Serge Quadruppani: Une fin du monde aux couleurs de printemps

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SOURCE : Lundi matin

La charge symbolique est puissante.
L’histoire retiendra que l’une des premières manifestations d’insubordination collective dans la rue en Occident a eu lieu le 11 avril dernier à Rome à l’occasion des funérailles d’un vieux militant qui avait été successivement cheminot syndicaliste, militant de l’autonomie ouvrière, membre des Brigades rouges.

En cette dernière qualité, Salvatore Ricciardi avait été arrêté en 1980 et la même année avait participé à la révolte de la prison de Trani. Il n’avait retrouvé la liberté complète que depuis quelques années, pour mourir à 80 ans dans cette Italie du confinement où la grande majorité de la population avait soudain un aperçu des conditions de vie qui furent les siennes pendant trente ans. Devenu animateur de l’historique Radio Onda Rossa, défenseur des droits des prisonniers sur son blog, il restait un repère pour beaucoup, au point qu’une cinquantaine de personnes ont bravé l’état de siège sanitaire pour descendre dans la rue et chanter poing levé à la levée du corps. Cette manifestation a provoqué un déploiement invraisemblable de force de l’ordre, avec interpellation de la totalité des présents. Au même moment, le gouvernement mettait en garde contre les « manifestations extrémistes ». Mais on peut dire que, malgré la répression, s’est opéré le passage de témoins entre l’un des derniers beaux moments d’un mouvement ouvrier qui fut deux siècles durant porteur des espoirs d’émancipation et l’insubordination présente un peu partout dans une société où la fusion des crises ne manquera pas de susciter de nouveaux mouvements émancipateurs. Voyons sous quelles conditions ces ils sont appelés à naître.

Le 11 février dernier, alors que l’épidémie paraissait encore cantonnée en Chine, alors que le monde entier observait sa gestion totalitaire, et la facilité avec laquelle les injonctions du Centre s’appliquaient et étaient parfois redoublées par les citoyens eux-mêmes, on écrivait : « Il serait absolument illusoire de croire que cette capacité de soumission massive, cet empressement à devancer les consignes du Centre restera réservée à un peuple. Il n’est pas impossible que nous assistions, avec cette épidémie apparemment ni pire ni meilleure que d’autres auparavant, à une répétition générale d’un nouveau dispositif mondial de la politique de la peur. Un dispositif à côté duquel la lutte antiterroriste apparaîtra comme une technique de contrôle bien grossière. » A quoi on ajoutait, au paragraphe suivant : « Fort heureusement, l’histoire de ces dernières années nous a montré que la disposition à l’insubordination est au moins aussi présente chez les peuples que la tendance à se soumettre. »

Personne, et surtout pas l’auteur de ces lignes, ne pouvait imaginer l’ampleur avec laquelle la première partie de ce qui apparaît maintenant comme une prédiction allait se réaliser : on est impressionné par la facilité avec laquelle trois milliards de terriens, en un peu moins d’un mois se sont retrouvés confinés. Vingt ans plus tôt, cette opération, inédite dans l’histoire du monde, aurait-elle été possible ? En tout cas certainement pas avec une telle rapidité. Ce qui a changé, ce qui a permis cet assez ahurissant exercice d’auto-domestication d’une bonne partie de l’humanité, on le sait, on le sent, à l’instant même où on y réfléchit. Car à l’origine de cette prouesse il y a les instruments mêmes sans lesquels il est désormais de plus en plus difficile de réfléchir : les réseaux numériques et leurs écrans. Sans le virus de la peurcourant sur les écrans, le coronavirus n’aurait pas si vite renvoyé la moitié de l’humanité à la maison. Qu’il faille adopter des comportements évitant la propagation du virus n’est pas discutable, mais que ces comportements dussent prendre la forme, le tempo et les normes que les différents gouvernements ont imposés sur leurs territoires, voilà qui méritait d’être discuté, tant il était visible que forme, tempo et normes dépendaient d’intérêts qui n’étaient pas ceux des populations. Vingt ans plus tôt, une telle discussion aurait peut-être eu le temps de prendre consistance là où les gouvernants ne maîtrisent pas encore tout parce que c’est là où il y a des réalités qui ne seront sans doute jamais tout à fait maîtrisées : les corps. Si les mesures gouvernementales avaient pu être débattues dans des assemblées, qu’elles fussent institutionnelles ou auto-convoquées, si on les avait discuté dans la rue et sur des places publiques réelles, dans la présence incorporée des gens, là où ils peuvent échanger des émotions et des idées autrement que par des SMS ou des like, il n’est pas sûr que les dites mesures auraient pu s’imposer avec tant de facilité. Si nous avions eu le temps… mais la vitesse numérique nous a pris le temps.

On connaît le résultat. En France, on a eu l’éternel retour du refoulé pétainiste avec l’explosion de la délation et ce pullulement de petits caporaux, personnages inséparables de tous les régimes autoritaires et qui en rajoutent toujours dans l’abjection – tel ce préfet de la Haute-Marne qui mobilise officiellement les chasseurs pour dénoncer les contrevenants au confinement. Les persécutions policières pour les motifs les plus absurdes ont proliféré autour de la mauvaise blague de l’attestation de déplacement dérogatoire : en Italie, l’idiotie bureaucratique s’affiche avec plus de tranquillité, mais de manière moins prétentieuse, en appelant ça simplement « auto-certification ». L’arbitraire policier, qui avait trouvé tant d’occasion de montrer sa richesse et son inventivité dans la gestion des crises sociales, s’est vu ouvrir d’un coup d’immenses et nouveaux horizons. Comme me l’a dit un ami romain : « les flics ne se tiennent plus de joie en voyant que toute la ville est à eux ». On sait que dans bien des pays, en Inde, aux Philippines, en Equateur, aux Etats-Unis, la flicaille a d’ores et déjà montré à quels degré d’atrocité elle pouvait arriver en totute impunité, aux dépens des populations les plus fragiles. Car, comme le montre la différence de traitement du promeneur selon qu’il se déplace en Seine Saint Denis ou dans l’Ouest parisien, chaque crise sociale entraîne la réaffirmation brutale d’une division de classes qui ne cesse de montrer la dérision des discours d’union nationale.

Et nous aurons bientôt un traçage général de la population au nom du « modèle chinois » de gestion des risques sanitaires : en réalité, il s’agit d’un pur produit de la Chinamérique. Car la prolifération exponentielle, sous la bannière antiterroriste, des dispositifs étatsuniens de surveillance planétaire préfigurait largement le développement des applications bientôt nécessaires pour pouvoir sortir de chez soi. La seule différence sera que la surveillance antiterroriste opérait à l’insu du quidam alors que la lutte antivirus exigera la participation consciente de chacun à son propre flicage. En passant du sécuritaire au sanitaire, on progressera dans l’extension du champ de la servitude volontaire.

Mais la « tendance à se soumettre » n’est pas la seule à s’affirmer aujourd’hui. Dans l’immense nuée de bavardages qui s’élèvent aujourd’hui des réseaux (et auxquels ce texte contribue avec tant d’autres), on n’a pas échappé aux remarques sur le fait que la crise imposerait un « recentrage sur l’essentiel ». Même si ce genre de propos, tenu souvent depuis d’agréables résidences arborées, peut être difficile à supporter quand on ne dispose que d’un logement exigu avec des plantes en pot pour unique Nature, ils contiennent cette vérité perceptible par tout un chacun qu’il y a beaucoup de choses dont on se passe aisément. Même celles et ceux qui affrontent les galères matérielles et financières ou la maladie ou les deux, peuvent se rendre compte que leur vie a été beaucoup encombrée  : que cet encombrement ait eu plutôt la tête d’un contremaître totalement inutile à l’exécution des tâches, que la semblance d’une coûteuse futilité qu’ils ou elles n’ont jamais eu l’occasion de s’offrir, n’enlève rien à l’urgence évidente de s’en débarrasser. Cette prise de distance planétaire par rapport à un mode de vie ne sera pas sans conséquences. L’une des premières étant la déconsidération terminale du discours managérial que les dirigeants continuent de rabâcher. Quand on entend on ne sait plus quelle ministricule ou députée déclarer qu’après la crise « le secteur de la publicité aura besoin d’être soutenu », on se rend compte que ces gens-là, malgré toutes leurs proclamations, sont définitivement irréformables, implacablement programmés qu’ils sont pour gérer un monde qui déjà n’existe plus.

Une autre tendance évidemment positive du moment que nous vivons est celle du développement des solidarités notamment locales – et plus généralement de la vérification de l’importance de l’échelle locale. De l’organisation de la distribution de denrées par des producteurs locaux à l’aide aux personnes fragiles (migrants, sans logis, prostituées…), des réseaux d’auto-prise en charge et d’entraide de « covidés » aux manifestations des fenêtres et aux ateliers de masques, des milliers d’expérimentations sont en cours sur tous le territoire et elles laisseront d’autant plus de traces qu’elles sont dans la continuité d’années d’agitation et d’invention de nouvelles formes d’action, des Zad aux gilets jaunes [1]. Tout cela s’accompagne de réflexions sur ce qui nous arrive et sur l’ après-confinement. Que faire des colères accumulées ? Quelle autre forme de vie faudra-t-il affirmer face aux managers qui déjà rêvent de profiter de la crise de leur économie pour imposer de nouveaux reculs du droit du travail et généraliser le télétravail, c’est à dire la colonisation de la totalité du temps humain par le travail ? Ces discussions auront d’autant plus de portée qu’elles prendront appui sur les expériences déjà en cours. Et notamment dans le secteur au centre de la crise, celui de l’hôpital. Là, les réunions du personnel soignant tiennent désormais soigneusement à l’écart les administratifs et leur irrécupérables logiciels managériaux. On s’organise très bien sans eux : cette constatation ne devra pas rester sans conséquence, et encore moins se limiter à l’hôpital.

Toutes les démonstrations de dissensus que nous pourrons mettre en œuvre préparent le moment où les corps commenceront à reprendre l’espace – même si ce seront encore des corps masqués et se tenant à distance. La mise à l’écart des managers constituera un premier temps indispensable, et il ne dépendra que de ces gens que leur mise à l’écart soit indolore. Ensuite viendra le temps de la construction d’un autre rapport au vivant, d’un monde où les animaux ne seraient pas réduits à la condition de minerai de viande, de nounours ou de rats d’égout porteurs de la peste.

P.S. : Scoop : il y a fort à parier que le déconfinement soit encore loin et qu’il sera organisé de manière à fractionner et empêcher le mécontentement d’éclater, notamment au motif qu’il faudrait sauver l’Economie. C’est ce que Macron va annoncer ce lundi 13 avril à 20H. Muni d’un haut parleur, depuis sa fenêtre, un gilet jaune de Nantes a proposé de troubler quelque peu cette annonce. C’est une très bonne idée. Si le rituel des prescriptions présidentielles autour duquel toute la nation est censée communier devant ses écrans vous fait autant gerber que nous, rendez-vous ce lundi 20h à vos balcons, à vos fenêtres ou dans votre jardin pour taper sur des casseroles, jouer de la musique (pour notre part, nous mettrons l’Age d’Or chanté par Léo Ferré), ou tout autre manière bruyante de manifester que nous ne sommes pas aux ordres. De toutes manières, les annonces présidentielles, on les connaîtra bien assez tôt, commentées et relayées à l’infini par les médias et les réseaux. Un premier effort d’abstentéisme à la dictature présentiste ne sera pas de trop.


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