DU CHOC AU STOCK : CHRONIQUE D’UNE DISRUPTION VIRALE

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : affordance.info

Bruno Le Maire l’avait dit dès le départ, ce virus est un “game changer“. Personne dans la classe politique (à ma connaissance) n’a encore osé le “ce virus est totalement disruptif” mais au train où vont les choses, il n’est pas impossible que cela finisse par arriver. Alors je préfère anticiper. Et l’écrire avant eux.

Je ne laisserai personne dire les mots bleus.

Mais avant, une réflexion. Car dans les cendres encore chaudes de la Start-Up Nation il existe trois zones linguistiques. Et la première est littéralement une zone de non-droit.

C’est celle des mots interdits, ceux qu’il ne fait pas prononcer. Dire qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement. Dire que des choix budgétaires ont été faits aux dépens de notre sécurité. Dire que maintenir le premier tour des élections municipales était criminel. Je vous en parlais ici.

Ensuite il y a les mots autorisés. Le virus est donc un “game changer“. Et l’autre jour dans son interview sur Tf1, Edouard Philippe, à la question d’un urgentiste qui lui demandait comment l’hôpital public allait faire dans l’après crise, lui répondait que pour les investissements dans l’hôpital public et notamment les services d’urgence, “on verrait“, mais qu’en tout cas il allait falloir faire preuve “d’agilité“. L’agilité. Ce concept phare de la novlangue managériale qui dit qu’il vous faudra continuer de faire mieux qu’avant avec moins qu’avant.

Et puis il y les mots bleus, les mots qu’on dit avec les yeux parce que nos bouches sont masquées, empêchées, entravées. Ceux-là sont toujours en réanimation.

Ce virus est totalement disruptif.

En arrivant au pouvoir, ils croyaient pouvoir inoculer à la start-up nation le virus de la disruption. Mais le virus était là avant eux. Et les regardait pour ce qu’ils étaient vraiment : principalement de vieux cons comme les autres.

Quant aux si prometteuse, vendeuses et emblématiques “licornes”, pas les animaux imaginaires, les business-models imaginaires infantilisants de la même start-up nation, nombre d’entre elles licencient massivement et par visioconférence comme dans un épisode de Black Mirror mais en vrai. Disruption de la disruption. Disruption au carré.

Il y a longtemps que Bernard Stiegler explique pourquoi la “disruption” est avant tout une stratégie de tétanisation de l’adversaire et ce qui fait “que vous arrivez toujours trop tard“. La disruption explique encore Stiegler, ce sont “des stratégies pour prendre de vitesse ses compétiteurs et ses régulateurs“. Le coronavirus tétanise la classe politique au pouvoir parce qu’elle a été incapable d’anticiper et a été prise de vitesse. Toutes celles et ceux qui se faisaient encore hier les champions du flux (si possible tendu) commencent à entrevoir aujourd’hui l’intérêt du stock. Qui coûte. Qui prend de la place. Qui porte en lui le risque de l’inutile, du dépérissement. Mais qui est la seule assurance, la seule prévention de systèmes économiques et politiques dont la tension permanent et extrême ne prévoit rien au delà de l’inertie propre à la vitesse de leur effondrement en cas de rupture. Or c’est très exactement là où nous en sommes aujourd’hui. Aujourd’hui où la moitié de l’humanité est confinée et où les pays dits riches et industrialisés en sont à tenter de se voler des livraisons de masques sur le tarmac d’aéroports comme des enfants se disputant un sac de bonbons dont dépendrait l’avenir de l’humanité autant que celui de leur réélection au poste de délégué de classe.

 

Nous en sommes à nous demander où sont les stocks ? Et comment les reconstituer.

Stock ou flux ?

Où sont les stocks ? De masques ? De respirateurs ? De surblouses ? De médicaments ?

La question du stockage est une question ancienne en économie et qui se décline (très sommairement) autour des axes suivants quand on cherche à lister les raisons du stockage (ou de son absence) :

Capture d’écran 2020-04-06 à 11.11.34Extrait de : Bouthevillain Carine, Eyssartier Didier.
Le rôle des variations de stocks dans les cycles d’activité des principaux pays industrialisés.
In: Revue de l’OFCE, n°62, 1997. pp. 151-202.

  • les stocks permettent d’éliminer ou de limiter les coûts marginaux de production au cours du temps pour lisser la production en fonction des ventes.
  • les stocks correspondent à l’hypothèse que l’entreprise peut être plus productive à certains moments plutôt qu’à d’autres. C’est ce que nous sommes en train de vivre avec le Covid-19 du fait de … l’absence de prise en compte de cette hypothèse
  • les stocks permettent aux entreprises de ne pas s’exposer au risque de ne pas satisfaire une demande plus dynamique de prévu.

Le reste de l’article est assez aride pour qui n’est pas féru ou spécialiste d’économie mais il comporte néanmoins le rappel de quelques notions fondamentales, essentielles aujourd’hui pour éclairer la crise du stockage en temps de pandémie, notamment la notion de “stock tampon”.

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Dans un très vieil article de ce blog (2012), sur un tout autre sujet, il y a 8 ans de cela, je m’interrogeais sur le basculement entre une logique de stock et une logique de flux à l’échelle de la plupart des écosystèmes dit “du numérique”. Et j’écrivais ceci :

“Second particularisme de l’ordre documentaire inauguré par le numérique, l’inversion des logiques de stock et de flux. Dans l’ancien monde, les produits (livres, CD, DVD, etc) constituaient le stock ; les régimes médiatiques (publicité) et attentionnels (autorité) très étroitement interdépendants, se chargeant d’y insuffler des logiques de flux (prescription, vente, conseil), logiques conditionnant elle-mêmes les routines de distribution (nombre d’impression, tirages et retirages, etc.).

La logique est aujourd’hui inverse. Le stock c’est l’attention, le flux, c’est le produit.Non que, comme le résume trop souvent et bien trop sommairement la vulgate du web, non que l’information soit devenue un “flux” : c’est là l’une des raisons mais ce n’est pas la raison suffisante. A regarder de près la gestion des entrepôts d’Amazon, une grande partie des produits des industries culturelles résiste encore assez bien à toute fluidification :-)”

Plusieurs choses sont aujourd’hui frappantes dans la crise du Covid-19.

D’abord l’absence de stocks d’états.

Ensuite la course à la constitution de stocks par les particuliers (en partie pour pallier celle des stocks d’état – les masques – et en partie sur des denrées alimentaires).

Puis il y a le recours comme référent à des entreprises entrepôt (Amazon en est l’archétype, Décathlon dans une moindre mesure pour les fameux “masques” mais également les enseignes de bricolage et leurs masques et surblouses et sur un autre plan l’ensemble de la chaîne des grandes surfaces) qui semblent seuls survivre (et engraisser pour Amazon) devant l’effondrement du stockage d’état. Entreprises-états que l’état-plateforme somme à la fois de continuer de fonctionner “et en même temps” de garantir pour leurs salariés ce que lui-même – l’état – n’a pas été en mesure de garantir pour sa politique de santé publique, c’est à dire la protection de ceux qui travaillent.

Il y a aussi le sur-régime temporaire puis l’effondrement programmé de la start-up nation servicielleet exploitante de la misère en flux tendu algorithmique (Deliveroo, Uber et les autres).

Et il y a enfin la course pour reconstituer des stocks et la rivalité du flux tendu de ces improbables bricolages de survie. “Mais ça marche.”

Gouvernance algorithmique : le virage du virus.

Oubliée la stratégie du choc. Seule compte aujourd’hui et pour qu’il y ait un demain, la stratégie du stock.  Stratégie qui va – notamment – impliquer de revoir les fondamentaux actuels de ce que l’on nomme gouvernance algorithmique. Ou plus exactement ce derrière quoi on abrite souvent pour mieux les légitimer, les décisions classiques du libéralisme. Comme l’écrit Antoinette Rouvroy sur Facebook :

“Gouv Algo n’avait rien vu venir, perdue dans un rêve techno-immunitaire d’efficacité. Le calcul s’étant si bien immunisé contre les excès du possible sur l’obtimisable, avait si bien cru épuiser le monde, n’ayant pourtant épuisé que son propre réel, Gouv Algo ne voulait plus rien savoir et renonçait à anticiper l’impossible : la possibilité d’un imprévu.”

Il n’y a que 2 manières d’envisager la start-up nation et “l’état plateforme” tels que voulus par la doctrine gouvernementale.

Soit ce sont des chimères dans lesquelles la croyance en un perpétuel calcul de l’ajustement s’est substituée à la capacité d’anticiper tout ce qui sort du périmètre de ce seul ajustement en temps réel.

Soit ce sont des chimères dans lesquelles on sait que le calcul, que l’algorithme, engendrera nécessairement des scénarios de l’ordre du bug, de la catastrophe – car ces scénarios sont inhérents à la possibilité exploratoire du calcul – et où l’on fait le choix de ne pas les voir en espérant qu’ils n’arriveront pas. Je vous renvoie ici aux propos de Gérard Berry (reformulés par mes soins), que je cite souvent :

quand on “programme”, on décide d’une liste d’instructions à effectuer mais il est impossible de tester toutes les itérations de cette liste d’instructions (c’est même un peu pour ça qu’on programme et qu’on s’appuie sur les capacités de calcul dont dispose la machine et dont, par définition, nous ne disposons pas). Dès lors l’algorithme va tester toutes les combinaisons et toutes les itérations possibles, parmi lesquelles se trouvent presque nécessairement certains “bugs”. Le “bug” est donc en quelque sorte “naturel”, presque impossible à éradiquer.

Dans les deux cas, cette vision est criminelle et promise à mettre le gouvernement dans la situation d’un simple observateur lorsque surviendra l’effondrement ou la catastrophe. Et c’est là aussi ce que nous sommes en train de vivre et d’expérimenter aujourd’hui. De vivre et de constater tétanisés à l’écoute de la longue litanie d’atermoiements, d’incuries et de mensonges sur – entre autres – l’inocuité de faire se déplacer des millions de personnes (presque 20 millions en l’occurence) en temps de pandémie pour participer au premier tour d’une élection, l’intérêt de porter ou non un masque, etc.

Intérêt qui pourrait pourtant être résumé au travers d’un algorithme simplissime que je vous propose de modéliser ici.

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Nous ramenant à la question initiale. Seule qui vaille. Celle des stocks. Et de la capacité de production nationale. Et de formes de planification et d’anticipation qui sont pourtant parfaitement “algorithmico-compatibles” pour autant qu’on s’autorise à y inclure le paramètre de possibles ajustements à la hausse et non systématiquement à la baisse.

La carotte sociale et le bâton sécuritaire.

Nos bouches sont masquées et nous ne cessons pourtant pas de nous exprimer. Toujours davantage. Et principalement pour ceux qui en ont, des avantages. L’avantage de pouvoir continuer de parler et de dire. D’essayer de réfléchir aussi un peu. De n’être pas dans l’urgence de la survie de l’autre, dans l’inquiétude de sa propre survie, ou dans les deux simultanément pour l’ensemble des personnels soignants.

Comme avant-hier avec les Gilets Jaunes, comme hier avec les Stylos Rouges, Facebook est aujourd’hui en train d’être l’espace discursif privilégié et presqu’exclusif du déferlement de la parole des blouses blanches, vertes ou bleues. Il s’agit de s’y organiser, de s’y soutenir, de s’y défouler aussi. A chaque nouvelle crise, on y documente à la fois les raisons et les stigmates de la crise. Photos, sondages, témoignages bruts, chaînes de commentaires infinies, retournement et transgression cathartique d’un monde qui jusque-là les avaient au mieux ignoré(e)s et au pire méprisé(e)s, les infirmiers et infirmières en premier lieu font donc de Facebook et de ses groupes privés leur propre opération résilience.

Comme hier. Comme hier et quelle que puisse être la sortie de cette crise sanitaire et les solutions et reconnaissances promises que l’exécutif décidera, ou pas, de mettre en oeuvre, comme hier cette cascade discursive ininterrompue sera très certainement le plus précieux des témoignages de ce qui s’est dit, de ce qui a été vécu, de ce qui s’est imprimé comme colère, comme souffrance et comme révolte dans les chairs et dans les esprits. Et tout cela seul Facebook en est le grand ordonnateur, le grand conservateur, le grand observateur. Le seul à cette échelle en tout cas.

Avec ce qu’il sait aujourd’hui à l’échelle macroscopique de ces 3 courants sociaux (jaune, rouge, blanc, gilets, stylos, blouses), et en le corrélant à ce qu’il sait de chaque profil individuel impliqué dans tout ou partie de ces trois mouvements, comme acteur, commentateur ou simple spectateur, Facebook est en capacité de totalement truquer le jeu politique et les équilibres sociaux à l’image ce qui fut fait durant le scandale Cambridge Analytica menant de l’élection de Trump à la victoire du Brexit. Je recopie donc ce que j’écrivais déjà lors du mouvement des Gilets Jaunes :

Pour Facebook il est donc très facile de très précisément savoir, à l’échelle de chaque profil individuel, qui a liké, commenté, approuvé ou désapprouvé tout ou partie des revendications, et de le faire revendication par revendication, profil par profil, avec un niveau de granularité très fin. Non seulement c’est très facile mais en plus c’est la base de son modèle économique, de son architecture technique, et de ses récents et récurrents ennuis … (…) quelle que soit l’issue du mouvement des Gilets Jaunes et indépendamment de sa temporalité propre, il est absolument évident que les prochaines élections en France vont se jouer sur la cinquantaine de thèmes qui sont présentés ici. En commençant par ceux liés au pouvoir d’achat. Quelle que soit l’issue du mouvement, la base de donnée “opinion” qui restera aux mains de Facebook est une bombe démocratique à retardement … Et nous n’avons à ce jour absolument aucune garantie qu’elle ne soit pas vendue à la découpe au(x) plus offrant(s).

Alors oui, l’ensemble des questions sécuritaires autour de la traçabilité et de la surveillance numérique sont aujourd’hui des enjeux collectifs majeurs. Et je vous recommande d’écouter Antonio Casilli, d’aller lire (et soutenir) la Quadrature du Net, de regarder aussi ce que raconte Olivier Tesquet. Mais n’oublions pas non plus, collectivement, que les questions de surveillance ne se limitent et ne se résument pas à des dispositifs de traçage des déplacements mais qu’elles incluent également et significativement la capacité de collecte et d’analyse de ces gigantesques déversoirs discursifs que sont les grands réseaux socio-numériques.

Le bien, le lieu et le commun.

C’est devenu un lieu commun tant l’actualité documente chaque jour l’importance vitale de pouvoir accéder à toutes les formes de culture, qu’il s’agisse de films, de séries, de livres, de bande-dessinées, de presse, de documentaire, d’émissions de radio et de télé, d’artistes du spectacle dit vivant qui accompagnent nos confinements depuis les leurs. Sans oublier le web qui subsume l’ensemble et l’enrichit de toute la diversité de ses formes courtes ou plus longues, la saillie d’un tweet, la viralité d’un montage Tik-Tok, regarder tout cela sans mépris, sans sursis, sans avis, en survêtement ou en survie.

C’est devenu un lieu commun de dire que la culture est vitale. Non pas dans le borborygme managérial de la “nation apprenante” qui convoque une forme de grandiloquence s’effondrant aussitôt sous le poids de son propre ridicule, mais dans le souci, simple et collectif d’organiser et de rendre possible – et si possible gratuit – l’accès à ce que l’on appelle culture et qui n’est que la forme la plus brute, la plus pure, la plus essentielle du lien social qui permet à une nation d’être simplement elle-même.

Quand tous les lieux communs sont pour l’essentiel interdits (parcs, espaces publics, cinémas, bibliothèques …) il ne reste alors que les biens communs. Je le répète. Quand tous les lieux communs sont pour l’essentiel interdits il ne reste alors que les biens communs. Qui sont autant de rétroviraux à l’ennui, à l’enfermement, et à l’isolement. Et ce à tous les âges et dans toutes les strates, sociales, économiques et politiques de notre société. Depuis les travaux fondateurs d’Elinor Ostrom, première femme à recevoir le Nobel d’économie en 2009, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui oeuvrent au quotidien pour expliquer l’urgence de ces biens communs dont la nécessité devrait aujourd’hui faire loi, nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui en bâtissent chaque jour les fondations et l’apparat critique, qui rappellent l’importance d’une définition du domaine public positive en droit, qui multiplient les tribunes pour rappeler à quel point cela est essentiel : un plan national pour la culture ouverte, l’éducation ouverte et pour la santé ouverte.

Le principe de ces biens communs, qui sont aussi des biens communs de la connaissance, de l’information, du savoir, est au moins autant de permettre à l’espèce humaine de faire société que de lui permettre de simplement survivre. Et d’éviter le cataclysme. Quand nous nous réveillerons demain au sortir de cette catastrophe, de cet effondrement, alors nous regarderons et nous mesurerons à quel point ces notions jusqu’ici souvent présentées comme abstraites ou secondaires de “domaine public”, de “bien commun”, “d’open access” et de “science ouverte” ont été déterminants pour sauver des vies. Nos vies.

Marin Dacos est l’un des êtres (vivants) que j’admire le plus tant son combat pour une science ouverte est constant, concret et essentiel (je l’admire d’autant plus qu’il bosse depuis quelques temps avec l’une des êtres (vivante) que je déteste le plus).  Il a récemment été interviewé par Le Monde et a rappelé à quel point il était essentiel que le mouvement “d’ouverture” que l’on observe aujourd’hui sur les articles scientifiques en lien avec le Covid-19 devait se poursuivre et s’étendre à l’ensemble des connaissances scientifiques. A quel point il fallait confiner la population mais surtout pas les données scientifiques. Rappelant en cela ce qu’un autre des êtres vivants de mon panthéon personnel écrivait au décès de l’un de ses amis, Aaaron Swartz, premier martyr de l’Open Access, et qui figure en vitrine du blog que vous êtes en train de lire :

“Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur.” 
Lawrence Lessig. 12 Janvier 2013.

Car dans un temps que nous ne pouvons qu’espérer être le moins long possible, ce sont les connaissances scientifiques, et seulement les connaissances scientifiques qui nous sortiront de cette catastrophe humanitaire et sanitaire. Cela c’est notre seule et unique certitude partagée. Il n’y en a aucune autre. Aucun autre possible. Aucun autre lendemain. Aucune autre chance que celle de la science. Il faut donc que toutes ces connaissances scientifiques, toutes, soient immédiatement et gratuitement accessibles à tous et toutes. Aux chercheurs et aux chercheuses bien sûr, mais à l’ensemble des citoyens. C’est vital. Et le mot vital est à prendre ici au sens premier.

Voilà pourquoi aujourd’hui en effet, mais toujours dans l’urgence et dans la peur, on “ouvre”, on bascule en libre accès une partie de ces connaissances. On établit des plans d’urgence. Conjoncturels. Ici le communiqué du ministère de l’enseignement supérieur daté du 30 Mars (!) dont la position sur l’accès ouvert s’est notablement infléchie (dans le bon sens) depuis l’arrivée de Marin Dacos. Et là, dès le début du mois de Mars une initiative rassemblant à une adresse unique un corpus (data set) de plus de 24 000 articles de recherche autour des coronavirus.

Et puis il y a la bidouille. Le bricolage. Le Hacking. Prendre des masques de plongée de Décathlon, bidouiller un embout adaptable à des chambres de réanimation. Et imprimable grâce à l’impression 3D. Mettre le tout en accès libre, sous licence Creative Commons parfois, renoncer à toute forme de droit autre que celui d’être reconnu comme auteur pour que d’autres ait simplement le droit de vivre et de respirer. Ou déposer un brevet pour s’assurer de limiter la spéculation financière sur une pièce d’urgence vitale que l’on peut fabriquer à coût raisonnable. Car les brevets servent aussi à cela lorsqu’ils ne sont pas aux mains d’entreprises en situation de rente ou de quasi-monopole : éteindre le cynisme et l’opportunisme. Respirateurs, simulateurs et tant d’autres initiatives, comme celle du MIT qui met à disposition des ingénieurs son guide de fabrication de respirateurs 3Dpermettant d’en baisser le coût autour de 500 dollars plutôt que les 30 000. Open sourceL’open source sauve des vies.

L’actualité s’est beaucoup focalisée autour de la figure controversée de celui qui reste l’un des scientifiques les plus cités dans sa discipline, le professeur Didier Raoult, et de “son” médicament ou plus exactement de sa prescription, la Chloroquine. A longueur de plateaux on a tenté d’expliquer, avec plus ou moins de succès, ce qu’était la nature du travail scientifique, pourquoi la méthode scientifique de revue par les pairs était importante, pourquoi des questions de méthodologies (groupes témoins, administration de placebo) devenaient essentielles si l’on voulait sortir d’une logique de prescription compassionnelle. C’était souvent très confus et parfois aussi passionnant.

Mais ce qui était frappant c’est que jamais dans tous ces plateaux et dans tous ces débats on n’a rappelé l’essentiel : la plupart de ces connaissances scientifiques sont aujourd’hui bloquées derrière des accès payants exorbitants que rien ne justifie sinon la structure d’un marché que quelques grands groupes éditoriaux contrôlent entièrement et qui fait qu’indépendamment de l’actuelle crise du Covid-19, chaque jour des dizaines de milliers de personnes dans le monde crèvent parce qu’ils n’ont pas accès aux connaissances et aux données scientifiques qui leur permettraient de développer des traitements adaptés, génériques, accessibles. Il n’a pas non plus été rappelé à quel point, dans le domaine médical et dans celui du marché mondial des vaccins et des médicaments, règnent de grands groupes pharmaceutiques, qui sont tout aussi autant cyniques, corrompus et criminels que les grands groupes éditoriaux précédents.

Sur ces plateaux il n’a pas non plus été explicité ce que rappelle ce médecin à la retraite dans l’entretien qu’il donne à (l’indispensable) Lundi Matin :

Dans les vingt dernières années, on a vu s’imposer une répartition tacite des axes de recherche : au public, toujours moins financé, la recherche fondamentale ; au privé la recherche appliquée, qui aboutit à la commercialisation de médicaments. Dans le cas présent, il y a fort à parier que, des populations riches étant concernées et la clientèle étant mondiale, la course de vitesse entre firmes va accélérer tous les protocoles de recherche, car il faut savoir que c’est le premier qui arrive sur le marché qui, classiquement, définit le prix du médicament. (…)

Par ailleurs, l’industrie pharmaceutique qui non seulement a l’oreille de tous les ministres de la santé depuis des lustres mais détient aussi tous les moyens de développement n’est sûrement pas intéressée pour faire un plan de développement long et coûteux pour un produit peu cher et, qui plus est, « génériquable » (5 euros la boîte de 30 comprimés de Plaquenil). Tant que la recherche et le développement seront entre les mains d’intérêts privés eux-mêmes soumis aux cours boursiers, ce seront tendanciellement les opportunités de marché qui détermineront les axes de développement clinique, et tant que l’on persistera dans la voie d’une privatisation rampante de l’hôpital public par l’imposition d’une logique comptable d’inspiration manageriale, les choix thérapeutiques seront plutôt guidés par des options budgétaires que par le souci strict de la santé du patient.

On ne sauvera des vies aujourd’hui et l’humanité demain que si l’on brise définitivement ces monopoles de marchés et ces situations de rentes artificiellement construites et maintenues et qui ne servent les intérêts de personne sinon de quelques actionnariats rapaces. Et ne croyons pas que cette crise facilitera ou accélèrera naturellement les choses. Car la rhétorique du marché est avant tout une sophistique comme en témoigne l’ahurissant plaidoyer pour étendre de manière opportuniste la durée de protection des brevets dans le domaine de la recherche de vaccins :

Évidemment, la crise du coronavirus est l’occasion pour des petits malins de tenter des coups. Précédemment, on avait vu que certains avaient cherché à déposer une marque sur Covid-19. Cette fois, nous épinglons un juriste qui nous explique dans un article que cette épidémie démontre l’urgente nécessité d’allonger la durée de protection des brevets au-delà des 20 ans déjà prévus par la loi. Il estime en effet que ce serait un moyen d’encourager les laboratoires pharmaceutiques à développer un vaccin avec plus d’espoirs de retours financiers. Il faut dire que Bernie Sanders a déclaré que si un vaccin était développé aux États-Unis, il devrait être offert au monde entier gratuitement. De quoi donner immédiatement une sacrée fièvre à tous les fanatiques de la propriété intellectuelle !

Ce que cette crise illustre, démontre, documente, c’est qu’il n’y a plus aucune forme d’urgence conjoncturelle qui vaille ou soit utile. Il ne demeure plus que des urgences structurelles. Il faut structurellement refinancer l’hôpital public. Il faut structurellement rendre accessibles l’ensemble des connaissances scientifiques produites dans les laboratoires de recherche publics. Il ne peut plus y avoir d’autre espace de raisonnement ou de survie de notre espèce que celui-ci. Le nier, le minimiser ou le discuter à des fins d’atermoiements répondant à différents agendas économiques ou politiques serait totalement irresponsable et irrémédiablement criminel.

La cathédrale et le bazar.

Ce qui frappe, estomaque, interroge c’est l’alliance hétéroclite de technologies dernier cri, de recherches de pointe fondamentale et appliquée, avec le monde du bricolage, de l’amateurisme, de l’improvisation et de la misère budgétaire. Des soignants qui se bricolent des blouses avec des sacs poubelle, qui attendent des dons de masques et de lunettes de bricolage de Décathlon, qui impriment eux-même en 3D des pièces plastiques leur permettant d’y coller des intercalaires pour se fabriquer dans l’urgence des visières de protection. “Mais ça marche.

Il y a une image qui m’a particulièrement frappé, c’est celle-ci :

91918778_10158746436557952_514745392269623296_oDamien Licata Caruso pour Le Parisien.

AP-HP. Hôpital Cochin. Une “mini-usine” prévue pour tourner pendant 4 mois. Une soixantaine d’imprimantes industrielles 3D arrivées d’Allemagne pour imprimer à plein régime ces pièces manquantes du grand puzzle du sous-financement chronique de l’hôpital public. Le bricolage à l’échelle industrielle.

Cette image en rappelle, en convoque une autre. Celle de ses serveurs et empilements de disques durs et de puissance de calcul en salle blanche.

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Voilà comment on vainc, voilà comment on tient, au 21ème siècle contre une pandémie virale, mondiale.

Grâce à la puissance de stockage et de calcul qui nous permet, nous qui ne sommes pas soignants, de continuer à vivre, à socialiser, à échanger, à nous divertir, à travailler. La même puissance qui permet aux scientifiques de “faire tourner” des modélisations pouvant accélérer le test de nouvelles molécules.

Grâce à la puissance du bricolage amateur et de la débrouille d’une médecine de guerre qui fabrique des équipements de survie à base d’intercalaires que l’on ne cherchait d’habitude frénétiquement qu’à l’approche de la rentrée des classes, et des embouts de respirateurs qui sauveront les vies équipées de masques que l’on revêtait avant uniquement pour un départ en vacances au bord de la mer.

En d’autres termes, l’alliance de la cathédrale et du bazar. Ou, si l’on préfère, celle de la carpe et du lapin.

Encore un mot sur la “continuité pédagogique”.

J’ai trois enfants, trois glorieux fils de la non moins glorieuse nation apprenante. L’un est à l’université, l’autre au lycée et le dernier au collège. Et je suis moi-même enseignant-chercheur. Chacun d’entre eux (et moi les accompagnant ou les observant) est en train de faire l’expérience d’une vérité fondamentale que je vérifie moi-même jour après jour dans ma capacité ou mon incapacité à assurer cette fameuse “continuité pédagogique” auprès de mes étudiant(e)s.

Une vérité que j’avais lue dans la bouche de Michel Serres, dans cette entrevue à Libération :

L’université vit une crise terrible, car le savoir, accessible partout et immédiatement, n’a plus le même statut. Et donc les relations entre élèves et enseignants ont changé. Mais personnellement, cela ne m’inquiète pas. Car j’ai compris avec le temps, en quarante ans d’enseignement, qu’on ne transmet pas quelque chose, mais soi.

On ne transmet pas quelque chose mais soi.” Voilà pourquoi au-delà des outils, des efforts, du bricolage là aussi pour combler les lacunes, l’impréparation ou l’incurie, voilà pourquoi chacun éprouve en ce moment, à des degrés et sous des formes diverses, l’évidence et la nécessité de la présence lorsque l’on est enseignant, étudiant ou élève. Sans cette présence, sans cette irréductible physicalité, l’échange et la transmission se trouvent amputés d’un essentiel qui n’est autre que nous mêmes. Voilà pour la mauvaise nouvelle en termes de continuité pédagogique. Mais il en est aussi une bonne. Même dans l’absence nous continuons de transmettre quelque chose : le soin, l’inquiétude, l’incapacité, le refus, d’autres priorités, d’autres essentiels, d’autres horizons, d’autres recommandations, d’autres encouragements, d’autres formes de liens. Qui sont la vitalité même de l’enseignement. Et son essence.

Numérique palliatif et politisation des balcons.

J’ai eu l’occasion, ces derniers jours, de répondre à différentes interviews et podcasts ou de simplement discuter avec pas mal de journalistes sur les questions liées au numérique et au confinement “en général”. En plus des points déjà mentionnés ici, je partage avec vous deux réflexions supplémentaires.

Numérique palliatif. Il (me) semble que nous avons aujourd’hui – et depuis 3 semaines – principalement des usages numériques “palliatifs”. C’est à dire littéralement qui “atténuent les symptômes d’une maladie – ou ici d’une crise sanitaire – sans agir sur sa cause“, et qui n’ont “qu’un effet passager“. Qu’il s’agisse de nos métiers (enseignement notamment mais plus globalement tout ce qui se prête à des formes de télétravail), de nos usages (prendre des nouvelles des autres, faire ses courses en ligne), de nos sociabilités élémentaires et équilibrantes (apéros entre amis), le numérique confiné propose autant de palliatifs plus ou moins fidèles mais dont nul ne semble douter qu’ils ne rivalisent en rien avec l’expérience sensible de la présence.

Politisation des balcons. [disclaimer : j’habite dans un coin perdu du fond de la vendée, donc autant vous dire que je suis assez seul dans ma rue à applaudir le soir à 20h et que pour écrire ce qui suit je me base sur ce que me disent les amis et collègues qui habitent en ville ainsi que sur ce que les réseaux sociaux laissent voir de ces moments balconisés] Or donc, il (me) semble que chaque semaine de confinement a permis de franchir un pallier dans la “politisation” de nos balcons. La première semaine fut celle des applaudissements simplement empathiques. Comme autant d’hommages. La seconde semaine vit l’arrivée d’éléments politiques de revendications : on applaudit encore mais de plus en plus souvent on crie en même temps “du fric, du fric, pour l’hôpital public“, on ajoute des banderoles, et parfois même on ressort un vieux vidéopro pour afficher des slogans sur le mur d’en face. Et cette troisième semaine a vu le franchissement d’un nouveau pallier de sociabilité balconière : après un temps d’applaudissement et/ou de revendications on passe à un autre mode de socialisation qui est celui de la discussion ou du jeu organisé : de plus en plus de traces sur les réseaux sociaux, à la fois de balcons dansants (avec quelqu’un qui mixe), mais aussi de balcons “jouant”, notamment à questions pour un champions ou d’autres jeux de question-réponse, comme en écho à ces artefacts numériques qui continuent de nous permettre, là aussi de jouer, d’écouter de la musique ou de faire des apéros virtuels. Car le palliatif, même numérique, a ses limites.

 

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Rappel des épisodes précédents.

Et aussi pour se souvenir.


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