel.le.s des partages, commentaires, opinions… Le « pseudonymat » est le nouveau danger désigné de leurs pouvoirs (qu’ils appellent « démocratie », la démocratie c’est eux, c’est ce qu’ils détiennent). La tentation ou au moins le rêve de voir en toute transparence qui écrit quoi… alors que les lois, protégeant par exemple dans ce cadre le respect de la vie privée, s’appliquent déjà et sont suffisantes pour tracer l’origine de ces partages (information que l’on recoupe en deux points : côté opérateur qui enregistre les adresses IP de connexion de leurs abonnés, qui sera confronté à l’adresse IP identifié comme source du partage) et traîner en justice les internautes indélicats. Dans leurs rêves, l’identité civile serait clairement visible pour toutes identités numériques, permettant de tracer sur la toile ce que pense chacun et chacune.

Le talent du gouvernement Chinois

Le rapport à la Chine oscille entre de multiples dimensions. Il relève d’une part d’un dénigrement des compétences chinoises sur la gestion de crise d’où une sous-évaluation du risque du côté des autorités publiques et politiques occidentales. Ce rapport relève aussi d’une vindicte populaire teintée de racisme avec des suspicions, voire agressions, d’assimilé.e asiatiques ou chinois.e.s soit disant porteur.ses du virus, une désaffection pour la restauration asiatique, sans compter les théories des origines du virus fondées sur une vision exotique du régime alimentaire de ces régions, le mal venant de la consommation d’une chauve souris ou d’un serpent, miroir contemporain du récit de la Genèse des religions Abrahamiques où Eve faisait entrer l’humanité dans la souffrance en mangeant le fruit défendu. Mais ce gouvernement chinois impressionne aussi grâce à la construction expresse et ex-nihilo d’un nouvel hôpital au cœur de l’épidémie, et surtout maintenant le pays ne compte presque plus de nouveaux cas de contaminations intra-terroriales.

Christophe Barbier, l’éditocrate constamment attifé de son écharpe rouge – non pas un mélenchonnien ! – suggérait déjà en pleine émission traitant des ennuis de Griveaux, de réguler Internet, invoquant implicitement l’outil crétiniste de l’Intelligence Artificielle pour brimer la liberté d’expression via une censure automatique de certains mots et citant en exemple la Chine qui filtre très bien la « démocratie » : “les Chinois arrivent bien à bloquer tous les mots qui parlent de ‘démocratie’, pourquoi nous on n’arrive pas à bloquer tous les mots qui franchissent la loi et tous les internautes qui sous couvert d’anonymat franchissent les bornes de la loi ?”2. Toujours plus haut, toujours plus fort – non je ne parle pas du jeu télévisé de France 2 Fort Boyard ! – Olivier Véran (pas Olivier Minne) ministre de la santé applaudissait au matin du 18 février sur France Inter la construction rapide et efficace de ce fameux fameux hôpital. La Macronie, toujours pertinente dans ses propos, par la bouche de Véran ajoutait : “je ne suis pas sûr qu’il serait possible de réaliser tout cela dans un pays où les réseaux sociaux seraient ouverts”3. La liberté d’expression, la plaie de la discipline et de la productivité !

Dans cette épidémie vécue sur des temps asynchrones d’un bout à l’autre du globe, et pourtant informé l’un et l’autre instantanément par les nouvelles technologiques, l’Europe se retrouve maintenant la plus durement touchée ; les États-Unis sont entrés dans la phase exponentielle de propagation ; quant à la Chine elle compte un baromètre de nouveaux cas absolument plat depuis plusieurs jours, levant peu à peu les restrictions et confinements. Et tandis qu’il est discuté sous nos latitudes du respect des confinements, des règles et des mesures de répression pour faire respecter un ordre qui ne peut qu’apparaître contradictoire (se confronter au travail, aux collègues, aux clients, dans certaines conditions, tout en recevant des injonctions à se mettre hors de ces conditions de proximité dans le reste de la sphère sociale), une idée traverse de plus en plus les cerveaux de ces intellectuels et éditocrates publics : les régimes politiques autoritaires ou dictatoriaux sont-ils plus efficaces pour lutter contre une épidémie4 ? Un recours que certains suggèrent assez peu implicitement sur les ondes radios pour discipliner une population jugée pas assez consciente ou responsable. Assez ironiquement d’ailleurs, un jeu vidéo dans lequel le but est de permettre à une épidémie d’exterminer l’humanité, nommé Plague Inc et pré-existant à la pandémie, suggère à travers son algorithme de jeu que les États dictatoriaux sont des adversaires plus farouches et plus durs à atteindre que les démocraties.

L’épidémie sur le territoire chinois a notamment permis à la recherche & développement en reconnaissance faciale de faire un bond. Les systèmes basés sur l’IA ont ainsi été mis en oeuvre, perfectionnés, et des produits logiciels peuvent maintenant effectuer de la reconnaissance individuelle même pour des sujets portant un masque !5

Le talent de l’emprise technologique

Dans le cadre du développement d’un télétravail de masse, contraint et généralisé en période de confinement, les patrons font encore preuve d’avant-gardisme sur le contrôle des activités de leurs subordonné.e.s, y compris dans un environnement privé, via l’usage et le détournement d’outils collaboratifs à distance. L’application Sneek voit certaines de ses fonctionnalités utilisées à des fins de contrôle de l’assiduité des employé.e.s travaillant à domicile en étant photographié.e.s par leurs webcams toutes les 5 minutes6. Sa popularité en cette période de pandémie s’est accrue et le nombre d’utilisateurs a été multiplié par 10 ces dernières semaines. Attention à ne pas se montrer en train de glander ou de mener toute autre activité ! (glandouillerie auquel l’auteur de cet article avoue s’adonner dans cette période de télétravail confiné – sans quoi vous n’auriez pas eu l’occasion de lire ce même article !).

Les gouvernants ne s’y trompent pas : les médias, la technologie et les terminaux mobiles concentrant l’ensemble de nos divertissements, sources d’informations et d’échanges, sont largement déployés et nous nous y montrons largement dépendants. Et suffisamment dépendants pour que les gouvernements pensent à établir un suivi géolocalisé des populations pour, dans le plus innocent des cas, établir une cartographie de la diffusion du coronavirus, dans le pire en faire un substitut de bracelet électronique de surveillance pour l’assignation à résidence. Cette dernière option a notamment été retenue par Taïwan7. En Israël, l’arsenal technologique censé protéger l’État du terrorisme a servi à retracer (rétrospectivement) des personnes infectées pour mettre en quarantaine toutes les autres personnes identifiées et croisées. À Hong-Kong les citoyen.ne.s revenu.e.s de voyage à l’étranger sont systématiquement accueillis par les forces de l’ordre, assigné.e.s à résidence muni.e.s de bracelets électroniques. Si le traçage du smartphone n’est pas le traçage de l’individu (pourquoi ne pas alors laisser son smartphone chez soi pendant sa sortie?), à Singapour on oblige tout un chacun à être à proximité de son smartphone pour valider un lien dans un SMS envoyé périodiquement et donnant lieu à l’enregistrement de la localisation8.

En Europe, c’est le point cartographie de la diffusion qui est retenue comme objectif. Et des opérateurs historiques de plusieurs États européens ont déjà fait connaître leur volonté de collaborer à ce type de projet. En Italie, pays d’Europe le plus avancé dans la crise sanitaire, ce type de localisation a été faite en Lombardie pour analyser le respect du confinement à des fins purement statistiques et analytiques. Dans tous les cas européens, les mesures sont annoncées comme étant avant tout anonymisées – sans risque de sanction – en respectant notamment le droit et la RGPD (réglementation générale sur la protection des données, garantissant un contrôle aux utilisateurs/utilisatrices de leurs données). Encore faut-il savoir par rapport à qui nous sommes anonymisés. Des opérateurs ? Nullement. Et s’ils ne traitent pas seuls le traitement de ces données ça pose la question de savoir s’il y a d’autres entités ou d’autres entreprises prestataires ; ces dernières pourraient d’ailleurs faire des prestations de traitement de données et avoir la possibilité technique de faire des recoupements d’informations à même de briser l’anonymat. Et dans ce mille-feuilles organisationnel, peut-être organisé sur plusieurs continents à la fois, qui nous dit que le respect d’une telle loi pourrait être garantie, tant on ne maîtrise pas les subtilités et possibilités de contournement technique et juridique ? Et quand bien même elle serait respectée, on aura remarqué qu’en terme de crise, le sacro-saint-droit européen répondait avant tout aux impératifs des capitalistes des pays membres. Le pacte de stabilité imposant des normes budgétaires aux États membres s’est vu, il y a tout juste quelques jours, placé aux oubliettes face à la crise économique. On peut craindre la même chose pour un règlement favorable aux citoyen.ne.s européen.ne.s, mais contrariant la gestion de la crise par les pouvoirs publics.

Le talent de l’urgence au quotidien

La France n’est pas en reste. Et un opérateur comme Orange propose, tout autant que ses homologues européens, ses services et a déjà établi plusieurs faits statistiques9, notamment le départ de 17 % de ses abonné.e.s de la région parisienne. Orange estime ainsi à 1 million le nombre de francilien.ne.s s’étant dispersé.e.s dans les régions pour se confiner. L’Île de Ré a vu sa population résidente augmentée de 30 %. Avant la publication de ces chiffres, plusieurs médias avaient déjà relaté dans des reportages de proximité des incidents de voisinage entre habitants de certaines communautés vis à vis de résidents secondaires venus se confiner. Ces résultats sont transmis à l’INSERM et aux instances européennes compétentes qui centralisent les données d’autres opérateurs européens.

On observe cependant qu’au niveau du package de la loi d’urgence sanitaire votée le weekend dernier, aucune disposition spécifique n’est déclarée quant à ces enjeux et possibilités techniques, motivant les suspicions de la Quadrature du Net10 qui s’interroge sur un pouvoir de localisation, hors de contrôle et de tout compte-rendu public, déjà existant car précisément autorisé par la loi renseignement datant de 2015. Le panel descriptif des situations de collectes de données qui avait suivi les attentats de novembre de la même année, avant d’être intégré au droit commun, est en effet largement plus vaste que le motif terroriste et met notamment, parmi les différentes possibilités « la défense économiques, industriels et scientifiques majeurs » du pays. Or la dégringolade des bourses est grave et profonde ; le gouvernement ne pousse pas à fond les mesures de confinement et de protection pour des motifs de continuité économique, assumés par Macron tout autant qu’un Trump selon l’adage « le remède est pire que la maladie » (chacun dans leur langue respective) ; la loi d’urgence sanitaire ouvre la porte à des décrets affectant immédiatement les conditions, le temps de travail hebdomadaire et le repos des salariés.

Les règles d’exceptions découlant de « l’état d’urgence sanitaire » inquiètent déjà d’ailleurs le syndicat de la magistrature11, qui pointe en outre le flou et les imprécisions habituelles du gouvernement, explique que « L’effet de contamination dans le droit commun de règles dérogatoires censées n’être que temporaires, a tellement été à l’œuvre dans d’autres domaines, qu’il est indispensable aujourd’hui de vérifier si les garde-fous sont solides »12. Les débats commencent à se poser sur l’après-coronavirus : quel monde ?  Comment revenir à l’état précédent ? Quelle modification des notions de vie privée, de libertés publiques ? Pas seulement en France, mais dans le monde. Mais cette pandémie sert-elle de remise en cause du contrat social ou joue-t-elle le rôle d’accélératrice de l’Histoire ?

Le talent de Castaner

À l’été 2018, un député de la majorité interrogeait le ministère de l’intérieur sur les possibilités de l’État et des services de renseignement de capter pour des raisons de sécurité les échanges des nouvelles applications de discussions à la mode, dont des messageries chiffrées. Dans la réponse apportée le 18 février dernier13, Christophe Castaner, outre les moyens traditionnels (infiltration à l’ancienne, manipulation du matériel directement par les autorités), rappelle l’usage depuis 2011, à l’instar de la CIA14, de la pratique du piratage informatique. Mais, et c’est là toute la singularité de Castaner sur ses prédécesseurs, malgré le lobbyisme mené par un organisme institutionnel comme l’ANSSI auprès des décideurs politiques ces dernières années15, on dépasse maintenant les dénonciations des entreprises de l’High-Tech et les déclarations d’intention sur la volonté de percer ou contourner les technologies et outils cryptographiques (via des backdoors ou portes dérobés), les négociations sont officiellement ouvertes. Mais forcément « Ces négociations ne sont pas rendues publiques. »16

Dire, comme le fait la Quadrature, que “le gouvernement doit résister à toute fuite en avant sécuritaire » est vrai mais insuffisant, dans la mesure où ce dernier orchestre lui-même cette pression croissante au contrôle, à l’espionnage ou à la censure de sa propre population ! Il faut franchir un cran de plus et ouvrir une lutte politique assumée, en dénoncant d’abord l’absence de consigne de confinement total du gouvernement ! Pour l’abrogration des lois de l’État d’urgence & renseignements déclenchées depuis 2015 et la loi LOPPSI de 2011 ! Ainsi l’arrêt des négociations pour l’implantation des backdoors entre l’État et les constructeurs/éditeurs de solutions High-Tech. Et sans faire confiance à ces entreprises prêtes vendant leur collaboration aux Etats ou exploitants nos données, c’est le rendu public de la conception et des sources des appareils et logiciels afin que puisse être audité leur fonctionnement et que chaque consommateur et consommatrice soit conscient.e et informé.e de ce que font réellement les produits qu’ils achètent et utilisent dans leurs vies privées comme publiques.

La continuité de cette montée sécuritaire puis autoritaire a été assurée par tous les gestionnaires du capitalisme, tant de droite avec Sarkozy dans le passé et Macron aujourd’hui, que de « gauche » avec précédemment Hollande, dans le but de juguler les colères populaires consécutives aux destructurations sociales, aux attaques contre les services publics, les droits et le niveaux des vies des classes laborieuses, nécessaires pour redresser le capitalisme en crise. Leur « fuite en avant », liberticide et antidémocratique, c’est l’appel à l’ordre social et aux sacrifices pour les capitalistes et leur système – nos vies pour leurs profits – leur unique moyen de gérer les dégâts. In fine, la défense de nos vies contre leurs profits passe par la mise hors d’état de nuire les capitalistes et leurs représentants politiques, en les expropriants de leurs pouvoirs de gestions économiques, que les travailleurs et travailleurs, retraité.e.s ou exclu.e.s du marché du travail, par l’investissement par eux-mêmes du pouvoir politique par leur propre gouvernement.

Notes

14 Souvenez-vous, c’était la révélation Wikileaks contenue dans le fil nommé « Vault 7 », nous l’avons évoqué : https://npa2009.org/actualite/societe/wikileaks-devoile-les-dernieres-methodes-despionnage-de-la-cia

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