Quartiers populaires : le Covid-19 inquiète les «éduc’ de rue»

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SOURCE : Rapports de force

Depuis le début de la crise sanitaire, les éducateurs et éducatrices de rue ont été contraint.e.s d’abandonner leur quartier d’intervention. Leur désertion forcée de la rue laisse les habitant.e.s dans un face à face parfois compliqué avec la police et exacerbe leur précarité. Assigné.es à un travail de gestion, ils et elles s’inquiètent. Cette période a priori provisoire ne pourrait-elle pas transformer durablement leur métier ?

 

« Le sort des jeunes qu’on accompagne est impensé, rien n’est fait pour ce public ». Paulo* est éducateur en prévention spécialisée (aussi appelé « éducateur de rue), en région parisienne. Habituellement, son travail se base sur la rencontre avec des habitant.e.s d’un quartier populaire, où est implantée son association. Avec pour objectif de contribuer au lien social et d’aider les adolescent.e.s et jeunes adultes à surmonter différents types de problématiques, à travers une relation socioéducative individuelle ou collective.

Mais, comme nombre de ses collègues, depuis le début de la crise du Covid-19, il a été contraint par le Département d’abandonner son quartier d’intervention et son public. Enjoint à rester en liaison téléphonique avec les familles, il a perdu le contact avec un certain nombre de jeunes qu’il suivait : beaucoup n’ont pas de téléphone, peu de crédit, ou ne trouvent pas d’intérêt à téléphoner aux professionnel.le.s lorsque les démarches d’insertion sont au point mort.

Dans d’autres départements, pour pallier le manque de contacts humains certaines équipes de prévention spécialisée en sont réduites à proposer des « ateliers cuisine virtuels », des « concours du meilleur confinement », ou encore de l’aide aux devoirs à distance, détaille un article du Média Social. « A distance, notre travail est plutôt limité », résume Sylvain*, éducateur en Ille-et-Vilaine.

Enfin, quand les éducateurs parviennent à rentrer en contact avec leur public, il n’est quasiment plus possible d’orienter le jeune vers les associations du quartier. Les partenaires ou les institutions qui pourraient les aider dans leurs démarches ayant pour la plupart fermé leurs portes au public, les équipes éducatives se trouvant donc encore plus démunies.

 

C’est dans la rue que ça se passe !

 

Alors que les éducateurs sont privés de rue, les situations dramatiques se multiplient et ne peuvent fatalement pas être prises en charge. Paulo et ses collègues reçoivent des nouvelles très inquiétantes des jeunes et des familles de leur quartier d’intervention : « Il y a des logements où les gens sont confinés à quinze, certains paient la location d’un balcon ! », témoigne l’éducateur. En téléréunion entre collègues, ils s’inquiètent : « Un jeune a disparu de l’hôtel social où il était placé, il n’a pas de téléphone. Qu’est-ce qu’on peut faire ? »

De plus, sans prévention ni médiation les violences policières se multiplient dans les quartiers populaires. « Dans la rue, il ne reste que les jeunes et la police, la tension ne fait que monter (…) Nous avons été contactés il y a quelques jours par des jeunes qui nous disaient qu’’ils se sont faits gazer sans sommation alors qu’ils étaient assis dans une voiture. D’autres jeunes nous disent que des policiers ont déchiré leurs attestations, les ont insulté. C’est pire qu’en temps normal », continue Paulo.

Jean-Paul Toussay, éducateur de rue à Paris et ancien délégué syndical, est lui aussi préoccupé après son unique passage sur son quartier d’intervention depuis le début du confinement : « Les jeunes se mangent des coups et des amendes toute la journée ! À la rentrée, certains vont avoir des sommes astronomiques d’amendes à payer, ils ne pourront pas s’insérer ! »

Encore récemment, Paulo a reçu un appel d’un jeune de son quartier d’intervention qui a filmé depuis sa fenêtre une scène d’une rare violence : « Des policiers se sont approchés de jeunes assis dans leur voiture et les ont arrosés de coups, sans sommation, sans même chercher à les contrôler, puis sont partis. » L’éducateur se demande : « Nous savons que certains des jeunes que nous suivons sont présents sur les quartiers, alors pourquoi pas nous ? Nous sommes censés faire de la prévention, nous pourrions distribuer des masques, sensibiliser aux gestes barrière ! (…) Il est insensé de nous empêcher de faire notre travail de rue. »

 

La gestion remplace la prévention

 

Pour Paulo et Sylvain, comme pour nombre de leurs collègues, la hiérarchie « navigue à vue ». Les éducateurs regrettent qu’on ne leur laisse pas la possibilité d’adapter leur action en fonction des besoins de chaque quartier : « C’est totalement absurde, ils nous interdisent de travailler sur le quartier, et en même temps ils nous demandent de rendre compte de ce qu’on fait », déplore Paulo.

Jour après jour, ils doivent rapporter à la fois la vie des habitants de leur quartier d’intervention et leur propre activité : « On doit faire des compte-rendus des liens gardés, des états des lieux de l’ambiance des quartiers », explique Sylvain.

Paulo rit jaune : « Ils nous donnent des devoirs, on doit lire des documents de travail, leur faire des fiches de lecture, des écrits… Ils vont vraiment lire tout ça ? ». Des tableaux de bord doivent être remplis rendant compte du nombre d’appels passés et reçus par jour, avec l’identité des personnes entendues, les thématiques abordées, la durée de l’appel. Mêmes tensions dans la structure de Jean-Paul Toussay : « On nous demande de rendre trois fois par semaine une fiche de contact nominative listant les personnes avec qui on a échangé, sur quel sujet ». L’éducateur déplore les méthodes de certaines hiérarchies, : « On t’amène dans le bureau, on te fait comprendre que si tu joues le jeu ça sera bon (…) On fait comprendre aux éducateurs que s’ils sont bien dociles, ils auront leur SMIC tranquillement ». Florence, éducatrice dans le même département, confirme : « On nous a dit : “si vous ne voulez pas être au chômage partiel, il faut faire ce qu’on vous dit. On se bat pour vos postes !” ».

À part le fait que ces compte-rendus peuvent être assimilés à du flicage de la population et des professionnel.le.s, le problème pour ces derniers est qu’on peut douter de la capacité de ces documents à refléter quelque chose de réellement significatif, « En plus on n’a la vision que de certaines familles, et des réseaux sociaux… ça me fait doucement rire », déplore Sylvain.

Jean-Paul Toussay confirme : « Si c’est juste lister pour lister ça n’a pas d’intérêt (…) J’échange en équipe à propos de situations problématiques, mais pour le reste j’ai dit à la direction qu’ils les fassent eux-mêmes, leurs fiches ».

Pourtant, l’ancien délégué du personnel et certains de ses collègues parisiens, veulent être « force de proposition » et cherchent comment rendre ces outils gestionnaires utiles au travail éducatif de terrain : « nous sommes d’accord pour discuter sur le sens de ces outils, à propos d’un jeune qui a un problème spécifique. Nous avons proposé d’autres formes d’écrits et demandé à ce que ces outils servent au moins à préparer le retour à la normale… mais les directions ne veulent rien entendre, et ne veulent pas réfléchir ».

 

Nouvelles coupes budgétaires en perspective ?

 

Les associations du secteur étant souvent des « variables d’ajustement » financières pour les autorités, certains éducateurs.ices se demandent si leur désertion contrainte des terrains ne servira pas à justifier des coupes budgétaires a posteriori, dès lors que les difficultés économiques vont à nouveau mettre les financeurs sous pression.

« Le risque si on remplit ces fiches et qu’on fait tout ce qu’ils demandent c’est que certaines directions disent aux financeurs : “regardez, ils arrivent à faire le même travail à distance !” (…) On nous poussait depuis quelques temps à faire de la “rue numérique”, en nous faisant comprendre que c’était la condition pour que notre agrément soit renouvelé. Maintenant, on n’aura plus le choix », explique Jean-Paul Toussay.

Il a pourtant été observé que les fermetures d’équipes éducatives, dans des quartiers où elles sont quasiment les derniers intervenants, provoquent un effroyable sentiment d’abandon des habitants de quartiers populaires, et des ravages politiques et sociaux considérables : « On va revenir après deux, trois mois d’absence, on va leur dire quoi aux jeunes, alors qu’ils voient passer des livreurs, des gens qui partent travailler en transports en commun ? », demande Paulo. Jean-Paul confie quant à lui que la seule fois où il a pu se rendre sur son quartier d’intervention, « Les jeunes étaient surpris de me voir. Ils avaient intégré le fait que dans ces moments difficiles comme ça, les éducateurs ne sont pas là ». Certains, comme Paulo, qui s’est porté volontaire à l’appel du Département pour aller prêter main forte dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance, espèrent que « La prévention spécialisée sera soutenue quand elle en aura besoin, tout comme elle a soutenu les autres secteurs en difficulté durant la crise. »

 

Le site de Jonathan Louli : https://pagesrougesetnoires.wordpress.com/


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