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SOURCE : Reporterre
Transférer le pouvoir des actionnaires aux salariés permettrait de redéfinir nos choix de société, explique l’auteur de cette tribune. Le choix d’une « démocratie économique » s’impose d’autant plus à l’heure où l’État engage des milliards d’euros pour soutenir les entreprises et qu’elles joueront un rôle dans la construction d’un monde solidaire et écologique.
Benoît Borrits est économiste. Il anime le site Economie.org et il est le coauteur, avec Pierre Dardot, d’Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, aux éditions La Découverte, col. L’horizon des possibles, 2018.
La pandémie a imposé le confinement général de la population, entraînant un double choc sur l’offre — moins de travailleur.ses disponibles — et la demande — moins de consommation. La récession est donc immédiate. Dans le même temps, cette récession provoque une spectaculaire chute de la pollution : sur les deux premiers mois de l’année, les émissions de CO2 ont baissé de 25 % en Chine, les eaux de Venise sont à nouveau transparentes et, dans le nord de l’Italie, la concentration de dioxyde d’azote a reculé de moitié lors de la première quinzaine de mars. Et si, à l’issue de ce confinement, nous placions notre économie sur une trajectoire plus vertueuse qui respecterait enfin notre environnement et garantirait un futur à notre humanité ?
Face à la récession, le mot d’ordre est dans tous les commentaires politiques : « sauver l’économie », avec son corollaire : « sauver les entreprises ». Mais de quelles entreprises parle-t-on ? S’agit-il du collectif de travail qui réalise une production de biens et de services ? Si oui, il doit effectivement être sauvegardé. Mais on confond souvent cette entreprise avec la société de capitaux, l’association d’investisseurs qui mettent à disposition de l’entreprise leur capital dans l’objectif de le valoriser. La différence entre les deux porte sur la façon d’appréhender la valeur ajoutée.
La valeur ajoutée est la différence entre la valeur de la production vendue par l’entreprise, d’une part, et les achats et l’usure des équipements, d’autre part. C’est la valeur que le travail a apportée. Un indépendant ou une Scop (société coopérative et participative) sont des entreprises dans lesquelles les travailleur.ses s’approprient la totalité de ce qu’ils ont produit. Dans la société de capitaux, les travailleur.ses ne reçoivent qu’une partie de la valeur ajoutée, qui est la masse salariale, l’autre partie constituant le profit que s’approprient les actionnaires. Lorsqu’il y a baisse de la valeur ajoutée, ce qui apparaît souvent dans une récession, la masse salariale peut être supérieure à la valeur ajoutée et faire disparaître les profits. La tentation est alors grande de licencier, ce qui détruit les collectifs de travail, sans parler des faillites en série.
Si c’est l’argent public qui garantit les salaires et les cotisations sociales, la contrepartie doit être le départ des actionnaires
Notre économie, que l’on désigne comme capitaliste parce que la majeure partie des entreprises sont des sociétés de capitaux, est excessivement fragile parce qu’elle n’est pas dirigée par la création de richesses — la valeur ajoutée — mais par le profit, qui est la partie que s’approprient les actionnaires. Une économie dans laquelle les travailleur.ses bénéficieraient de la totalité de ce qu’ils produisent, et donc dirigeraient leurs entreprises, serait infiniment plus robuste, sous réserve de créer des mécanismes de solidarité collective de partage des revenus.
En France, l’État a mis sur la table 21 milliards d’euros de reports de cotisations sociales et 8 milliards pour le chômage partiel. Nul doute que cela évitera de nombreuses faillites d’entreprises et sauvegardera les emplois. Mais une question ne peut être éludée : l’État se substitue aux actionnaires dans leurs obligations de payer les salaires et les cotisations sociales. Ce n’est alors pas l’entreprise en tant que collectif de travail que le gouvernement tente de sauver, mais la société de capitaux en tant qu’association d’investisseurs.
La vocation de l’argent public n’est pas de se substituer aux obligations des actionnaires pour sauver leurs patrimoines. Si les salaires et cotisations sociales sont garantis par de l’argent public, la contrepartie de cette aide doit être le départ des actionnaires et le transfert du pouvoir dans les entreprises aux salarié.es.
La direction des entreprises est un enjeu essentiel pour la sauvegarde de notre planète. Si des investisseurs les dirigent, ils n’auront à cœur que de reprendre cette course à la croissance car elle est le meilleur gage de la valorisation de leurs capitaux : cette valorisation est fondamentalement spéculative et déterminée par les scénarios de dividendes futurs. Or il est plus facile de voir augmenter les dividendes si l’économie est en croissance.
Refuser ce sauvetage insidieux du patrimoine des actionnaires au nom de la nécessaire sauvegarde des entreprises
On ne connaît pas encore l’issue de cette pandémie que déjà les milieux financiers parlent de plans de relance. Pour encore plus de croissance du secteur marchand, le seul qui permet la valorisation du capital ? Pour produire encore plus de marchandises dont on programme l’obsolescence pour qu’elles soient jetées-recyclées au plus vite, engendrant ainsi toujours plus d’activités et d’émissions de CO2 ? Pour reprendre les transports polluants de marchandises d’un bout à l’autre de la planète ?
À l’inverse, nous permettre de devenir citoyen.nes dans l’entreprise, c’est nous permettre d’être enfin en mesure de décider de ce que nous voulons produire, et comment, et cela, en relation avec les usagers. Puisqu’il n’y a plus de capital à valoriser, l’économie sera gérée par la valeur ajoutée que l’on souhaite produire ou ne pas produire. Nous pourrions alors refuser cette course à toujours plus de consommation afin de travailler moins et de disposer de plus de temps libre pour s’occuper de soi et des autres.
Mais cela suppose aujourd’hui de refuser ce sauvetage insidieux du patrimoine des actionnaires au nom de la nécessaire sauvegarde des entreprises. Ne pas le refuser, c’est accepter d’être toujours dépossédé.es de toute décision — le pouvoir économique restant dans les mains d’actionnaires que l’État ne cessera de choyer pour tenter de résorber le chômage —, tout en assistant, impuissants, à la destruction de notre environnement.