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SOURCE : Sciences humaines
Alain Epelboin, médecin-anthropologue français, est l’un des premiers à être intervenu à chaud, dès le début d’une épidémie. C’était en 2003 au Congo, alors que sévissait le virus Ebola. Il revient dans cette interview sur la spécificité et la nécessité de la démarche anthropologique dans une telle situation. Une expérience qui peut aider à réfléchir dans le contexte actuel du coronavirus. Car les épidémies bouleversent les habitudes, et l’urgence écrase souvent à tort l’humanisation.
Alain Epelboin est médecin-anthropologue, retraité actif, CNRS/MNHN/musée de l’Homme. Il a été consultant pour l’OMS entre 2003 et 2015 (épidémies Ebola du Congo-Brazzaville, Marburg en Angola, épidémies de Luebo et Isiro en RDC, Guinée). Il est notamment le coréalisateur du film Ebola, ce n’est pas une maladie pour rire (2007).
Vous êtes médecin et anthropologue. En 2003, vous êtes invité à participer au côté d’une équipe de l’OMS à la campagne de lutte contre l’épidémie Ebola, qui frappe alors le Congo. Pouvez-vous nous expliquer le contexte ?
En 2001, lors d’une épidémie d’Ebola au Gabon, Pierre Formenty, virologue épidémiologiste à l’OMS, et un des meilleurs experts mondiaux de la maladie, avait constaté que des populations se retournaient contre les équipes d’intervention venues lutter contre l’épidémie. Elles étaient accusées par exemple de trafic d’organes à des fins mercantiles ou mystiques. P. Formenty avait aussi observé l’inhumanité de la réponse technique qui était apportée sur le terrain, et son manque d’adaptation aux mentalités locales. Il a donc souhaité faire venir des anthropologues pour aider les équipes à améliorer leurs interventions.
Était-ce une pratique courante ?
Non. À ma connaissance, jamais des anthropologues n’avaient fait partie des premières équipes d’intervention, qui étaient classiquement constituées de logisticiens, d’épidémiologistes, de médecins, d’hygiénistes. Lors d’épidémies antérieures en République démocratique du Congo, des anthropologues avaient enquêté après coup, par exemple sur les représentations de la maladie, mais jamais pendant l’action, à chaud. Et cette présence dans l’action a d’ailleurs été difficile à faire accepter que ce soit par les autorités de l’OMS ou par les autorités nationales qui voyaient d’un mauvais œil la présence d’anthropologues européens, « héritiers » d’un point de vue panafricaniste de leurs prédécesseurs des temps coloniaux. En ce qui me concerne, mon acceptation a été facilitée par ma double formation de médecin et d’anthropologue.
Quelle était votre formation ? Et pourquoi avez-vous été recruté ?
Durant la quatrième année de mes études de médecine, je suis parti « aider » en Afrique, au Togo, avec mon épouse. Nous nous sommes alors rendu compte qu’on ne pouvait pas avoir d’efficacité, sans devenir savant dans le système de pensée de nos interlocuteurs.
J’ai poursuivi mes études de médecine et simultanément des études d’anthropologie sociale et culturelle, obtenu un diplôme d’épidémiologie des maladies transmissibles à l’institut Pasteur de Paris, et en 1980 j’ai intégré une équipe du CNRS dirigée par Jacqueline Thomas, une ethnolinguiste africaniste. J’ai mené des recherches d’anthropologie médicale au Sénégal oriental, en milieu urbain dakaro-pikinois, chez les Pygmées akas de République centrafricaine, en région parisienne auprès de ressortissants d’Afrique subsaharienne, principalement auprès de malades et de leurs familles, et de guérisseurs. Je me suis intéressé par exemple au saturnisme des enfants français d’origine subsaharienne, au sida en Afrique et en région parisienne…
Et en 2003, quand l’OMS m’a sollicité, j’ai été « heureux » d’être en mesure d’accepter, en raison de mon expérience en anthropologie médicale fondamentale et appliquée, mais aussi de ma connaissance de populations voisines des écosystèmes concernés par l’épidémie.
Concrètement comment avez-vous travaillé ?
Lorsque P. Formenty et la première équipe internationale se sont rendus en urgence au Congo-Brazzaville en février 2003, pour aider à organiser la réponse nationale, je les ai donc accompagnés. J’ai considéré que mon rôle ne devait pas se borner à organiser des enquêtes à distance des évènements, mais à réaliser des observations en situation, lors de la recherche des malades, des levées de corps, des enterrements, des réunions des équipes… Ces observations étaient renforcées par des enregistrements vidéo, par des entretiens en situation avec les personnels de première ligne, en particulier les équipes de la Croix-Rouge locale, les chauffeurs, les membres des comités de lutte contre la maladie, les infirmiers, etc., pour en retirer immédiatement des validations de certaines mesures ou des propositions alternatives permettant d’améliorer l’efficacité de la réponse et l’observance de la population à des mesures appropriées.
J’avais par ailleurs un énorme avantage : comme je suis médecin, et formé à l’hygiène, j’avais plus peur des accidents de voiture que du danger virologique. Je savais comment me protéger, mettre des gants ou les enlever, éviter des contacts dangereux, etc. Je tenais d’une main ma caméra – je suis aussi vidéaste – et de l’autre le pulvérisateur d’eau chlorée, corrigeant ainsi des fautes d’asepsie de mes compagnons, commises dans le feu de l’action et de l’émotion.
Qu’avez-vous pu apporter alors ?
En participant aux réunions de synthèse quotidiennes, en observant les équipes en action, etc., je pouvais repérer des problèmes et proposer des aménagements, des changements dans les façons de faire, par exemple, dans le protocole sécurisé de traitement des cadavres. Les rituels funéraires autochtones passant par des ablutions rituelles collectives, dangereuses en temps d’épidémie, j’ai proposé que ces rites soient maintenus, mais avec des pulvérisations d’eau chlorée.
Ou encore, dans une logique héritée de la lutte pour l’éradication de la variole, on brûlait tous les biens des malades, voire leurs maisons, ce qui ajoutait la ruine au malheur. Or, là, rien ne le justifiait scientifiquement. Et j’avais observé en visitant les cimetières que l’habitude était de déposer sur les tombes les objets familiers des morts pour leur servir dans l’au-delà. J’ai donc proposé que des biens considérés par les familles comme utiles aux défunts soient disposés dans la tombe ou le sac funéraire. Les matelas et la literie ne devaient pas être brûlés, mais aspergés d’eau chlorée et exposés au soleil et au vent le temps nécessaire. Nous avons interdit que des levées de corps et des enterrements soient réalisés sans la présence de représentants de la famille.
Le soir je faisais le montage des évènements enregistrés, des enterrements sécurisés, des visites du centre de traitement Ebola, des chansons d’éducation sanitaire interprétées à notre demande par des musiciens locaux : et le lendemain, les films et les audios étaient diffusés auprès des intervenants et de la population afin de casser des rumeurs et de montrer les réalités concrètes de la réponse. J’ai poursuivi la même méthode lors des épidémies ultérieures au Congo, en Angola (pour Marburg), en RDC et en Guinée.
L’un de vos résultats, très pragmatique, consistait donc à prévenir et améliorer l’acceptabilité de l’intervention ?
Oui, tout à fait : proposer des solutions adaptées conciliant les coutumes et la sécurité sanitaire, et humaniser la réponse. Bon nombre de propositions relevaient souvent du bon sens commun ! Je me demandais : « Si nous étions à la place de nos interlocuteurs, serions-nous en mesure d’accepter les mesures prises ? » Par exemple, imaginez que vous vivez dans un endroit très reculé, où vous ne voyez que très rarement des voitures, et où tout à coup débarquent des 4×4 avec des personnes en tenue de « cosmonaute », de « fantôme », qui vous demandent si quelqu’un a de la fièvre. Vous dites « Oui, mon petit-fils » ; et là on vous l’embarque sans même vous proposer de l’accompagner. Et quand vous arrivez à l’hôpital, on vous dit qu’il est mort mais qu’on ne sait pas où il est enterré. Ce n’est pas acceptable ! Il a donc été très important de reconstruire une « grammaire » des rituels funéraires précis, par exemple en laissant les familles voir les cadavres avant qu’ils soient mis dans le sac funéraire, pour qu’ils s’assurent que le corps était intact, en organisant des enterrements sécurisés en leur présence, voire leur participation. Cet abandon des rituels funéraires habituels est d’ailleurs un problème qui va monter en puissance dans l’épidémie contemporaine de Covid 19.
Et lors de chaque épidémie mortelle, il y a aussi un travail à faire pour identifier, mobiliser les forces vives de la société, les femmes, les jeunes, les vieux de toutes conditions sociales – notamment les plus dévalorisées, comme les autochtones en Afrique centrale (le terme « Pygmée » est actuellement politiquement incorrect) –, les chasseurs, les pasteurs et les tradipraticiens, les opposants politiques, les intellectuels au chômage, les transporteurs…
Donc vous étiez surtout un passeur ?
Oui, l’anthropologue est un traducteur culturel. J’essayais aussi de porter les revendications légitimes de la population. Par exemple, en 2003, j’avais insisté pour que les bénévoles de la Croix-Rouge, qui avaient abandonné leur travail pour se consacrer à la réponse, venir aider, soient payés, et immédiatement… En Guinée, en 2014, j’étais un de ceux qui insistaient lourdement pour que les droits universels des malades et de leurs familles soient respectés, notamment en ce qui concerne l’information des familles sur l’état de leurs parents.
Aviez-vous aussi des résultats scientifiques, moins immédiats ?
Oui, de deux ordres. D’une part, d’un point de vue épidémiologique, mes collègues et moi dans les diverses épidémies non seulement de 2003, mais aussi postérieures, avons travaillé sur la reconstitution des chaînes épidémiologiques, l’identification des contacts. Par exemple, pourquoi dans un groupe de trois ou quatre chasseurs, un seul ou deux sont contaminés ? Sur une telle question, par sa connaissance des techniques de chasse, l’ethnologue peut expliquer l’organisation du travail en montrant qu’il y a d’une part le chasseur qui tire, mais ne touche pas le gibier, le découpeur en contact avec les fluides de l’animal contaminé, le transporteur et les bénéficiaires conventionnels de parts de la viande, par exemple le propriétaire de l’arme, celui qui a vu le gibier le premier, la belle-famille, etc. Cela permet de mieux comprendre les circuits de propagation du virus. Dans le cas de la deuxième vague épidémique qui frappa en décembre 2003 le Congo, on a ainsi pu identifier le singe responsable du déclenchement : il avait été consommé par une partie de l’équipe de chasseurs, lors d’une chasse à l’éléphant au fusil de guerre pour le compte d’un ancien député : le chef de l’équipe, membre du comité de lutte contre Ebola local, ne consommait aucune viande de chasse et n’a pas été contaminé.
Par ailleurs, que ce soit lors de l’épidémie de 2003 ou des suivantes, en Angola, en RDC ou en Afrique de l’Ouest, la fonction de l’anthropologue consistait aussi à faire une analyse critique du fonctionnement des institutions intervenantes (OMS, Croix-Rouge, MSF, autorités nationales, Unicef, Pam…), de leurs protocoles, souvent rigides et inadaptés. L’anthropologie en situation d’urgence est une ethnographie de l’action, mais aussi une anthropologie des institutions.
Ces épidémies ont-elles bouleversé les sociétés qu’elles touchaient ?
À la fin de l’épidémie de 2003, P. Formenty et moi-même avions décidé de faire de l’éducation sanitaire pour prévenir l’éclatement d’une nouvelle crise, en proscrivant les contacts avec des animaux potentiellement porteurs du virus, trouvés morts ou malades. On avait notamment installé de « beaux » panneaux métalliques avec des messages de prévention. Or tous ont été arrachés ! La population ne voulait plus qu’on évoque Ebola. Car cela stigmatisait la région, ses ressortissants, ses productions alimentaires et risquait de compromettre les investissements de sociétés forestières ou minières. Par ailleurs, il faut savoir que dans plus de la moitié des épidémies d’Ebola, on ne retrouve aucune origine animale de l’épidémie et que les épidémies ne surviennent jamais deux fois de suite dans la même région.
Il y a aussi la stigmatisation des survivants et de leur famille. C’est pour eux une vraie catastrophe. D’une part, ils sont soupçonnés (à tort et à raison) de rester contagieux et de contaminer les autres. D’autre part, en culture mystique africaine, des survivants d’Ebola sont accusés d’avoir tué leurs propres parents et voisins à des fins sorcellaires pour s’approprier leur sang et chair (métaphoriques) pour augmenter leurs pouvoirs ou assurer la réussite « diabolique » de commerçants ou de politiciens. Ces suspicions se sont accompagnées d’un ostracisme qui s’est renforcé par la suite, d’autant que les épidémies d’Ebola ont mobilisé des fonds de plus en plus importants, et ce dans des pays très pauvres. La dixième épidémie qui s’achève actuellement en RDC a ainsi été particulièrement propice à ces rumeurs. Par exemple MSF, ainsi que tous les acteurs de la réponse, nationaux et internationaux, ont été accusés d’avoir provoqué la maladie pour bénéficier des financements.
Les épidémies d’Ebola ont-elles ébranlé aussi les structures sociales ?
Leur survenue est d’abord révélatrice de problèmes structurels fondamentaux : systèmes de santé publique catastrophiques et régimes politiques très peu démocratiques, pour ne pas dire dictatoriaux.
Pendant longtemps les épidémies d’Ebola ont été effrayantes, mais faisant un nombre de victimes peu élevé, circonscrites relativement facilement, car elles se produisaient dans des régions enclavées avec de rares axes routiers, au Gabon, au Congo, en RDC. En dehors du fait qu’Ebola a cassé le triomphalisme médical – rappelez-vous que lorsqu’il a été découvert en 1976, l’OMS évoquait l’objectif de « la santé pour tous en 2000 » –, l’impact mondial était limité, plus fantasmatique que réel. Mais l’épidémie d’Afrique de l’Ouest qui a éclaté en décembre 2013 et duré jusqu’en 2016, a conduit à une plus grande prise de conscience internationale. Et celle qui est en train de s’achever en RDC a eu deux facteurs aggravants : elle est survenue dans des régions non enclavées, à haute densité d’occupation humaine de l’espace, mais aussi dans une région de guerre civile et de terrorisme. Et là le traumatisme va rester très grave et puissant.
J’imagine que votre expérience vous conduit à réfléchir à la crise actuelle…
Je ne suis pas expert de la crise actuelle. Mais il me semble que des questions semblables vont se soulever. Je pense notamment aux familles des personnes malades : il va falloir s’adresser à eux, penser à eux. On peut par exemple imaginer que les téléphones portables jouent un rôle dans l’accompagnement des malades si ceux-ci sont conscients et ne peuvent avoir leur famille près d’eux. Mais ça implique d’y penser, de charger le téléphone, de mobiliser du personnel.
Je m’inquiète aussi de l’abandon des rituels funéraires sans accompagnement des mourants, voire des cadavres pour des raisons sécuritaires. Il faut inventer des rituels de substitution, trouver des moyens pour compenser ces manques, permettre le travail de deuil qu’offrent les coutumes, très diverses selon les pays, les cultures, les familles, qu’elles soient religieuses ou athées : ne pas enterrer à la sauvette ou se précipiter pour faire des crémations sans réfléchir, utiliser les fonctions vidéo de téléphones portables confiés aux opérateurs funéraires.
Je ne dis pas qu’il y a nécessairement besoin d’un anthropologue pour penser à tout cela, mais je crois qu’il faut être capable de toujours se placer du point de vue de l’autre, de penser à mobiliser les intelligences et les imaginations de tous et pas seulement des professionnels patentés. C’est d’autant plus important qu’au nom d’impératifs hygiénistes, l’urgence réelle ou supposée telle écrase toujours l’humanisation…●