Adam Hanieh sur la guerre du pétrole

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SOURCE : A l'encontre

Première partie

Par Adam Hanieh

La crise de Covid-19 a entraîné une chute considérable de la demande et du prix du pétrole au niveau mondial. Dans cet article, Adam Hanieh examine ce que cela pourrait signifier pour l’économie mondiale.

Les dimensions écologiques du COVID-19 ont pris une place de plus en plus importante dans de nombreuses discussions récentes, avec plusieurs contributions importantes explorant la pandémie en relation avec l’agrobusiness capitaliste, la perte généralisée de biodiversité et la destruction des écosystèmes naturels. Il existe toutefois un autre élément de l’«écologie» du COVID-19 qui mérite une attention beaucoup plus grande: la manière dont l’escalade de la pandémie se combine avec un choc profond pour l’industrie des combustibles fossiles et agit simultanément pour l’accélérer.

Les marchés mondiaux du pétrole subissent une transformation sans précédent à la suite de ce choc. Bien que les trajectoires à long terme restent ouvertes, ce moment va sans aucun doute façonner la politique du pétrole – et les perspectives d’atténuation du changement climatique – pour les décennies à venir.

Avec des Etats représentant plus de 90% du PIB mondial «fermés» sous une forme ou une autre, et l’immobilisation simultanée de vastes pans de l’industrie manufacturière, des transports, de l’industrie et du commerce de détail à l’échelle mondiale, la demande de pétrole et de produits pétroliers a atteint des niveaux historiquement bas.

En effet, on estime que la seule réduction de l’utilisation de l’automobile aux États-Unis a entraîné une chute étonnante de 5% de la demande mondiale de pétrole – soit à peu près la même chose que si l’ensemble de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient avait simultanément cessé de rouler. Le directeur exécutif de l’Association internationale de l’énergie, Fatih Birol, a estimé le 25 mars que la demande mondiale de pétrole pourrait diminuer d’environ 20 millions de barils par jour, une prévision qui a maintenant été révisée à 30 millions de barils par jour. Cette chute de la consommation mondiale d’énergie est sans précédent, tant par sa brutalité que par sa profondeur, et dépasse toutes les autres crises majeures du siècle dernier – y compris la dépression de 1929 et le krach financier mondial de 2008.

Alors que la demande énergétique est en chute libre, l’offre mondiale de pétrole devrait augmenter de manière significative suite à l’annonce, début mars, de la suppression par la Russie et l’Arabie saoudite des limites imposées sur les niveaux de production de pétrole [une rencontre de «conciliation» est prévue pour le 9 avril]. Conjuguée aux effets de la pandémie, cette «guerre du pétrole» a fait chuter les prix mondiaux du pétrole à leur niveau le plus bas depuis plusieurs décennies et a poussé les producteurs à se précipiter pour trouver des espaces de stockage sur terre et en mer [sur des tankers] pour leur pétrole, plutôt que de le vendre à perte. Le stockage mondial approchant rapidement de sa pleine capacité, certains traders en pétrole s’attendent en fait à ce que les producteurs les paient pour les débarrasser de leur pétrole. Tous ces facteurs ont conduit les analystes à prévoir un nombre record de faillites parmi les compagnies pétrolières pour 2020, une éventualité qui pourrait mettre en péril toute une série de banques et d’institutions financières importantes, comme en 2008.

Mais que pourrait signifier ce choc extrême sur les marchés de l’énergie pour l’avenir de l’industrie des combustibles fossiles et les possibilités de mettre fin à la dépendance au pétrole? Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que tout cela pourrait être une bonne nouvelle dans le contexte de la calamité COVID-19: la pandémie pourrait «tuer l’industrie pétrolière et aider à sauver le climat», comme l’a déclaré en gros titre le journal Guardian le 1er avril, avec la disparition de nombreux petits producteurs de pétrole et l’affaiblissement des grandes compagnies pétrolières telles qu’Exxon Mobil, Royal Dutch Shell et BP, ce qui nous rapproche d’une transition vers l’abandon des combustibles fossiles.

De tels scénarios, cependant, ont tendance à faire abstraction des réalités d’un «capitalisme de catastrophe» (John Bellamy Foster) inexorablement lié à l’extraction et à l’exploitation des combustibles fossiles, et qui a profondément ancré le «Big Oil» dans toutes les facettes de notre vie. Comme dans tous les moments de changement brusque, le chemin que nous prendrons pour sortir de ces multiples crises qui s’entrecroisent – un effondrement du prix du pétrole, une grave récession économique et une pandémie – dépendra de notre capacité à construire des alternatives politiques efficaces au capital fossile. Nous devons être très attentifs aux éventuels gagnants et perdants qui pourraient émerger de la situation actuelle, et nous garder d’assimiler l’effondrement temporaire (bien que grave) d’une économie basée sur le pétrole à la disparition du système lui-même.

Le Moyen-Orient, la Russie et le pétrole américain

Il y a une histoire longue et complexe derrière la montée d’un capitalisme mondial centré sur le pétrole. Cette histoire englobe: le déplacement du charbon par le pétrole et le gaz au début du XXe siècle, la montée des producteurs de pétrole du Moyen-Orient (avec l’Arabie saoudite en tête) pendant l’après-guerre; de nombreuses guerres et révolutions; d’énormes fluctuations des prix mondiaux du pétrole dans les années 1970 et 1980; des changements majeurs dans la structure de l’industrie pétrolière mondiale.

Il est important de noter que cette histoire est également liée à la façon dont la finance mondiale s’est développée dans l’après-guerre; un fait souvent omis dans les comptes qui se concentrent trop sur le pétrole en tant que produit physique. Les flux de «pétrodollars» ont été essentiels à l’émergence de nouveaux marchés financiers (tels que les Euromarchés) à partir des années 1960, à la montée de la domination financière anglo-américaine et à la structure de dépendance de la dette qui continuent à marquer les relations entre les pays du Nord et du Sud. En bref, le pétrole en est venu à imprégner tous les aspects du capitalisme mondial à la fin du XXe siècle.

A partir du début des années 2000, les prix mondiaux du pétrole ont augmenté régulièrement en raison de la demande mondiale croissante associée à l’essor de la Chine. Les prix ont fortement chuté en 2008 avec la crise économique mondiale, mais ont rapidement repris leur trajectoire ascendante pour finalement atteindre un sommet d’environ 114 dollars le baril à la mi-2014. Ce fut une aubaine financière pour la plupart des exportateurs de pétrole du Moyen-Orient (et a eu des conséquences majeures sur la dynamique politique de la région du Moyen-Orient au sens large – voir l’ouvrage d’Adam Hanieh Money, Markets and Monarchies, Cambridge University Press, 2018), mais la longue période de hausse des prix a également profité aux producteurs marginaux ailleurs dans le monde. Plus important encore, les investissements dans le développement des approvisionnements en pétrole et en gaz dits «non conventionnels» (schiste ou grès) – des réserves dont l’extraction est difficile et nettement plus coûteuse que celle des combustibles fossiles conventionnels – ont été fortement encouragés pendant cette période prolongée de hausse des prix du pétrole.

Le schiste américain, pétrole brut contenu dans un schiste ou un grès de faible perméabilité et qui est généralement extrait par fracturation de la roche au moyen d’un liquide sous pression (d’où le terme «fracturation», fracking), est particulièrement important à cet égard. Il existe plusieurs façons de calculer le coût de rentabilité de la production de schiste et ce chiffre varie en fonction du champ pétrolifère et des coûts de la technologie, de la main-d’œuvre, des taxes, etc.

Ces comparaisons doivent être interprétées avec prudence, car l’Arabie saoudite et la Russie sont des États et non des sociétés, et elles dépendent fortement des revenus du pétrole et du gaz pour répondre à leurs besoins budgétaires. Dès lors, le «prix d’équilibre» du pétrole pour ces États est beaucoup plus élevé et fluctue en fonction des niveaux de dépenses gouvernementales. Néanmoins, il ne fait aucun doute que les prix élevés du pétrole pendant la majeure partie des deux premières décennies du nouveau millénaire ont contribué à attirer d’importants investissements dans le développement des champs de schiste et ont entraîné une amélioration significative des technologies d’extraction pour ces approvisionnements non conventionnels.

Il s’agissait bien sûr d’une catastrophe écologique et sociale sans précédent. Elle reposait fondamentalement sur le déploiement répété de la violence soutenue par l’État contre les populations indigènes aux États-Unis (et au Canada) afin de faire place aux tracés des pipelines et autres infrastructures. Mais le résultat a été un boom spectaculaire de la production pétrolière intérieure américaine. Entre 2009 et 2014, la production de pétrole de schiste américain a triplé, propulsant les États-Unis au premier rang des producteurs de pétrole au niveau mondial. Fait remarquable, les États-Unis sont devenus un exportateur net de pétrole au début de 2011. Ils ont dépassé l’Arabie saoudite pour devenir le premier producteur mondial en 2013; une position qu’ils ont conservée jusqu’à ce jour. Ce qui est loin des prédictions paniquées de «dépendance énergétique» qui avaient marqué les débats politiques étasuniens au début du nouveau millénaire.

OPEP+ et la guerre des prix du pétrole de 2020

Toutefois, l’augmentation considérable des stocks mondiaux de pétrole résultant de cette production américaine supplémentaire – associée à une modération de la demande énergétique chinoise, à une économie mondiale en panne et à l’évolution vers une plus grande utilisation des sources d’énergie renouvelables – a mis un terme brutal à la période de hausse des prix mondiaux du pétrole à la mi-2014. Le prix du Brent a chuté de 70% jusqu’en 2015, pour finalement atteindre un plancher d’environ 30 dollars le baril au début de 2016. Il s’agit de la plus forte baisse des prix du pétrole en trois décennies. Les États-Unis connaissant leur première baisse de production annuelle de pétrole depuis 2008, de nombreuses petites entreprises à fort effet de levier (endettement) ont fait faillite. Pour 2015, l’U.S. Energy Information Administration (EIA) a estimé que les pertes combinées des principaux producteurs terrestres cotés en bourse ont atteint le montant stupéfiant de 67 milliards de dollars.

Les producteurs de pétrole américains n’ont pas été les seuls touchés par la déroute des prix de 2014 à 2016. Tous les grands exportateurs de pétrole ont été confrontés à des déficits budgétaires croissants et à une hémorragie de leurs réserves de devises, y compris l’Arabie saoudite, qui a épuisé plus d’un tiers de ses réserves entre le pic du prix du pétrole en 2014 et la fin de l’année 2016. Face à ces pressions budgétaires croissantes, deux des principaux producteurs de pétrole, la Russie et l’Arabie saoudite, ont pris des mesures pour renforcer les prix mondiaux du pétrole par une série de réductions coordonnées de la production. Cette alliance de fait a été formalisée dans un pacte mutuel, baptisé OPEP+, qui a été établi entre l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et 11 pays non membres de l’OPEP en décembre 2016. Jusqu’à son dénouement au début du mois de mars de cette année 2020, l’OPEP+ a réussi à maintenir le prix du pétrole dans une fourchette étroite d’environ 50 à 80 dollars.

Pour les compagnies pétrolières américaines – qui n’étaient liées par aucun de ces accords internationaux – l’OPEP+ s’est révélée extrêmement fortuite. Dans le sillage de la chute des prix de 2015, il y a eu une vague de consolidations et de faillites dans l’industrie pétrolière américaine, et la stabilisation des prix relativement élevés du pétrole a servi à relancer l’exploration et la production pétrolière nationale. En effet, en janvier 2020, la production quotidienne de pétrole aux États-Unis devait atteindre plus de 12,7 millions de barils, soit une augmentation de près de 45% depuis décembre 2016, contre moins de 5 millions de barils/jour en 2008. Ces chiffres montrent clairement que, alors que la plupart des grands pays producteurs de pétrole ont cherché à limiter leurs niveaux de production conformément à l’OPEP+, les compagnies pétrolières américaines ont été essentiellement libres d’augmenter leurs niveaux de production sans entrave. Comme Keith Johnson l’a noté dans Foreign Policy du 27 mars, «Aucun pays n’a ajouté plus de pétrole à la surabondance mondiale ces dernières années que les États-Unis – et malgré la récente chute des prix du brut, les producteurs étasuniens continuent d’augmenter leur production».

Cependant, le 6 mars de cette année, l’alliance OPEP+ devait se briser de manière spectaculaire après que la Russie a rejeté un appel de l’OPEP à réduire la production mondiale de pétrole de 1,5 million de barils/jour supplémentaires. Non seulement la Russie a refusé la demande de l’OPEP, mais elle a également annoncé qu’elle ne respecterait plus l’accord initial de décembre 2016. Cette décision a été rapidement suivie d’une contre-attaque saoudienne le 8 mars. Soit, une annonce retentissante selon laquelle le Royaume n’était plus tenu de respecter les limites de production négociées, et chercherait à augmenter sa production en pétrole à 12,3 millions de barils/jour en avril (contre 9,7 millions de barils/jour en mars), puis à augmenter encore sa capacité de production à 13 millions de barils/jour dès que possible. Avec la perspective d’une fourniture supplémentaire de plusieurs millions de barils par jour sur le point d’arriver sur les marchés mondiaux du pétrole, le prix de la principale référence internationale pour le pétrole, le Brent Crude, a chuté de plus de 30% en l’espace de 48 heures. Les marchés boursiers mondiaux ont également plongé, l’indice Dow Jones des valeurs industrielles ayant chuté de 2000 points le 9 mars, ce qui représente la plus grande perte journalière jamais enregistrée.

L’élément déclencheur précis de la décision de la Russie et de l’Arabie saoudite de se retirer de l’OPEP+ reste incertain. Certains observateurs spéculent que la Russie pourrait avoir cherché à exercer des représailles suite aux sanctions étatsuniennes qui avaient été imposées à la plus grande compagnie pétrolière russe, Rosneft, en février. D’autres affirment que la décision de la Russie doit être comprise dans le contexte de sa propre politique interne, Poutine cherchant à cultiver le soutien des élites russes étroitement liées à l’industrie pétrolière et qui s’opposent depuis longtemps à l’OPEP+. D’autres analystes ont décrit les actions russes et saoudiennes comme un «coup de maître de la théorie des jeux», que les deux pays avaient pleinement anticipé avant les annonces de mars.

Indépendamment des facteurs conjoncturels immédiats, le motif stratégique à plus long terme derrière la décision russe et saoudienne est clair. Pendant plusieurs années, les deux pays ont vu les producteurs de pétrole américains, sans être gênés par aucune limite de production, continuer à gagner des parts de marché à leurs dépens. En menaçant d’inonder le monde avec plus de pétrole (et ici, les actions de l’Arabie saoudite sont particulièrement décisives, en raison de sa capacité unique à augmenter rapidement sa capacité de production), le prix du pétrole baisserait de manière significative. L’Arabie saoudite et la Russie devraient supporter la douleur de la faiblesse des prix du pétrole pendant plusieurs années; dans l’intervalle, les producteurs américains à coûts élevés seraient acculés au pied du mur. (Article publié sur le site de Verso, le 8 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre. Pour faciliter la lecture, cette contribution est divisée en deux parties.)

Adam Hanieh enseigne au département des études de développement de la SOAS, Université de Londres. Merci beaucoup à Jeffrey R. Webber pour ses suggestions utiles sur cet article.

Deuxième partie

Par Adam Hanieh

Cependant, dans les jours qui ont suivi ce choc massif de l’offre sur les marchés mondiaux du pétrole, il est rapidement devenu évident qu’un coup beaucoup plus important était sur le point d’être porté aux prix du pétrole en raison de la propagation croissante de COVID-19 en dehors de la Chine.

Pour les producteurs de pétrole, le tsunami de la destruction de la demande a considérablement amplifié les effets des annonces saoudiennes et russes, et a poussé les prix du pétrole vers des niveaux abyssaux. Le 29 mars, le prix du pétrole de référence américain, le West Texas Intermediate (WTI), avait chuté de plus de 60% depuis le début de l’année, passant sous les 20 dollars le baril, son plus bas niveau en 18 ans. Le prix de référence international, le Brent, est tombé à 23.03 dollars le baril, son plus bas niveau depuis 2002. Il est important de noter que ces prix de référence ne reflètent souvent pas le prix réel du baril de pétrole sur le marché physique – les négociants signalant que certains types de pétrole se vendent à aussi peu que 8 dollars le baril. Alors que l’on prévoyait un prix de 10 dollars le baril, les compagnies pétrolières ont commencé à réduire leurs dépenses d’exploration, de construction de plateformes et d’investissement.

Face à ces prix extrêmement bas, les producteurs de pétrole ont fait des pieds et des mains pour stocker leur pétrole dans l’espoir de faire un profit lorsque les prix augmenteront à l’avenir. Le problème, cependant, est que l’espace de stockage est très limité (en particulier sur terre) et qu’il y a des coûts logistiques et techniques liés à l’acheminement du pétrole vers un lieu de stockage sûr. Les analystes ont estimé qu’environ trois quarts de la capacité de stockage mondiale sont déjà utilisés, et que les limites seront atteintes d’ici la fin mai.

À la mi-mars, les principales compagnies d’oléoducs aux États-Unis craignaient que les producteurs de pétrole ne tentent d’utiliser leurs infrastructures pour stocker le pétrole plutôt que de le transférer ailleurs. Elles ont donc commencé à insister pour obtenir un accusé de livraison finale avant d’accepter tout nouveau pétrole. Et parce qu’il est coûteux de fermer ou d’arrêter temporairement les puits de pétrole (et les baux fonciers contiennent parfois des clauses qui exigent une production continue), les compagnies pétrolières peuvent préférer «donner» leur produit plutôt que d’arrêter les travaux. En effet, à la mi-mars, les traders ont fait une offre pour le Wyoming Asphalt Sour (utilisé principalement pour produire du bitume) à un prix négatif de 19 cents le baril, demandant en fait aux producteurs de les payer en échange de les débarrasser du pétrole accumulé.

Tout cela présente d’énormes pressions sur l’ensemble de la chaîne de valeur du pétrole: des producteurs de pétrole brut (entreprises et pays) au raffinage et à l’industrie pétrochimique. Les faillites d’entreprises et la fermeture de puits de pétrole sont presque certaines dans les semaines à venir, et se concentreront probablement sur les producteurs qui dépendent des prix relativement élevés du pétrole, par exemple les sociétés étasuniennes et canadiennes actives dans la production de sables et de schistes bitumineux.

En effet, ce pronostic a été confirmé dans l’enquête mensuelle de mars de la Réserve fédérale de Dallas sur le pétrole et le gaz, où les répondants de l’industrie ont déclaré que la perspective de «l’industrie nationale du pétrole et du gaz n’a jamais été aussi sombre» – il s’agissait d’une «tempête parfaite de désastre» et «de la pire réinitialisation des prix de l’énergie de toute une vie».

Pétrole et finances

Mais la cartographie des trajectoires potentielles de ce crash provoqué par la pandémie exige un examen plus approfondi des liens entre l’industrie pétrolière et l’économie au sens large. L’interconnexion profonde entre les entreprises liées à l’énergie et les marchés financiers est cruciale, surtout aux États-Unis, où les entreprises énergétiques sont devenues extrêmement endettées au cours des dernières années.

Une grande partie des émissions de dette (des obligations à haut risque) de ces sociétés – non seulement les producteurs de pétrole brut, mais aussi les sociétés de services sur les champs pétrolifères, les raffineurs et d’autres entreprises «intermédiaires» telles que les sociétés de pipelines – ont été notées en dessous de la catégorie d’obligations de basse qualité.

Il est assez frappant de constater que les sociétés énergétiques ont été les plus gros émetteurs d’obligations de pacotille (junk bonds) aux États-Unis pendant dix des onze dernières années. Ces dernières représentent aujourd’hui plus de 11% de l’ensemble du marché américain des obligations de pacotille. Le problème est aggravé par le montant très important de la dette non garantie (dette qui n’est garantie par aucun collatéral) des entreprises énergétiques américaines. Ce montant a dépassé les niveaux de la dette garantie pour la première fois en 2016, atteignant 70 milliards de dollars en décembre 2019, contre seulement 1 milliard de dollars en 2015.

Avec l’effondrement de la demande dans le sillage du COVID-19 – amplifiée par la décision de la Russie et de l’Arabie saoudite d’augmenter les niveaux de production – de nombreuses entreprises liées à l’énergie sont confrontées à une dégradation imminente de leur notation financière. Le 16 mars, le groupe bancaire UBS a estimé que jusqu’à 140 milliards de dollars d’obligations émises par les entreprises énergétiques américaines risquent de devenir des «anges déchus», c’est-à-dire de perdre leur statut de titre de qualité.

Comme cette dette est déclassée au rang de «junk-bonds», l’augmentation de l’offre fera baisser le prix des obligations tout en augmentant leur rendement (l’intérêt payé sur l’obligation, qui évolue en sens inverse du prix dans le cas des obligations). Une des conséquences possibles est une crise de liquidité où les entreprises énergétiques non seulement ont beaucoup de mal à trouver des acheteurs pour leurs emprunts/dettes – une question critique car beaucoup doivent renégocier leur dette tout au long de 2020 – mais sont également obligées de payer des taux d’intérêt beaucoup plus élevés sur leurs obligations.

Le résultat net sera sans aucun doute une forte augmentation des faillites parmi ces entreprises énergétiques étasuniennes en 2020 et 2021. En effet, la première de ces victimes s’est produite le 1er avril avec la demande de se placer sous le chapitre 11[loi sur les faillites qui pemet de disposer d’un certain temps pour présenter un plan de réorganisation, avant une décision finale] par Whiting Petroluem, la plus grande compagnie pétrolière indépendante du Dakota du Nord (le deuxième plus grand État producteur de pétrole des États-Unis). Whiting Petroleum avait plus de 2,8 milliards de dollars de dettes dans ses livres de compte. Toutefois, quelques jours avant de faire appel au chapitre 11, ses cadres supérieurs se sont octroyé 14,6 millions de dollars de bonus. Le PDG de la société s’en est sorti avec un paiement immédiat de 6,4 millions de dollars, une «chance» bien plus grande que le tiers des effectifs de la société qui avait été licencié en juillet 2019. Whiting Petroleum est presque certainement la première d’une prochaine vague de faillites de sociétés énergétiques. En effet, Rystad Energy a estimé le 3 avril que si le pétrole continue à se situer autour de 20 dollars le baril, plus de 500 entreprises seraient poussées à faire appel au chapitre 11 en 2020-21, le plus grand nombre de dépôts de ce type dans l’histoire moderne.

De telles défaillances pourraient sérieusement déstabiliser d’autres parties du système financier. Les fonds de pension, les compagnies d’assurances, les banques et autres institutions financières détiennent de grandes quantités de dettes du secteur énergétiques et pourraient être mises en danger en cas de vague importante de faillites d’entreprises. Les petites banques régionales américaines, en particulier, sont fortement exposées au secteur du pétrole et du gaz. Ces dernières années, la pratique de la titrisation des prêts d’entreprise à fort effet de levier s’est également répandue, c’est-à-dire le regroupement d’un grand nombre de prêts d’entreprise à risque qui sont ensuite vendus sous forme de titres appelés «Collateralized Loan Obligations» (CLO: obligations structurées adossées à des prêts bancaires). Bien qu’il soit difficile de ventiler les CLO par secteur ou de déterminer avec précision qui les détient, une vague de défaillances parmi les sociétés pétrolières et gazières pourrait se propager sur les marchés financiers, à peu près de la même manière que ce qui s’est passé avec les titres adossés à des créances hypothécaires en 2008.

De telles interdépendances avec les marchés financiers ne sont bien sûr pas propres à l’industrie des combustibles fossiles. Toutefois, ce secteur se distingue particulièrement des autres secteurs où des mines, explosifs potentiels, jonchent aujourd’hui les marchés financiers. Les niveaux très élevés de dettes non garanties, la prédominance des obligations de pacotille (junk bonds) et des dettes fragiles, ainsi que le choc extrême provoqué par le krach pétrolier, font de ce secteur un candidat probable à la propagation de graves tensions financières dans d’autres secteurs de l’économie mondiale (tout comme le secteur immobilier en 2008-2009).

Gagnants, perdants… et le climat

Il est certain que toutes les parties de l’industrie des combustibles fossiles seront confrontées à une crise grave pendant le reste de l’année 2020 et jusqu’en 2021, mais qu’est-ce que cela pourrait signifier pour notre avenir écologique? Malheureusement – à moins que le capital fossile ne puisse être efficacement remis en cause dès maintenant – un scénario probable est qu’une vague importante de faillites dans le secteur de l’énergie accélérera en fait la centralisation accrue du contrôle par les plus grandes compagnies pétrolières. Les «grands pétroliers» – Exxon, Shell, BP et une poignée d’autres – sont bien mieux placés pour survivre à cette crise que les autres petits producteurs. Ils ont tendance à être des entreprises verticalement intégrées, c’est-à-dire qu’ils sont actifs sur toute la chaîne de valeur énergétique, y compris le raffinage. Ils verront donc une partie de leurs pertes de production de brut compensée par le coût inférieur des combustibles utilisés pour leurs opérations en aval. En tant qu’entreprises véritablement mondiales, elles disposent de réserves et d’actifs répartis dans le monde entier, et pas seulement dans les gisements de schiste les plus coûteux des États-Unis. Sur le plan financier, ces entreprises ont également tendance à avoir des «poches beaucoup plus profondes» (des réserves financières), et leurs perspectives sont profondément liées à des marchés financiers plus larges (y compris les fonds de pension). Au Royaume-Uni, par exemple, BP et Shell représentent un remarquable cinquième de tous les dividendes du FTSE (Indice boursier des cent entreprises britanniques les mieux capitalisées cotées à la bourse de Londres).

Ce scénario est précisément celui que les principales sociétés financières s’attendent à voir se réaliser au cours des 12 à 18 prochains mois. Goldman Sachs, par exemple, a récemment fait remarquer que si la crise actuelle va sans aucun doute «changer la donne pour le secteur», le résultat probable est que «les grandes sociétés pétrolières vont consolider les meilleurs actifs du secteur et se débarrasser des pires… lorsque le secteur sortira de cette crise, il y aura moins d’entreprises avec des actifs de meilleure qualité».

Les différends entre les industries concernant le soutien de l’État à l’industrie du schiste en difficulté aux États-Unis reflètent également cette issue possible. Comme Justin Mikulka le documente méticuleusement (Desmog, 27 mars 2020), les grandes compagnies pétrolières telles qu’Exxon ont cherché à accélérer l’effondrement des petits producteurs et se sont vigoureusement opposées à toute aide publique à l’industrie du schiste. Mikulka cite le PDG d’une entreprise de schiste, Pioneer Natural Resources, qui a déclaré à la chaîne CNBC que les efforts pour engager l’administration Trump à soutenir les producteurs de schiste n’allaient pas bon train. En effet, «nous avons fait face à l’opposition d’Exxon qui contrôle l’API [American Petroleum Institute] et la TXOGA [Texas Oil and Gas Association]… ils préfèrent que tous les indépendants fassent faillite et qu’ils ramassent les restes».

C’est pourquoi le moment actuel présente un réel danger pour les campagnes de justice climatique. Aux États-Unis, par exemple, l’administration Trump a accepté d’assouplir les réglementations environnementales pour les centrales électriques, les usines et autres installations industrielles – permettant essentiellement à ces pollueurs de «surveiller eux-mêmes» leurs propres niveaux de pollution, selon un récent rapport du New York Times(26 mars 2020). Cette nouvelle politique a été mise en place par l’Agence de protection de l’environnement dans le cadre de la lutte contre la crise COVID-19, mais, fait révélateur, elle a également été l’une des principales demandes formulées par l’American Petroleum Institute dans une lettre envoyée, le 20 mars, par ses lobbyistes du pétrole à l’administration Trump.

Il n’y a pas que l’industrie des combustibles fossiles qui tente d’utiliser cette crise pour faire reculer les réglementations environnementales. Les grandes banques et les sociétés financières font également pression pour un assouplissement des exigences en matière de «régulations» sur le changement climatique et un report des «tests de résistance» au changement climatique.

Un scénario qui voit l’affaiblissement des réglementations environnementales (déjà inadéquates) et une vague de consolidation de l’industrie place finalement les grandes compagnies pétrolières dans une position plus forte pour tirer profit d’un monde post-COVID-19. Si les prix du pétrole sont aujourd’hui à des niveaux historiquement bas, ils n’y resteront pas à long terme. L’une des conséquences critiques de la destruction massive de la demande de pétrole aujourd’hui est que la plupart des grandes compagnies pétrolières annoncent des réductions sauvages de leurs dépenses d’investissement (capital expenditure:CAPEX) dans l’exploration pétrolière et le développement de projets. Pour les grandes compagnies pétrolières, ces premières réductions se situent, en moyenne, à environ 20% au cours des dernières semaines. Elles sont encore plus importantes dans l’industrie du schiste, où un consultant en énergie prévoit une baisse de 40% des dépenses d’ici fin 2020. Il faut beaucoup de temps et d’argent pour relancer ou mettre en service une nouvelle production de pétrole après l’arrêt des projets ou la fermeture des puits de pétrole. C’est pourquoi les effets des réductions actuelles des dépenses d’investissement se feront sentir dans les contraintes d’approvisionnement pendant un certain temps à l’avenir. C’est pourquoi les effets des réductions actuelles de CAPEX se feront sentir sur les contraintes d’approvisionnement pendant un certain temps.

Cela crée une forte possibilité d’un fort rebond des prix au moment où nous sortons de cette crise – un résultat qui encouragera une nouvelle vague d’investissement et d’expansion dans les combustibles fossiles au niveau mondial (comme cela s’est produit dans l’histoire récente de la production de schiste aux États-Unis).

Comment cela pourrait-il se refléter au-delà des États-Unis et de la fortune des grandes compagnies pétrolières diversifiées à l’échelle mondiale? Ici, nous devons également faire la différence entre les États producteurs de pétrole les plus puissants et les autres exportateurs de pétrole les plus pauvres. Il ne fait aucun doute que des pays comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et d’autres États du Golfe connaîtront certainement des déficits croissants et une pression accrue sur les dépenses publiques dans une période prolongée de prix du pétrole bas. Toutefois, ces États ont des niveaux d’endettement relativement faibles et peuvent emprunter à des taux relativement bas sur les marchés internationaux. La structure de classe particulière du Golfe – une dépendance écrasante envers les travailleurs migrants temporaires qui représentent plus de 50% de la population active du Golfe – signifie également que toute contraction économique brutale peut être partiellement déplacée par le simple renvoi de travailleurs migrants chez eux (comme cela s’est produit à Dubaï au lendemain de la crise de 2008).

En effet, à l’instar du renforcement possible du «Big Oil» sous l’effet de cette crise, les États du Golfe pourraient voir leur position encore renforcée si les actifs des pays voisins deviennent moins chers dans un monde post-COVID-19. Un marché important est l’Inde, où les entreprises ayant leur siège dans le Golfe continuent de faire des percées significatives dans l’attente d’un boom de la demande énergétique future. Il est également important de souligner l’insertion stratégique du Golfe dans les réseaux commerciaux et financiers liés à la Chine. Le pétrole brut et les produits pétrochimiques restent au centre de ces connexions, et les travaux sur des projets clés dans ces secteurs se poursuivent tout au long de la crise actuelle (comme la raffinerie Ruwais d’Abu Dhabi, qui sera la plus grande raffinerie et usine pétrochimique intégrée au monde, une fois terminée).

D’autres pays exportateurs de pétrole plus pauvres seront confrontés à des problèmes beaucoup plus graves en raison de la chute actuelle des prix du pétrole. Il s’agit notamment de l’Équateur, du Venezuela et de l’Iran – ces deux derniers pays étant également confrontés à des sanctions sauvages imposées par les États-Unis. Des États comme le Nigeria – qui dépend du pétrole pour 57% des recettes publiques et plus de 90% des recettes en devises – auront beaucoup de mal à satisfaire leurs besoins budgétaires, un problème qui aura des conséquences mortelles au milieu de la pandémie actuelle.

De même, pour l’Irak, où les exportations de pétrole représentent 90% des recettes publiques et où une grande partie de la population dépend du secteur public pour les salaires ou les retraites. Ici, il est difficile de voir comment le déficit de financement prévu sera comblé. Les problèmes auxquels ces pays sont confrontés ne doivent cependant pas être imputés à la faiblesse des prix du pétrole. I

l faut au contraire mettre en avant l’héritage de longue date du colonialisme, les destructions causées par les guerres et l’occupation occidentales, ainsi que les relations de dette et de dépendance qui lient ces pays aux centres de l’économie mondiale, pour lutter contre cette pandémie. Le Nigeria, par exemple, peut dépendre du pétrole pour une grande partie des revenus du gouvernement – mais plus de la moitié de ces revenus sont simplement consacrés au service de la dette extérieure existante. Toute tentative de dépasser la dépendance aux combustibles fossiles au niveau mondial doit remettre en question ce mélange combustible de pétrole, de dette et de finances.

Au moment où nous écrivons ces lignes, il est question d’un éventuel accord entre les États-Unis, l’Arabie Saoudite et la Russie sur les niveaux de production pétrolière, mais il est peu probable qu’un tel accord ait un effet durable sur le prix du pétrole étant donné la réduction massive de la demande qui s’est produite ces dernières semaines.

Certains observateurs ont noté l’ironie de voir des républicains de premier plan, qui avaient auparavant appelé au démantèlement de l’OPEP en raison de son comportement de type «cartel», exiger maintenant une plus grande entente pour contrôler le marché et le prix, avec parmi les acteurs l’Arabie saoudite et la Russie. Il ne fait aucun doute que les crises conjointes de la pandémie COVID-19 et de la récession économique mondiale, qui se renforcent mutuellement, provoquent en effet toute une série de réalignements politiques inattendus, d’étranges «compagnons de lit» (d’étranges tandems) et de nouvelles ouvertures pour le changement politique.

Mais ce moment est aussi celui où les arrangements existants peuvent être retravaillés et consolidés dans l’intérêt des plus puissants – nous sommes confrontés au danger très réel d’une industrie pétrolière enhardie et résurgente, positionnée de plus en plus au centre de nos systèmes politiques et économiques. Une telle éventualité fournirait une issue désastreuse à cette pandémie actuelle. (Publié par le site de Verso, le 8 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Adam Hanieh enseigne au département des études de développement de la SOAS, Université de Londres. Merci beaucoup à Jeffrey R. Webber pour ses suggestions utiles sur cet article.


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