Coronavirus : au lieu de “faire au mieux”, laissez faire les magiciens

AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.

SOURCE : Marianne

Adeline Baldacchino

Ancienne élève de l’ENA, auteure de La ferme des énarques (Michalon, 2015) et Notre insatiable désir de magie (Fayard, 2019).

Didier Raoult fait partie de ces "magiciens" qui tentent de faire face au virus.

On n’en peut plus, qu’on nous dise : “on fait au mieux”, quand on voit bien qu’on va vers le pire. Qu’on laisse le champ libre aux magiciens, ces empiristes et réalistes, qui travaillent depuis des décennies sur des entités invisibles dont nous n’avions même jamais entendu parler.

 

J’ai bien tenté de me taire. Par souci de décence, d’abord. Par aveu d’impuissance, ensuite. Mais il suffit : au nom de mon père qui n’aura pas vécu cette crise, parti à 63 ans en 2016 dans un service de réanimation comme ceux que nous voyons tous les jours à la télévision ; au nom donc de tous les pères qui meurent, de toutes les mères, de tous les grands-parents, des autres aussi, des adolescents, des solitaires, des oubliés – toutes ces « valeurs négligeables » parce qu’au fond les plus fragiles seraient toujours voués à périr d’une manière ou d’une autre, n’est-ce-pas ? Au nom de cette colère qui fut la mienne quand je constatai, il y a quelques années déjà, ce que l’hôpital public était devenu. Au nom surtout de de la lucidité de tous ceux qui travaillent et vivent dans leur chair l’injustice de ces journées, que la colère submerge chaque soir et que le désir forcené de sauver réveille chaque matin, au nom de tous ceux qui prennent le risque chaque jour de faire le pari de la vie, ces quelques mots en défense de la magie.

Nous n’en pouvons plus d’entendre s’accumuler bêtises, hypocrisies, déclarations ronflantes sans plus aucun rapport avec ce qui se passe sur le terrain. « Rassurez-vous, braves gens ». N’en pouvons plus, de cette très ancienne rhétorique de la fausse bienveillance dont la brutalité cette fois nous saute à la figure, éclatante comme l’est toujours la mort quand elle finit par vous atteindre – ou plutôt, atteindre nos proches, car ce n’est pas de mourir que nous avons peur, mais de voir mourir ceux que nous aimons. N’en pouvons plus, de ce mépris sidérant envers le bon sens. De ces comités d’experts confits dans leur déconfiture, leurs conflits d’intérêt, leur morgue grandiloquente. N’en pouvons plus, qu’on nous dise : « on fait au mieux », quand on voit bien qu’on va vers le pire. Aboutissement logique d’une déconstruction systématique de notre protection sociale, cette crise met à nu le roi, l’État et tous ceux qui s’empressent dans sa cour pour le rhabiller chaque matin.

JOUER SA VIE À LA ROULETTE RUSSE

Tentons maintenant une simple expérience de pensée. Imaginons que l’être auquel vous tenez le plus au monde se réveille un matin ayant perdu le sens de l’odorat ou celui du goût, toussant un peu, vaguement fiévreux. Songez à votre fille enceinte, à votre mère en rémission d’un cancer, à votre conjoint de plus de 60 ans peut-être – mettons même, tiens, au hasard, Monsieur le président de la République, que la femme de votre vie suspecte une infection au coronavirus. Souhaiteriez-vous un instant jouer sa vie à la roulette russe, attendre de voir si elle fera partie des heureux élus qui s’en tireront sans trop d’encombres, échappant aux cases du SAMU bondé, des urgences dépassées, de l’hôpital exsangue, de la réanimation-mouroir, de la crémation en catimini ? Attendriez-vous vraiment de savoir si elle fera partie des quelques 20 % qui développeront une forme plus grave, des quelques 5 % qui auront besoin d’oxygène, des quelques 2 % qui se noieront dans leurs propres poumons ?

Feriez-vous, ferions-nous cela si nous avions la moindre alternative ? Par exemple celle de nous rendre dans un centre de dépistage, d’attendre sagement notre tour, et de nous voir prescrire, en cas de test positif, deux médicaments utilisés depuis des décennies dans la lutte contre le paludisme et les infections bactériennes, qui ont une chance – nul ne parle de miracle ici, simplement d’espoir – de fonctionner, sous surveillance médicale simple, avec un électrocardiogramme régulier ? Qui donc ferait en son âme et conscience, pas même pour soi mais pour l’Autre qu’il aime, le choix de refuser cette option, sur le fondement du volontariat ? Qui préférerait « attendre et voir venir » ? Quel est donc ce pari insensé que nous imposons à toute une population en la sommant de voir si ça s’aggrave – auquel cas, on sait bien que ce sera trop tard, et qu’on fera « ce qu’on peut », ce qui reste à faire, pas grand-chose, rompez les rangs ?

Pourtant, les magiciens sont parmi nous, n’en déplaise aux statisticiens, aux fanatiques de la méthodologie et aux tartuffes de la prudence. Ils existeraient en Corée du Sud et à Taïwan, en Allemagne même (où, rappelons-le, des milliers de test sont quotidiennement pratiqués, où la population n’est pas totalement confinée, où l’on traite les malades), et pas chez nous ? En est-on si sûr ? A-t-on suffisamment cherché ? Notons-le bien : les magiciens ne sont pas des charlatans mais des acrobates et des amoureux de l’échappée belle, ceux qui voient ce que nous n’avions pas vu, ce lapin dans le chapeau, cette porte de sortie dans la forteresse, cette lueur dans le tunnel. Et ce n’est pas parce que tel professeur ressemble à Merlin ou à Gandalf qu’il ne serait pas un véritable magicien : c’est-à-dire un technicien de génie. Ni le sens commun ni les enfants ne s’y trompent, c’est à eux, les magiciens, les empiristes et les réalistes, à eux, qui travaillent depuis des décennies sur des entités invisibles dont nous n’avions même jamais entendu parler, qu’il faut laisser le champ libre.

UNE ALTERNATIVE À RIEN

Sous nos yeux, l’incompréhensible mécanique du désastre, dont on fera un jour le scénario de films à grand spectacle, se déroule pourtant tranquillement, dans un parfum de scandale et de polémique, tandis que les respirateurs manquent et que les gens se demandent comment fuir vers le Sud pour avoir le droit à un traitement, s’ils en avaient besoin. Par quel invraisemblable acharnement de l’aveuglement refusons-nous la main tendue de ceux qui proposent une alternative à rien ? Nous ne comprenons plus. Si cela n’est pas du cynisme, alors c’est de l’indifférence, ce qui est aussi terrible. En réalité, nos gouvernants se sont eux-mêmes placés dans l’impasse absolue que nous offre aujourd’hui la démocratie des experts : flanqués de pseudo-comités pseudo-scientifiques qu’ils n’osent plus contredire, ils vont à rebours de la décence commune et de ce que leur propre humanité doit pourtant leur souffler à l’oreille, la nuit venue. Comment se dépêtrer maintenant de ces gens qui ont commencé par avoir tort et prient désormais pour avoir raison d’avoir eu tort, espérant qu’échouent les essais de leur collègue marseillais, contredisant tous les témoignages, se drapant dans leur dignité de scientifiques, leurs querelles de chapelles universitaires, leur égotisme forcené, leur mépris pour le terrain des généralistes et des urgentistes, des infirmiers et des aides-soignants qui crient dans le désert sans même un masque pour cacher leur désarroi ?

Un jour, l’examen de conscience et le devoir d’opérer un droit d’inventaire sur la faillite totale de nos institutions et de nos élites s’imposeront ; un jour, nous devrons analyser cette nouvelle version de « l’étrange défaite », pour reprendre le titre de Marc Bloch au sujet de la débâcle de 1940, que pourtant tout annonçait. Un jour, nous demanderons à tout reprendre à zéro, le sens de nos boussoles, les priorités définies par les fameux caps budgétaires que l’on nous imposait, la formation de ceux qui croient gouverner, la vocation de l’Europe. Un jour, nous nous rappellerons des exhortations de Raoul Vaneigem à considérer la vie avant l’économie, la rentabilité et toutes les fausses obligations de la performance. Ce jour viendra mais en attendant, il faut rester vivant pour le voir se lever. Il y aura de la colère, et il y aura de la joie. Mais en attendant, il faut survivre. Et pour cela, cesser de se voiler la face, de se considérer sans cesse supérieurs aux autres – nous n’avions pas besoin de masques, ni de gel hydroalcoolique, ni de tests, ni d’hôpitaux de campagne, ni de confinement : nous voulions laisser cela aux Chinois et aux Italiens, ces pauvres hères désorganisés. Nous, désormais, n’aurions pas besoin de désinfection des lieux publics, de traitement précoce des malades avant qu’ils ne s’étouffent, et bien sûr, surtout pas besoin d’hydroxychloroquine et d’azythromycine, pas besoin des Dr Raoult ou Pérronne, pas besoin de magie, contrairement à tous les autres, ces pauvres crédules irrationnels.

QU’ON N’EMPÊCHE PAS LES MAGICIENS D’ESSAYER

Cette manière de renier l’espoir nous oblige plus sûrement que toute trahison à clamer notre désobéissance radicale, à réclamer que l’on n’attende pas encore la dernière heure pour s’éveiller au son des clairons et des excuses contrites, sans stocks et sans usines. Si ces molécules ne fonctionnent pas aussi bien que l’espère le pourtant très sérieux IHU de Marseille, où les taux de mortalité sont infiniment inférieurs à ceux de toute la France, nous tenterons autre chose, certes – mais au moins, aurons-nous tenté quelque chose. Dépister, produire des médicaments, les administrer à qui le souhaite, dans la conscience des risques éventuels : qu’y a-t-il là-dedans d’insondable, de complexe ou d’irréaliste ? Comme justifier chacune des minutes, des journées perdues en attendant le décompte fatal du lendemain ? Nul n’exige de sauver le monde, mais qu’au moins, l’on n’empêche pas les magiciens d’essayer. Ici et maintenant, nous réclamons seulement la magie qui nous revient, ce droit à prendre délibérément, fermement, absolument, le parti de la vie.

 


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