Robert Boyer: Une pandémie, deux avenirs

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Le Monde diplomatique

Près d’un an après l’irruption du Covid-19, le monde reste démuni face à la pandémie. Les mesures prises pour la contrer ont en revanche provoqué une triple crise, économique, politique et civique. Deux tendances lourdes s’en trouvent d’ores et déjà renforcées : le triomphe des industries numériques et le retour de l’État comme aiguilleur du capitalisme. Deux mouvements complémentaires…

Les économistes se sont rarement intéressés aux processus par lesquels se construisent les règles du jeu, les institutions et les organisations dont la conjonction assure la résilience d’un régime socio-économique. Leur incompréhension de la longue dépression qui a suivi l’effondrement du régime soviétique en Russie témoigne de cette lacune. Or, toutes proportions gardées, c’est bien la question posée par la sortie du coma dans lequel les économies ont été plongées pour tenter d’enrayer la pandémie de Covid-19 : comment reconstituer un système économique fonctionnel à partir de composantes déconnectées les unes des autres ?

Faute d’un retour à l’histoire, chacun propose une approche normative en fonction de ses préférences doctrinales ou idéologiques. Pour faciliter la reprise, il faut supprimer les impôts de production, affirment les organisations patronales. Il faut rétablir l’impôt sur la fortune, instituer une taxe transitoire, ou même permanente, sur les hauts revenus et cheminer vers plus de justice sociale, clament les chercheurs et mouvements de gauche. D’autres suggèrent de « tout reprendre à zéro » : tenir enfin compte de la menace d’effondrement écologique et prolonger la décroissance, dont le confinement a montré la possibilité.

Explorer le legs des deux dernières décennies s’impose comme un préalable. La pandémie intervient dans une conjoncture marquée par la difficile sortie de la crise de 2008, qui n’a pas débouché sur un encadrement strict de la finance. Au contraire : elle a impliqué le maintien de taux d’intérêt quasi nuls pour stimuler l’activité économique, source d’emballements spéculatifs récurrents — en l’occurrence sur le pétrole et les matières premières — dans les sociétés dominées par la financiarisation (1). L’envol des revenus du capital et la précarisation de l’emploi alimentent une montée continue des inégalités. Au début de l’année 2020, les responsables politiques ne pouvaient imaginer qu’un virus soit capable d’arrêter ces puissantes dynamiques.

Incertitude radicale

Certes, des spécialistes de la santé publique avaient conclu de l’observation du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) et du H1N1 qu’il fallait se préparer au retour d’épidémies dont la probabilité augmentait avec la mobilité internationale. Le message fut reçu en Asie, mais pas aux États-Unis ou en Europe — loin de là. En général, les gouvernements ont cherché à limiter la croissance des coûts de la santé, quitte à sous-investir dans les équipements élémentaires de lutte contre les épidémies. Le désarroi est grand lorsque la rapide progression des infections oblige à une mesure radicale — le confinement —, faute d’avoir prévu et préparé les moyens d’une stratégie efficace : tester, tracer et isoler. Ainsi s’explique l’inégale létalité de la pandémie entre les grandes zones de l’économie mondiale, mais aussi entre des pays géographiquement proches (la France et l’Allemagne, par exemple).

La décision de nombreux gouvernements de donner la priorité à la défense de la vie humaine plutôt qu’à la poursuite de la normalité économique inverse la hiérarchie traditionnelle instituée par les programmes antérieurs de libéralisation, qui avaient affaibli le système de santé. Ce changement inattendu et brutal précipite une série d’ajustements qui parcourent toute la société : panique boursière, effondrement du prix du pétrole, arrêt du crédit, réduction de la consommation, volatilité des taux de change, abandon de l’orthodoxie budgétaire, etc.

L’irruption du Covid-19 a d’abord pris de court les commentateurs et les acteurs eux-mêmes, incapables de trouver les mots pour décrire la situation qu’ils devaient affronter. Après la guerre au terrorisme, était-il judicieux de déclarer la guerre à un virus ? Était-il pertinent de qualifier de « récession » ce qui est en fait une décision politique et administrative d’arrêt de toutes les activités qui ne sont pas nécessaires à la lutte contre la pandémie et à la vie quotidienne ?

Non-spécialistes et responsables politiques ont pu croire que les avancées de la biologie permettraient une rapide maîtrise du Covid-19. C’était ignorer l’avertissement des chercheurs en virologie : il n’est pas de virus type, chacun a des caractéristiques qu’il faut découvrir en même temps qu’il se diffuse. Les autorités ont donc dû prendre des décisions de longue portée face à une incertitude radicale. Comment décider aujourd’hui alors qu’on sait qu’on ne sait pas encore ce qu’on finira par savoir après-demain — hélas trop tard ? Adieu au calcul économique rationnel ! Il en résulte un mimétisme général : mieux vaut se tromper tous ensemble qu’avoir raison tout seul. Ainsi, les gouvernements se copient les uns les autres et finissent par se référer à un même modèle de diffusion de la pandémie. Les financiers se contentent d’investir dans des fonds qui miment un indice boursier, puisqu’ils n’ont pas l’information pertinente pour évaluer les actifs financiers. De même, les gouvernements imprévoyants doivent innover par des mesures qui n’ont pas de précédent, ce qui ajoute une seconde incertitude radicale, car personne n’en connaît l’impact final.

Voilà qui explique en partie le caractère heurté des décisions publiques et les contradictions qui traversent les discours officiels. Cette prégnance de l’incertitude a une conséquence importante en matière de responsabilité : lorsque les stratégies qui se seront révélées les plus efficaces seront connues, les citoyens lésés par un traitement inadéquat de la pandémie pourront-ils porter plainte contre l’administration de la santé ou même contre les responsables politiques ?

La décision de quasi-arrêt de l’économie risquant de mettre en faillite les entreprises les plus fragiles et de paupériser les plus faibles, elle devait s’accompagner de mesures de soutien aux résultats des entreprises et aux revenus des salariés. En France et dans bien d’autres pays, l’apport massif de l’État rompt avec le projet d’un retour à l’équilibre des finances publiques : ce sont l’impératif de santé publique et l’urgence — si ce n’est la panique — qui justifient cette réappréciation de la doctrine gouvernementale. Mais l’espoir d’une rapide victoire sur le virus est déçu, et il faut prolonger les mesures sanitaires, donc l’effort budgétaire. La vie humaine, qui semblait n’avoir aucun prix, a un coût. Tourisme, restauration, transport aérien, spectacle : des secteurs entiers sont proches de la faillite, et leurs organisations professionnelles demandent un retour à une activité économique plus soutenue. Laquelle ne peut être celle qui prévalait en 2019, car les barrières à la propagation du virus pèsent sur la productivité, les coûts et la rentabilité.

Logiquement, si l’émotion créée par le Covid-19 se révélait durable, la pandémie pourrait marquer une prise de conscience : la recherche du bien-être devrait devenir la pierre angulaire des sociétés. Il faut tempérer ce pronostic optimiste, car, du passé, le Covid-19 ne fait pas table rase. « Il faut que tout change pour que rien ne change », en particulier dans la distribution du pouvoir au sein des sociétés et entre elles à l’échelle internationale. D’un côté, le Covid-19 a d’ores et déjà modifié nombre de comportements et pratiques : la structure de la consommation a enregistré les risques des relations en face à face ; le travail s’est numérisé, permettant une déconnexion à la fois temporelle et géographique des tâches qui produisent un bien ou un service dématérialisé ; la mobilité internationale des personnes a été durablement entravée ; et les chaînes de valeur à l’échelle mondiale ne sortiront pas indemnes des efforts de reconquête d’une certaine souveraineté nationale sur la production de biens réputés stratégiques. Les modes de régulation s’en trouveront transformés, avec peu de chances d’un retour au passé.

D’un autre côté, le Covid-19 a accéléré deux des tendances observées depuis la décennie 2010. La première a trait au capitalisme de plate-forme, centré sur l’exploitation de l’information quelle qu’elle soit, qui a commencé à conquérir le monde. Avec la crise sanitaire, il a montré sa puissance en maintenant l’activité du commerce électronique grâce à ses algorithmes dopés par l’intelligence artificielle et à sa logistique, en proposant des informations en temps réel sur toutes les activités, en facilitant travail et enseignement à distance, en explorant des voies d’avenir ouvertes dans de nouveaux secteurs (véhicules autonomes, exploitation commerciale de l’espace, télémédecine, équipements médicaux). Pour leur part, les financiers parient sur leur succès à long terme dans le contexte d’un déclin de l’économie traditionnelle. Ce capitalisme transnational invasif semble bien être sorti encore plus puissant de la crise sanitaire.

Mais il a aussi suscité sa contrepartie dialectique : une myriade de capitalismes à impulsion étatique qui, poussés par les laissés-pour-compte de l’ouverture des économies, entendent défendre les prérogatives de l’État-nation, y compris dans le domaine économique. À mesure que les bénéfices de la globalisation s’estompaient, ils se sont multipliés et diversifiés. À un extrême du spectre, on trouve la Chine ; cependant, la configuration la plus courante est celle des pays dont les gouvernements dits « populistes » usent de l’État pour défendre l’identité nationale, par exemple face aux migrations, et accessoirement à la compétition internationale. Hongrie et Russie constituent deux déclinaisons de cette seconde catégorie.

Cette présentation ne peut manquer de susciter une objection de bon sens : comment deux régimes aussi opposés peuvent-ils coexister ? À y bien regarder, ils s’alimentent mutuellement. L’offensive des multinationales du numérique a pour contrepartie une désarticulation des systèmes productifs nationaux et une polarisation des sociétés selon une ligne de fracture entre les groupes et les professions qui prospèrent dans la mise en concurrence des territoires et les autres, les perdants, dont le niveau de vie stagne, voire baisse. Tel est le terreau dont se nourrissent les mouvements qui défendent l’identité nationale et demandent à l’État de les protéger du grand vent de la concurrence internationale, qu’ils n’ont pas les moyens d’affronter.

Paradoxalement, la pandémie conforte ces deux types de capitalisme. Le capitalisme transnational de l’information maîtrise depuis longtemps le commerce électronique, dans lequel il a construit une logistique rodée, et le télétravail. La distanciation physique est au cœur de son modèle productif, et les mesures de confinement lui permettent de conquérir rapidement des clients, de développer de nouvelles applications pour la médecine, l’enseignement à distance, les réunions de travail. Les financiers voient dans l’information et la recherche médicale les rares secteurs qui sortent renforcés de la pandémie.

Dans le champ idéologique, les gouvernements qualifiés de « populistes » gagnent du terrain, puisque la menace d’un virus venu d’ailleurs justifie un contrôle des frontières, la défense de la souveraineté nationale et le renforcement de l’État dans la sphère économique. Le capitalisme étatique ne prétend pas concurrencer le capitalisme transnational, mais simplement affirmer une souveraineté économique, fût-elle acquise au détriment du niveau de vie. Les gouvernements peuvent se tourner vers la Chine pour contenir les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), de sorte qu’un partage de l’espace mondial entre deux sphères d’influence devient possible, sans impliquer nécessairement la victoire de l’une sur l’autre.

Dans ce climat morose, les conflits sociaux, non surmontés dans le passé récent, risquent de resurgir, d’autant plus que les emplois détruits pourraient être plus nombreux que ceux créés dans les secteurs d’avenir. Dans le capitalisme, un régime socio-économique n’est viable que s’il repose sur un compromis fondateur qui organise l’architecture institutionnelle — en particulier celle du rapport salarial et de la concurrence —, pilote l’accumulation et canalise le conflit entre capital et travail. La polarisation des sociétés rend l’exercice extrêmement difficile, mais il serait illusoire de penser que des mesures purement techniques, aussi innovantes soient-elles, puissent remplacer le rôle du politique dans la construction de nouveaux compromis.

Construire de nouveaux compromis

Puisqu’il serait vain de rechercher une prévision dans un déterminisme d’ordre technologique ou économique, pourquoi ne pas imaginer comment les forces qui travaillent les sociétés post Covid-19 pourraient aboutir à des configurations dotées d’une certaine cohérence ?

Un premier avenir pourrait résulter d’une alliance entre les techniques numériques et les avancées de la biologie pour aboutir à une société de surveillance généralisée qui institue et rend possible une polarisation entre un petit nombre de riches et une masse de sujets rendus impuissants par l’abandon de l’idéal démocratique.

Le second avenir pourrait résulter de l’effondrement d’une telle société. La dislocation des relations internationales et l’échec du combat contre la pandémie par des moyens purement médicaux (traitements, vaccins, ou à l’opposé obtention d’une immunité collective) montrent la nécessité d’un État social qui devient le tuteur d’une démocratie étendue à l’économie. Et qui, face aux menaces sanitaires, s’emploie à renforcer l’ensemble des institutions nécessaires à la santé collective et conçoit l’éducation, le mode de vie et la culture comme autant de contributions au bien-être de la population. Le succès d’un nombre croissant d’expériences nationales pourrait rendre possible, à terme, la construction d’un régime international centré sur les biens publics mondiaux et les « communs » sans lesquels ne peuvent prospérer les régimes nationaux : régime du commerce transnational, stabilité financière, santé publique, soutenabilité écologique. On songe à l’avance prise par les pays scandinaves, dont le capitalisme d’inspiration sociale-démocrate favorise l’investissement dans les services publics essentiels et la prise en compte des impératifs environnementaux.

L’histoire se chargera d’invalider, ou non, ces deux visions, et de nous surprendre, comme le fit le Covid-19.

Robert Boyer

Économiste. Auteur de l’ouvrage Les Capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte, Paris, 2020, dont ce texte s’inspire.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut