Misère de l’école numérique

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SOURCE : Critique, et critique de la critique

Lycée connecté – DANE Bordeaux

  • « Le discours médiatique porté sur l’École est trop souvent celui du déclin et du discrédit. Il vante le retour à des méthodes traditionnelles qui bloquent la démocratisation de l’École. Il fonctionne sur des logiques d’exclusion. Il se méfie des TICE alors que la culture du XXIème siècle est numérique. » Ce beau programme était celui du forum des enseignants innovants en 2017. Cette litanie du numérique est ancienne. Déjà en 2012, lors de la cinquième édition de ce forum à la pointe des « nouvelles pédagogie du numérique », dans un article fort peu critique, Mattea Battaglia et Aurélie Collas, anticipaient ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « continuité pédagogique » en période de confinement sanitaire. Les distinctions sont clairement posées : d’un côté les super profs qui innovent ; de l’autre, les dépressifs ringards. « De ces deux journées pleines d’échanges et de rires, on retiendra l’optimisme, la passion, la grande créativité de ces « super profs », qui ne se lassent pas de chercher, d’inventer, de tester des manières d’enseigner, et ce dans un seul but : faire réussir tous leurs élèves. On est loin, très loin, des clichés souvent véhiculés sur les enseignants moroses, dépassés, déprimés », lit-on dans Le Monde. Continuité pédagogique donc et non continuité professorale ou continuité de l’instruction. C’est que la pédagogie est devenue, avec le temps et autant de démissions critiques, une variable indépendante, une substance magique qui peut se passer de la présence d’un professeur face à une classe. De la parole incarnée à clé USB, continuité. De l’échange vivant avec des élèves et des étudiants dans une salle de classe, à un assemblage d’icônes régressifs, continuité toujours. De la position de maîtrise effective à la virtualisation du rapport d’enseignement, continuité, on vous le dit sur tous les tons.

 

  • Georges Gusdorf dans un grand texte publié en 1963, « Pourquoi des professeurs ?« , affirmait, à juste titre, que derrière les questions dites « pédagogiques », il était toujours question de l’homme dans son ensemble. La connaissance, quelle qu’elle soit, n’est jamais une accumulation de données, on dit aujourd’hui des data. La continuité pédagogique porte en elle une idée fausse et il est décisif de la nommer. Cette idée fausse consiste à penser que l’enseignement peut ne pas se poser la question du pourquoi. Obnubilé par le comment, par les moyens techniques, les plateformes et autres interfaces, les Google drive sans oublier les inénarrables classes virtuelles, la question de l’enseignement se réduirait à celle-ci : comment optimiser le transfert de données d’un esprit à un autre ? Socrate pourtant, dans le Banquet de Platon dont on ne peut que conseiller la lecture pour le sujet qui nous occupe, avait pourtant prévenu Agathon qui voulait être instruit par ses soins : on ne remplit pas des têtes comme on remplit des vases.

 

  • Une antique version pour dire que ce n’est pas en bourrant du contenu, des data, en faisant crouler un lycée connecté sous son propre poids numérique, en saturant des plate-formes dédiées avec derrière des techniciens qui s’arrachent toute la nuit pour faire tourner l’usine, que l’on obtient forcément un résultat à la hauteur du sacerdoce technologique. Georges Gusdorf a raison de dire du pédagogue qu’il se contente de « dissocier pour régner ». Il fait triompher la technique et les problèmes précis. C’est d’ailleurs à ce prix qu’il peut nourrir le discours irréel du technocrate qui parlera des moyens, jamais des fins, du comment certainement pas du pourquoi. Le pédagogique, aujourd’hui greffé sur des machines pour sa continuité, ne sait pas ce qu’il veut ni si il veut quoi que ce soit d’ailleurs. A moins qu’il ne s’agisse en fin de compte que de justifier des outils déjà en place, de valider dans l’urgence d’une crise sanitaire, le devenir insensé de l’enseignement.
  • De là à ne rien faire pour les élèves et les étudiants livrés à eux-mêmes, il y a une nuance et c’est justement cette nuance qu’il faut penser dans cette période difficile. La vraie question est plutôt de savoir que faire exactement dans sa discipline (tant qu’il reste encore des disciplines) sans que cela rentre en contradiction manifeste avec son esprit, son essence pourrait-on dire si on ne craignait pas d’effrayer les techniciens du savoir pour qui tout peut finir dans une clé USB ou une plate-forme interactive. Qu’est-ce qui, dans ma discipline, échappe à la continuité quand l’absence des corps interdit la rencontre des esprits ? C’est une question fondamentale, aujourd’hui tabou car elle dérange les administrateurs du contrôle intégral et des big data sans conscience. C’est une question réflexive qui suppose une maîtrise que l’on ne peut pas transmettre n’importe comment. On ne fait pas un cours de philosophie par courriels et la fameuse classe virtuelle interactive dans laquelle les élèves peuvent rentrer et sortir comme dans un moulin avec des pseudo type BG33 ou faire histoire et Minecraft en même temps ne correspond à rien de bien consistant.

 

  • Dans une période où la préoccupation de ses proches, l’angoisse de perdre une grand-mère ou un grand-père, l’emportent a priori sur l’urgence de se connecter à l’heure exacte à laquelle doit commencer le cours, le sérieux doit prévaloir. Sans oublier que la continuité en question ne s’interroge pas non plus sur la réalité des moyens alloués aux élèves, aux étudiants. Un premier tour d’horizon des étudiants à l’Université de Bordeaux Montaigne a recensé 125 étudiants sans ordinateur ou connexion internet. Avoir un ordinateur, une connexion qui fonctionne, disposer d’un espace de travail à la maison quand d’autres membres de la famille, pour leur travail, peuvent, dans le même temps, mobiliser ces moyens, est déjà un marqueur de classe. Est-ce la fonction d’un professeur de l’école républicaine de faire reposer l’illusoire continuité de son enseignement sur des considérations matérielles hautement discriminantes ? Le sérieux, là encore, consisterait à envoyer les cours par la poste. L’égalité est à ce prix et elle ne saurait être négociée. Ce n’est pas aux professeurs avec leurs propres deniers de faire cela. Comment le pourraient-ils d’ailleurs, avec quels moyens techniques ? Combien d’étudiants travaillent enfin en bibliothèques universitaires et n’ont d’accès à internet que par ce biais. Quant à la rédaction d’une dissertation sur un smartphone, c’est une mauvais blague qui ne peut séduire que les toutous numériques.

  • « Facebook a, selon Françoise Cahen, plusieurs vertus pédagogiques. En premier lieu, celle de faire disparaître la « muraille imaginaire » des lycéens entre leur vie et la littérature » Ce monument de sottise, repris dans l’article du Monde précédemment cité a déjà plusieurs trains de retard. Quel lycéen confiné pour cause de virus va utiliser Facebook pour abattre « la muraille imaginaire » entre la vie et la littérature ? Rapatrions à ce titre et au plus vite la littérature du côté de Facebook à défaut de pouvoir pulvériser l’imaginaire Facebook avec un peu de littérature. La vertu pédagogique de la littérature est de pouvoir bien au contraire abattre la muraille techno-abrutissante qui éloigne les collégiens, lycéens, étudiants de tout ce qui pourrait les élever, c’est-à-dire les faire sortir d’eux-mêmes. Les promoteurs de l’anéantissement intellectuel côté en bourse à grands coups de milliards ne demandaient pas mieux que de recevoir l’improbable soutient d’un bataillon de pédagogues payés au lance pierre mais capables de justifier les instruments de la servilité comme autant de moyens incontournables à l’émancipation collective et à ses profits. Le tout entériné par l’urgence sanitaire et le tour est joué.

 

  • Y a-t-il une solution ? Non, car le problème de l’absence du maître ne peut pas être réglé par des artifices. Écrire ses cours à la main pour éviter d’être encodé avec tout le reste par les programmes du contrôle intégral si l’on souhaite les mettre en ligne, envoyer les cours à domicile pour tous, ne rien exiger qui contrevienne au principe d’égalité qui donne un sens à nos missions d’enseignement. N’en déplaise aux technopédagogues, le mirage de la planification technicienne échoue sur la singularité de toute transmission. Georges Gusdorf le savait parfaitement lorsqu’il écrivait en 1963 : « On peut certes remplacer le maître par un livre, par un poste radio ou par un électrophone, et les tentatives en ce sens ne manquent pas. A la limite, tous les enfants d’un pays pourraient recevoir, chacun chez soi, l’enseignement d’un seul et unique professeur (le plus créatif il va de soi) indéfiniment répété d’age en âge et de génération en génération . » N’est-ce pas cela le rêve orwellien des technopédagogues de la continuité devenu réalité avec les moyens techniques contemporains ? Plus de fonctionnaires, plus de classes, un budget réduit, une docilité sans limite. Mais que les professeurs ne se trompent pas, la bienveillance et la continuité pédagogique au service des big data, ce n’est certainement pas la survie de l’école mais son échec terminal et sa liquidation. Sans nous.

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