Dans les quartiers populaires, les violences policières se poursuivent durant le confinement

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SOURCE : Reporterre

Dans les quartiers populaires, les violences policières se poursuivent durant le confinement

Les mesures sécuritaires actuelles laissent une latitude très grande aux forces de l’ordre pour faire respecter le confinement. Dont ils usent durement dans les quartiers populaires de Lille et Roubaix.

  • Lille et Roubaix, reportage

« En ce moment, si un jeune se fait attraper dans une rue où il n’y a personne, il sait qu’il peut prendre cher… » À Lille comme à Roubaix, plusieurs voix verbalisent cette crainte. Habitué aux tensions entre jeunes et policiers, Mhamed, 35 ans, se promène régulièrement dans son quartier lillois pour faire rentrer chez eux les ados tentés de rester dehors, et ainsi éviter que des confrontations ne naissent avec les forces de l’ordre. « On est abandonnés », déplore-t-il, estimant que les pouvoirs publics n’ont pas pris les mesures de prévention nécessaires pour accompagner la mise en œuvre du confinement. Le fondateur de l’association Faubourg d’habitant répète depuis le début les enjeux sanitaires du confinement et les sanctions possibles en cas de non-respect.

Au lendemain de son entrée en vigueur, quelque 100.000 policiers et gendarmes ont été déployés en France pour sanctionner les déplacements injustifiés. Très vite, des interrogations sont apparues au sujet de la répartition des contrôles, notamment dans les territoires les plus pauvres : la Seine-Saint-Denis concentrait à elle seule 10 % des verbalisations au deuxième jour du confinement. Les jours suivants, plusieurs vidéos de contrôles policiers violents ont circulé sur les réseaux sociaux. L’une d’elles montre un jeune homme d’Asnières (Haut-de-Seine) qui se prend un coup de pied dans les testicules alors qu’il tend un papier. À Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), l’agression de Ramatoulaye par des policiers a aussi été filmée. La jeune femme de 19 ans raconte qu’en rentrant de ses courses, des policiers ont voulu la verbaliser malgré son attestation manuscrite. Elle a perdu son sang-froid. Après des échanges d’injures, elle a été « tasée » devant son petit frère de sept ans, puis plaquée au sol, avant d’être embarquée au commissariat.

Mhamed tourne tous les jours dans le quartier pour faire de la prévention.

À Faubourg-de-Béthune, le quartier où vit Mhamed, un contrôle de police s’est soldé par une interpellation pour outrages, le 18 mars. La veille, les premiers contrôles préventifs incitaient calmement à limiter les contacts entre les personnes. Ce mercredi-là, des policiers nationaux se sont arrêtés pour contrôler un petit groupe de personnes. L’un des plus jeunes, sans attestation, risquait une amende. Le ton est monté, des insultes ont fusé. Un « grand » du quartier s’est interposé avant de se faire embarquer 48 h en garde à vue pour outrages, indique le procès-verbal de comparution immédiate, où il a écopé de 250 euros d’amende et de 140 h de travaux d’intérêt général. Une sanction que le jeune homme, au RSA, ne conteste pas mais trouve démesurée. « Jamais tu prends 48 h pour un outrage, s’agace-t-il encore, une semaine plus tard. Je lui ai dit :“Tu vas vraiment me mettre dans une geôle qui pue la pisse en pleine crise sanitaire ?” C’est n’importe quoi… »

La période laisse aux forces de l’ordre « une marge de manœuvre extrêmement forte » pour faire respecter le confinement

Certaines verbalisations, notamment celles vécues comme abusives, sont recensées sur un site « Verbalisé (parce que) ». Tous les territoires sont concernés. Mais dans les quartiers populaires, les défiances préexistantes entre les habitants et les forces de l’ordre ajoutent de la tension à une situation sanitaire déjà anxiogène. Pour Julien O’Miel, maître de conférences en sciences politiques et membre fondateur de l’Observatoire lillois des pratiques policières, la période actuelle renforce l’arbitraire en laissant aux forces de l’ordre « une marge de manœuvre extrêmement forte » pour faire respecter les règles de confinement. L’impossibilité de se déplacer pour les militants associatifs limite l’exercice de contre-pouvoirs.

Marouane, commerçant, a vu son chiffre d’affaires baisser drastiquement.

En attendant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, la mobilisation se fait en ligne, où plusieurs tribunes interpellent le gouvernement sur les dérives constatées. « De tels comportements sont inacceptables et illégaux. L’état d’urgence sanitaire ne doit pas être en rupture avec l’État de droit et ne saurait justifier des contrôles discriminatoires ni un recours à la force injustifié ou disproportionné par les forces de l’ordre françaises », alertent vingt associations, dont La Ligue des droits de l’Homme et le Syndicat des avocats de France, dans un communiqué de presse.

Au milieu des bâtiments couleur rouille, Mhamed parcourt son quartier sans dérogation particulière. Tant pis pour le risque d’amende. « Ici, il faut faire beaucoup de pédagogie. Il y a des gens qui ne savent pas lire ou qui ne parlent pas français, qui n’ont pas d’ordinateur chez eux », explique-t-il. La fracture numérique se ressent plus que jamais. Dans les halls d’immeuble, des supports officiels décrivent les gestes barrière pour enrayer la propagation du virus. Mhamed a conçu, imprimé et placardé sa propre affiche, où le slogan « Restez chez vous ! » est entouré de dessins pour mieux faire comprendre la maladie et comment s’en protéger.

Ce mardi 31 mars, pas un môme ne tape la balle sur le terrain de foot, malgré le ciel bleu. À la boulangerie, Leïla, la vendeuse, estime qu’elle a « 80 % de pertes » de son chiffre d’affaires. Quelques adolescents guettent pour un trafic de stupéfiants au ralenti. Les rares patrouilles de police ne s’arrêtent pas toujours. Plusieurs trentenaires lézardent au soleil, en prenant soin de ne pas se toucher. « On n’a rien à se reprocher mais dès qu’on voit une patrouille, on part. On sait qu’ils ont le stylo facile », dit Karim.

À vingt kilomètres de là, à Roubaix, un contrôle de la police municipale a dégénéré le mardi précédent dans le quartier de l’Hommelet. Ali, un éboueur de 21 ans, rentrait de sa tournée quand il a été arrêté à proximité du parc du Nouveau-Monde. Le contrôle s’est tendu, alors que les agents réclamait ses papiers d’identité et l’attestation de déplacement dérogatoire, qu’il n’avait pas. Entouré de ses amis, le jeune homme explique qu’il souhaitait présenter son attestation de déplacement professionnel, fournie par son employeur, suffisante pour justifier ses trajets entre le domicile et le lieu de travail. « J’avais commencé ma journée à 4 h 30, j’étais crevé… Je rentrais juste chez moi, jure-t-il. J’ai essayé de dialoguer. Et un des policiers s’est acharné contre moi. Il m’a dit : “Amende pour toi ! C’est cadeau !” »

Deux policiers ont fini par le ceinturer. Ali a lancé un coup, puis a été boxé au sol, sous les regards d’autres agents et d’une voisine, qui leur criait d’arrêter. Sur l’une des vidéos, l’agent a répondu : « C’est moi qui me fait taper ! » Sur une autre, on entend Ali crier aux policiers : « Je suis un être humain comme vous. Vous avez juste un uniforme. » Ali montre une photo de son œil gauche enflé et de son arcade violacée. Le certificat médical de garde à vue confirme les contusions légères au crâne, à l’œil et au genou, avant son admission aux urgences pour un traumatisme crânien léger.

Les attestations reçues par Ali à la suite de sa garde à vue.

« Il y a des jeunes hostiles à l’autorité, mais ils l’étaient avant le confinement, estime Christian Belpaire, directeur de la sécurité de la ville de Roubaix. Il y a aussi des jeunes avec qui ça se passe très bien : vous passez, vous leur dites de rentrer, ils rentrent. C’est compliqué pour les forces de sécurité de faire respecter un confinement à 100 %, c’est illusoire. » Au sujet du contrôle à l’Hommelet, Christian Belpaire déplore que la vidéo ne montre que la fin de l’altercation, et pas le motif du contrôle : « Il y a un garçon qui a commis une erreur et un policier qui a été blessé [à l’arcade]. » Une semaine après les faits, Ali n’a plus de bleus au visage. En revanche, l’adolescent reste marqué par les propos qu’auraient tenu l’un des policiers pendant son interpellation, alors qu’Ali est maîtrisé et assis au sol : « Le plus choquant, ce n’était pas les coups mais son petit sourire quand il m’a dit “je te viole”. »

« Les policiers n’en ont rien à faire que mon fils attrape ou refile le coronavirus. Juste, ils lui sautent dessus »

Au sein du groupe, tout le monde y va de sa petite histoire avec la police. L’un des membres du groupe : « Parfois, les policiers viennent et parlent avec nous. Parfois, ils nous coursent. Ils ne sont pas tous pareils… » Depuis le début du confinement, Messaoud a pris deux amendes, dont une parce qu’il n’avait pas mis l’heure sur son attestation. « Avant, [les policiers] nous auraient chambré deux minutes mais là il n’y a plus de dialogue », trépigne un grand brun. « C’est ce fameux problème des contrôles de police qui dégénèrent. C’est souvent le fait de jeunes, analyse Christian Belpaire, patron des municipaux roubaisiens. Après, quand ils prennent de l’âge, ils arrêtent. Mais les gamins, c’est la testostérone, ils veulent faire les malins face au groupe. »

Un voisin vide son coffre de courses à côté de l’endroit où Ali s’est fait interpeller. Il n’a pas entendu parler de cette histoire mais pour lui, c’est « la routine »« Pourquoi une telle violence ? demande Ali Rahni, figure associative roubaisienne. Trop souvent, cela dégénère. Demandez-leur [aux policiers] s’ils sont aussi violents lorsqu’ils contrôlent un jeune à Bondues [commune huppée de la banlieue lilloise]. »

Dans le quartier de l’Hommelet, la barre d’immeubles face à laquelle a eu lieu l’arrestation d’Ali.

Une maman fait signe d’approcher. Ses deux garçons lui ont tous deux rapporté des contrôles intimidants ou violents. Elle s’appelle Naïma, a 44 ans, et a voulu déposer plainte : « Mon fils m’a dit “ça ne sert à rien maman, personne n’a filmé. Ils diront que ce n’est pas vrai” ». Pour la mère de famille comme pour les autres habitants rencontrés, le confinement a renforcé le sentiment d’une impunité policière. « Les policiers n’en ont rien à faire que mon fils attrape ou refile le coronavirus. Juste, ils lui sautent dessus. »Pour Naïma, « ce n’est pas le cas avec la majorité des policiers mais il y a parfois de drôles de pratiques à Roubaix. Comme une chasse aux jeunes… On a peur d’eux, de les rencontrer. Quand ça se passe mal, quels sont nos recours ? »


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