O. Le Cour Grandmaison: Brèves remarques sur un prétendu «macronisme»

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SOURCE : Blog de mediapart

OLIVIER LE COUR GRANDMAISON

Université d’Evry-Val d’Essonne, sciences politiques et philosophie politique

Qu’il semble loin le temps où un sémillant candidat à la présidence de la République publiait un livre au titre hyperbolique mais creux : Révolution (2016). Un tissu de banalités, de poncifs, de formules ronflantes et de généralités conçu par des communicants soucieux de mettre en scène leur champion, ce Rastignac de la Somme. Premier volet d’une analyse en deux parties du «macronisme».

« Les devins (…) n’ont jamais pris plus d’empire sur la foule (…) que dans les pires situations traversées par l’Etat. » Spinoza, Traité Théologico-Politique

« Certes, notre plume est une arme bien faible – et on ne manque pas de nous le faire cruellement remarquer. Mais il est de notre devoir d’en faire usage. (…) On pourra donc plus tard nous reprocher d’avoir été impuissants, mais pas de nous être déshonorés. » K. Mann, Contre la barbarie 1925-1948

 

Qu’il semble loin le temps où un sémillant candidat à la présidence de la République publiait un livre au titre hyperbolique mais creux : Révolution (2016). Petit livre rouge-blanc-bleu destiné aux militants, aux cadres de son mouvement, aux ralliés de la première et de la dernière heure, et bien sûr aux Français afin que tous puissent découvrir les orientations de celui qui préparait ainsi sa courte marche vers l’Elysée. Dans l’immédiat, la mal nommée révolution macronienne débutait par des dîners de gala pour collecter l’argent indispensable à la campagne électorale. Un livre programmatique ? Un tissu de banalités, de poncifs, de formules ronflantes et de généralités conçu par des communicants soucieux de mettre en scène leur champion et d’écrire “l’histoire” enchantée d’un homme prétendument nouveau et désireux de bâtir une France à son image : jeune, dynamique, moderne et entreprenante. De là une trentaine de pages sur l’enfance du chef « dans la province française » et son « attachement au terroir », essentiel bien sûr, puis sa montée à Paris, sa rencontre avec Brigitte et son irrésistible ascension, dans la finance d’abord, en politique ensuite, pour mieux servir le pays, évidemment.

Le projet de ce Rastignac de la Somme ? « Réconcilier les France, c’est répondre aux désirs des Français d’une prospérité juste ; la liberté pour chacun de créer, de se mouvoir, d’entreprendre ; l’égalité des chances pour y parvenir : la fraternité dans la société, en particulier pour les plus faibles. » N’oublions pas cette autre invention stupéfiante d’audace et d’originalité : dépasser le clivage gauche/droite au profit d’un « en même temps » érigé en nouvelle boussole supposée permettre de conduire le pays vers des lendemains prospères. Il s’est trouvé des commentateurs, des sondologues et des experts ès-politique, aussi superficiels que la culture qu’ils ont acquise rue Saint-Guillaume, pour s’ébahir de tant de hardiesse. Superficiels donc oublieux. Au mitan des années 80, L’Express titrait déjà : « Gauche-droite ? Allons donc, plutôt moderne-ancien », et publiait les portraits de quelques maoïstes repentis, et revenus de tout sauf d’eux-mêmes. Parmi eux se trouvaient, entre autres, les inévitables André Glucksmann et Serge July[1]. Les têtes d’affiches ont aujourd’hui changé puisque certains adeptes extatiques de la macronie se nomment Romain Goupil, ex-trotskiste séduit par le banquier-devenu-président qui, selon lui, « est un rebelle contre le système ». De la révolution permanente aux éloges serviles, beau parcours qui n’est pas sans rappeler celui de son compère en opportunisme, Daniel Cohn-Bendit, qui s’enorgueillit d’être devenu un visiteur du soir, comme on dit. L’époque est crépusculaire, en ses moindres détails.

Dans une cinquantaine d’années, les historien-ne-s peineront peut-être à comprendre comment de telles platitudes ont pu être accueillies avec enthousiasme par nombre de nos contemporains prétendument avisés : chroniqueurs et toutologues dont la rigueur d’analyse et le professionnalisme se reconnaissent à leurs capacités remarquables à prendre des vessies pour des lanternes. « Les plus ignorants (…) sont souvent les plus audacieux et les plus disposés à écrire[2] », notait Spinoza, et à pérorer sans fin. Quoi qu’il en soit, il fallait vraiment que François Hollande, son gouvernement et le parti socialiste aient atteint le dernier degré de la putréfaction politique pour que le projet d’Emmanuel Macron soit perçu comme audacieux et novateur, et qu’il permette à son auteur de l’emporter quelques mois plus tard. L’actuel chef de l’Etat s’est élevé sur les décombres d’un système partisan dont il a contribué à précipiter la crise, et sur les morts-vivants d’une sociale-démocratie elle aussi convertie au néolibéralisme, et qui n’était plus depuis longtemps ni sociale, ni véritablement soucieuse de défendre la démocratie. A preuve les dispositions d’exception adoptées à la suite des attentats de novembre 2015 constitutives, selon l’Union syndicale des magistrats, « d’une forme d’état d’urgence permanent » et d’un « Etat policier » désormais pérennisé (8 janvier 2016). En matière de sécurité, notamment, cette engeance socialiste en remontait à la droite la plus à droite grâce à la réhabilitation de dispositions adoptées pendant la guerre d’Algérie par leurs prédécesseurs de la SFIO[3]. Très glorieuse tradition, n’est-il pas ?

Celles et ceux qui, après avoir servi François Hollande, se sont donné à leur nouveau maître n’ont pas trahi, contrairement à ce que beaucoup croient ; ils n’ont fait que suivre la pente de leurs compromissions réitérées – nommées par eux « sens des responsabilités » ou « volonté de servir la France » – et de leurs aspirations toutes personnelles. Comme l’homme de l’Elysée, il y a longtemps qu’ils se sont délestés de la moindre de leur conviction ; ils ne sont qu’ambition. Ambition de conquérir le pouvoir, d’y être associé d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’en disposant d’un obscur strapontin nommé secrétariat d’Etat, et désormais ambition de conserver les ministères auxquels leur fidélité de mercenaire les a conduit. Ils étaient serviles hier, ils le sont plus encore aujourd’hui car ayant rompu avec leurs « camarades » de « l’ancien monde », ils doivent tout à Jupiter qui les a fait ce qu’ils sont.

La liberté d’entreprendre était-elle à ce point entravée qu’il fallait placer sa défense au plus haut de l’agenda politique ? Evidemment non mais il était impératif pour Emmanuel Macron de le faire croire afin de satisfaire ses bailleurs de fonds, de plumer la volaille républicaine comme d’autres avant lui avait « plumé la volaille socialiste », et d’apparaître enfin comme le sauveur de « l’entreprise France » menacée par le bureaucratisme et les partisans du « vieux monde ». Par contre, il est d’autres libertés que le président a piétinées et piétine encore : les libertés fondamentales et l’Etat droit, auquel s’est substitué un « Etat de surveillance », estime la professeure émérite au Collège de France, Mireille Delmas-Marty (Le Monde, 11 octobre 2017) avant l’adoption de la loi du 30 octobre 2017 qui a fait entrer certaines disposition de l’état d’urgence dans le droit ordinaire. Quant aux libertés, elles sont bafouées par ces dispositions législatives et par les pratiques policières mises en œuvre pour réprimer comme rarement les mouvements sociaux : celui des Gilets jaunes d’abord, celui qui s’est élevé contre la réforme des retraites ensuite. L’étude précise de ces graves régressions démocratiques, engagées au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 et poursuivies sans cesse, a été faite par l’avocat François Sureau dans un texte remarquable. Le bilan est accablant et le titre qu’il a choisi a la clarté sinistre de notre hiver politique : Sans la liberté[4]. Au vrai, les mouvements précités se sont vu appliquer des méthodes depuis longtemps employées contre les habitants des quartiers populaires et les jeunes héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale.

Soit diront certains mais ce ne sont là qu’analyses d’intellectuels minoritaires qui, confondant théorie et pratique, sont inconscients des rudes nécessités exigées par la gravité de la situation. L’objection est usée jusqu’à la corde tant elle a servi à justifier l’injustifiable. Ajoutons donc ceci. Le 14 février 2019, le Parlement européen a voté une résolution dénonçant l’usage « disproportionné » de la force par la police française contre les manifestants. Peu après la haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, s’est alarmée à son tour de cette situation. De plus, un groupe d’experts des Nations unies a dénoncé « un nombre » important « d’interpellations », de « gardes à vue, de fouilles » et de « blessures graves causées par un usage disproportionné d’armes dites “non létales” ». Enfin, le Conseil de l’Europe a demandé à la France de « suspendre l’usage » du LBD lors des manifestations. De même le Défenseur des droits, Jacques Toubon. Tous irresponsables et aveugles ?

L’ensemble scelle donc les noces toujours plus inquiétantes, parce que liberticides, de l’ordolibéralisme et d’un autoritarisme croissant indispensable au bon fonctionnement de celui-ci. Indispensable aussi pour mater contestations et résistances, et travailler la peur et la résignation. Pile et face de la même pièce. Et pour mener à bien ces missions essentielles à la réussite de la politique économique du chef de l’Etat, laquelle passe, entre autres, par la destruction des services publics et de nombreux conquis sociaux, rien de mieux que d’anciens socialistes qui, pour s’excuser de l’avoir été et pour échapper à l’accusation de laxisme, deviennent les plus ardents défenseurs de l’ordre établi. Après le recyclage rapide de Gérard Collomb, vieille huile lyonnaise et solferinienne, Jupiter a trouvé chien de garde plus agressif et, à cause de cela, plus efficace en la personne du très soumis Christophe Castaner. Il n’était rien ou presque, il est devenu quelqu’un : ministre de l’Intérieur dénué de tout scrupule[5], Jules Moch de la macronie qui se prend pour Clemenceau. Encore une histoire de grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Autant le Tigre savait combiner main de fer, culture et alacrité, en attestent ses multiples bons mots et saillies[6], autant l’actuel locataire de la Place Beauvau à la lourdeur des policiers casqués et harnachés qu’il commande : front bas, casque épais, bouclier et tonfa ; tels sont les points cardinaux et les ressorts de sa nouvelle existence.

Egalité promettait aussi le livre-programme du candidat d’En marche qui sitôt élu l’a bien sûr remisée. Les choses sérieuses commençaient et le temps n’était plus à l’épate de la galerie, des naïfs, des courtisans et des ambitieux. Entre 2003 et 2013, les plus modestes ont gagné en moyenne 2, 3% de pouvoir d’achat alors que sur la même période les 10% les plus riches ont vu leurs revenus progresser vingt fois plus, soit une hausse de 42,4%. Le nombre de pauvres (2004-2014) a augmenté de 1,2 million, la pauvreté touche près de 900 000 enfants de moins de 10 ans, soit plus d’un sur dix et près d’un adolescent sur huit[7]. Ajoutons que 20 % des étudiant-e-s- et des jeunes de 18 à 24 ans vivent sous le seuil de pauvreté, soit 3,6% de plus qu’en 2002. 30 000 d’entre eux fréquentent les Restos du cœur faute de moyens financiers suffisants et 13,5% renoncent à des soins médicaux pour ne pas grever leur budget. Il n’est donc pas surprenant que ces mêmes Restos aient distribué 130 millions de repas à 860 000 personnes en 2017 puis à 900 000 en 2019. Autant de chiffres qui disent, non la faillite des politiques publiques conduites depuis des années comme certains pourraient le croire, mais la victoire des orientations néo-libérales mises en œuvre par les majorités de droite comme de gauche qui se sont succédé au pouvoir. Et le triomphe de l’indifférence hautaine de ceux qui vouent aux « eaux glacées du calcul égoïste[8] » et à la recherche du profit un culte que l’on sait inhumain, mortifère, et destructeur des hommes et de la nature.

Il y avait là autant de problèmes propres à déterminer un grand dessein national en y incluant les quartiers populaires où sévissent un chômage de masse souvent bien supérieur à la moyenne, des discriminations systémiques et une paupérisation ancienne et dramatique des services publics. Emmanuel Macron n’en a rien fait. Il a choisi de satisfaire les « premiers de cordée », tant pis pour les autres. « Enrichissez-vous par le travail », s’exclamait François Guizot lors d’un banquet électoral en 1843. « Traversez la rue pour trouver un emploi », tonne son successeur, le Jupiter de l’Hexagone, l’Atlante de la finance, de « la Start-Up nation » et du libéralisme débridé qui se croit follement moderne alors qu’il est l’acteur d’une réaction sociale et démocratique inédites. Depuis longtemps, la droite en rêvait mais elle n’a pu la mener à bien ; il a réussi où elle a échoué. Chapeau bas.

Est-il nécessaire de traiter de la fraternité macronienne – une aporie en fait – quand on connait le sort indigne, parfois atroce parce que synonyme de mort, réservé aux migrants et aux demandeurs d’asile. ? N’oublions par les Roms, les immigrés, l’entretien accordé à l’hebdomadaire de la droite extrême Valeurs actuelles le 25 octobre 2019, ses considérations sur le « séparatisme islamiste » empruntées à une coalition hétéroclite où se retrouvent dirigeants du Rassemblement national, militants du Printemps républicain, anciens socialistes et défenseurs toujours plus sectaires de ce qu’ils croient être la République et la laïcité. Et le mépris envers les plus démunis, ceux-là mêmes pour lesquels le président déclarait qu’on « dépensait un pognon de dingue ! » « Salauds de pauvres » et coûteux en plus.

 

  1. Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes de la France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.

 

 

[1]. G. Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col Mao au Rotary, Agone, Paris, 2014, p. 52-53.

[2]. Spinoza, « Lettres L » in Traité politique. Lettres, Gf-Flammarion, Paris, 1991, p. 284.

[3]. Rappelons aux oublieux que c’est le socialiste Guy Mollet, président du Conseil, qui a reconduit les dispositions de l’état d’urgence du 3 avril 1955 dans le cadre de la loi du 16 mars 1956, votée par les députés communistes présents. De là les pouvoirs spéciaux en Algérie, la création d’une procédure de « traduction directe sans instruction » pour la justice militaire, la légalisation des camps d’internement et le transfert à l’armée des pouvoirs de police.

[4]. Fr. Sureau, Sans la liberté, Gallimard, Paris, 2019.

[5]. En ces matières, il a quelque expérience. Lors des élections municipales de 1995 à Avignon, il n’a pas hésité, pour discréditer ses adversaires, Marie-Josée Roig et Alain Dufaut, à distribuer une bande dessinée pornographique. Le titre de ce libelle inspiré et brillant ? « Dinde enchaînée » et « Erections municipales. » Cet humour de corps de garde lui a valu d’être condamné à 50 000 francs d’amende pour diffamations et injures publiques. Beau début de carrière.

[6]. « On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », affirmait Clemenceau. C’est juste mais partiel. Les béni-oui-oui du chef de l’Etat ont fait du mensonge un principe recteur de leurs actions et Christophe Castaner n’est pas le moins doué dans cet exercice même s’il est dépassé par la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye.

[7]. Synthèse du deuxième rapport de l’Observatoire des inégalités, Le Monde, 30 mai 2017.

[8]. K. Marx, Le Manifeste du Parti communiste, 10/18, Paris, 1975, p. 22.

 

Deuxième partie

Lundi 16 mars 2020. Lorsque la crise sanitaire s’est aggravée brutalement, Emmanuel Macron s’est cru chef de « guerre » et brillant stratège. En dramatisant les événements, il ambitionnait sans doute de se hisser au faîte de l’Histoire. Enfin, il tenait sa Bataille de France… Suite et fin d’une analyse en deux parties du «macronisme».

 

« I can’t believe what you say, because I see what you do ! »

« Je ne crois pas ce tu dis/parce que je vois ce que tu fais. »

Tina et Ike Turner (1964)

 

Lundi 16 mars 2020. Lorsque la crise sanitaire s’est aggravée brutalement, Emmanuel Macron s’est cru chef de « guerre » et brillant stratège. En dramatisant les événements, il ambitionnait sans doute de se hisser au faîte de l’Histoire. Enfin, il tenait sa Bataille de France. Jusque-là, il n’avait été que grand et brillant, à ses yeux du moins et pour ses nombreux courtisans. Bientôt, il serait immense et il aurait son bâton de maréchal qui lui vaudrait, de son vivant, les honneurs de la patrie reconnaissante et l’admiration du plus grand nombre. La gloire donc, ce bien symbolique d’autant plus convoité et précieux qu’il est rare, et qu’ils sont peu nombreux ceux qui parviennent à le conquérir.

En politique plus encore, l’orgueil, qui « consiste à faire de soi-même (…) plus de cas qu’il n’est juste », est un conseiller fourbe et dangereux. Sa puissance est d’autant plus forte que l’orgueilleux s’efforce « autant qu’il peut d’alimenter cette opinion » en s’entourant de « parasites et de flatteurs.[1] » Et de médiocres, ou tenus pour tels, car leur médiocrité réelle ou imputée rehausse le maître qui les a appelés pour le servir ; leur petitesse le faisant paraître plus grand qu’il n’est. C’est pourquoi il est difficile de résister à l’un comme aux autres. Et conséquence majeure de l’orgueil, celui qui en est affecté sous-estime gravement les difficultés qu’il doit affronter. Aussi est-il enclin à faire courir aux hommes et aux femmes des risques inconsidérés car il tient ces derniers pour mineurs, et les moindres objections sont immédiatement disqualifiées au motif qu’elles trahissent une pusillanimité coupable.

Le président pensait vaincre avec panache au terme d’une guerre rondement menée ; quelques semaines plus tard, il est contraint de reconnaître que celles et ceux qu’il loue désormais, après les avoir constamment traités avec mépris : médecins et personnels hospitaliers sont fort dépourvus en matériel divers. L’impréparation de l’offensive, hâtivement décidée pour tenter de faire oublier les aveuglements et les atermoiements qui l’ont précédée, le manque de troupe, la paucité scandaleuse des moyens, liée aux orientations que le président a toujours défendues, y compris au plus haut de la contestation des mêmes, et le nombre croissant de morts, ont eu raison de ses fantasmes guerriers et de la vaine gloire qu’il croyait à portée de sa main. Sans doute rêvait-il d’une nouvelle bataille d’Austerlitz, c’est le spectre de la Bérézina qui se présente au loin car les soldats du « général Covid-19 » s’infiltrent presque partout et leurs assauts répétés exigent désormais une guerre de tranchée, longue, incertaine et toujours plus coûteuse sur le plan économique, social et politique. Pis, celle-ci révèle chaque jour qui passe les conséquences dramatiques des politiques publiques dites de « modernisation » appliquées depuis longtemps et poursuivies avec acharnement par le chef de l’Etat.

Le président a péché par excès. Aveuglé par son orgueil, il a confondu courage et témérité, vitesse et précipitation. Le 13 avril 2020, forcé de descendre du piédestal sur lequel il s’est trop rapidement juché, le voilà qui se fait humble devant les Français avant de fixer le cap indispensable pour leur redonner espoir, répètent en chœur certains journalistes. Après avoir loué sa première et martiale déclaration, ils sont enchantés par la seconde et charmés par la mue. Immarcescible béatitude des desservants du culte et des courtisans. Même Le Figaros’abandonne le lendemain à un lyrisme de pacotille en jugeant que « l’aurore est encore loin » mais que « la nuit » est « un peu moins obscure. » Gloire à Emmanuel Macron, cette « autre lueur dans la nuit » qui a su redonner à la « parole politique » sa grandeur et son indépendance. Passons sur l’éloge de l’humilité, cette passion triste et serve qui a rendu les « peuples plus débiles [i. efaibles][2] ». Pendant des siècles et des siècles, en effet, elle a fait plier têtes et corps pour mieux les livrer aux autorités théologico-politiques et aux tyrans hier, aux tenants de l’ordre établi aujourd’hui.

Imaginer Jupiter humble, c’est concevoir ce qui ne peut être. Quant à la mise en scène de son humilité, elle est le pitoyable artifice discursif trouvé par ses communicants pour organiser sa défausse. De même la mascarade obscène de la proximité et de la connivence illustrée par : « comme vous, j’ai constaté des ratés, encore trop de lenteurs, des procédures inutiles, des faiblesses aussi de notre logistique. » (Discours du 13 avril 2020) C’est Emmanuel feignant l’étonnement pour informer Macron de ces manquements, faisant croire qu’il vient de les découvrir et que de cela il n’est pas responsable. S’y s’ajoute cet espoir qui fleure bon l’encens et la « sombre armoire de chêne du confessionnal » (J. Michelet) : faute avouée à demie pardonnée. Jésuitique rhétorique, comme l’école fréquentée par le jeune Emmanuel. Classique procédé : admettre quelques difficultés, aussitôt présentées comme des difficultés conjoncturelles alors qu’elles sont structurelles, pour mieux se grandir de leur aveu même, tenter de désarmer les critiques et se sauver du naufrage. C’est l’adage célèbre : « pile je gagne, face tu perds ! » érigé en ligne de conduite politique.

Lamentable bouée de sauvetage que confirme cette autre déclaration livrée comme le constat d’une situation à laquelle le président serait complètement étranger. « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Eclairants propos. Ils confirment ceci : Emmanuel Macron n’est pas seulement le chef des armées, il est aussi un excellent alpiniste et un vrai « premier de cordée » capable d’atteindre les plus hauts sommets de la duplicité. Qu’on en juge. Le 1er janvier, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, annonçait que le Smic allait progresser de 1,2% soit la somme astronomique de 15 euros supplémentaires. Compte tenu de l’inflation, l’augmentation est de 0,5% ! En 2016, selon l’Insee, le salaire médian des Français est de 1789 euros et plus généralement 2,32 millions de personnes sont rémunérées au Smic (2019) contre 1,98 million un an auparavant. N’oublions pas les 8,9 millions d’hommes et de femmes qui vivent avec moins de 1015 euros par mois, c’est-à-dire sous le seuil de pauvreté. Rappelons enfin que dans la fonction publique, le point d’indice n’a presque pas augmenté depuis neuf ans et que ce gouvernement a décidé de le geler, selon la formule consacrée, jusqu’en 2022.

A d’autres, le ressort des changements opérés par les conseillers du chef de l’Etat n’est pas l’humilité mais la peur. Peur des plaintes qui se multiplient contre certains ministres pour mise en danger de la vie d’autrui. Peur des critiques toujours plus vives et importantes qui révèlent ce que le président et le premier ministre cherchent à occulter depuis le début de la crise : leur politique sanitaire n’est pas tant déterminée par les « scientifiques », comme ils le répètent de façon pavlovienne pour lester leur action d’une légitimité qu’ils souhaiteraient soustraire ainsi à la contestation et au débat démocratique, mais par l’état des stocks et la « faiblesse lamentable de la santé publique française. » L’auteur de constat accablant n’est autre que William Dab, professeur émérite au CNAM et ancien directeur générale de la santé (2003-2005), qui est donc bien placé pour savoir ce qu’il en est des orientations publiques en ce domaine et de leurs conséquences.

Peur d’un « scandale d’Etat » dans les Ehpad où manquent 8000 postes ; un établissement sur deux est concerné. Une situation dramatique et indigne, là encore, que « le gouvernement a tenté de minimiser (…) en n’organisant pas » immédiatement « la remontée des informations », affirment plusieurs responsables (Le Monde, 13 avril 2020). Au-delà des discours convenus sur la protection et l’attention dues à « nos aînés », telles sont les réalités constatées par celles et ceux qui sont sur le terrain, comme on dit. Peur enfin des contestations et de leur possible convergence lorsque le confinement sera achevé et que viendra l’heure des bilans. Fantasme de gauchiste qui prendrait ses désirs pour des réalités ? Non. Déclaration de l’ondoyant Xavier Bertrand, éphémère ministre de la Santé (2005-2007) qui, après avoir servi Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, a soutenu François Fillon. S’inquiétant de la possible application d’une politique d’austérité pour résorber des déficits budgétaires qui s’annoncent sans précédent, il s’y oppose en ces termes : « On veut rendre fous les Français ? On veut les rendre fous de colère ? » Libération, 13 avril 2020. Bel aveu.

Les hommes et les femmes presque dépourvues de conviction disposent d’un avantage indispensable pour servir le prince fidèlement et épouser le cours sinueux, parfois erratique, de sa politique : tous peuvent défendre avec ardeur ce qu’ils condamnaient hier avec vigueur. Nationalisations, hausses de certains salaires, efforts en faveur des hôpitaux et de leur personnel… Voilà les loups féroces de l’ordolibéralisme et de l’orthodoxie budgétaire transformés en doux agneaux favorables au renforcement de la puissance publique et de l’Etat-providence. Tous touchés par la grâce ? Hantise du discrédit bien plutôt qui, s’il perdure, pourrait déboucher sur une défaite catastrophique pour eux et leur chef lors des élections présidentielles à venir. Il fallait donc agir et d’en haut donner le cap en fixant un terme au confinement. Qu’importe qu’à l’étage du dessous, les ministres godillots, Christophe Castaner et Jean-Michel Blanquer, soient contraints de godiller avec peine pour tenter de donner un contenu précis au vague du discours de leur maître ; discours dont ils ont découvert le contenu un quart d’heure avant qu’il ne soit diffusé. Dérisoire monarchisme républicain et aveugle concentration des pouvoirs. Tous deux prospèrent sur le mythe vivace de l’homme qui se croit providentiel. L’ensemble confirme le juste constat du sage Spinoza : « quand des hommes en petit nombre décident de tout selon leur propre affection, c’est la liberté, c’est le bien commun qui périt.[3] »

En fait de plan, Jupiter a ajouté à l’impréparation initiale la précipitation d’une annonce confuse, nébuleuse et souvent ronflante. A preuve, quelques jours plus tard, nul ne semble savoir comment l’intendance suivra. Le confirment témoignages et articles toujours plus nombreux et circonstanciés. Au principe de cette hâte, la peur sans doute. L’orgueil peut-être aussi qui a conduit Emmanuel Macron à décider presque seul en traitant les membres de son gouvernement comme de vulgaires collaborateurs tout juste bons à exécuter ses orientations, celles-là mêmes qu’il a jugées indispensables à l’entretien de son image de président de la Cinquième République prétendument au-dessus de la mêlée. Encore une méprisable mais très classique défausse. Elle lui permettra d’accabler « la bureaucratie » et le « petit personnel » de son équipe gouvernemental incapables de se hisser à sa hauteur et il pourra, relativement à ce dernier et le moment venu, le congédier en offrant aux oppositions comme à l’opinion quelques fautifs prétendus susceptibles de calmer leurs interrogations et leur colère.

Concluons. Quelles seront les orientations économiques et sociales mises en œuvre dans les mois qui viennent, nul ne le sait. Par contre, après avoir dépensé sans compter, aucun doute : Jupiter et ses homologues du Vieux continent retrouveront vite le rude goût des calculs et ils ne tarderont pas à présenter la note aux salariés de leur pays respectif. Grand est le risque qu’un spectre hante alors l’Europe et la France : celui d’une réaction politique au service d’une austérité impitoyable parée des atours de « l’effort collectif » et du sens des responsabilités. Sans oublier la rhétorique de la lutte indispensable contre les déficits d’aujourd’hui pour ne pas laisser aux générations à venir le fardeau d’une dette considérable qui, en les appauvrissant, compromettrait la croissance de « notre beau pays » et la viabilité de « notre système de protection et de santé auquel nous tenons tous. » L’antienne est des plus convenues. Elle a beaucoup servi et elle servira certainement encore pour justifier le pire. Déjà des voix s’élèvent en ce sens. Elles sont peu audibles à cette heure mais il est probable qu’un chœur puissant et nombreux se prépare à entonner ce sale air.

Et pour s’y opposer que découvre-t-on ? Des gauches toujours plus fragmentées en coteries diverses dont les dirigeants petits ou grands, dressés sur leurs ergots, se poussent du col pour tenter de s’imposer en jurant leurs grands dieux qu’ils sont les plus chauds partisans de l’unité et de la convergence des luttes alors que plusieurs d’entre eux ne rêvent que d’une chose : arracher, quoiqu’il en coûte, une place de choix dans la course à la présidentielle. Et ces fiers spécialistes des marathons électoraux sont, ils s’en défendent évidemment, fidèles à l’esprit des Jeux olympiques : pour eux l’important n’est pas tant de gagner que de participer pour se faire un nom ou entretenir leur statut de seul opposant légitime et crédible. Voilà qui nous promet des jours heureux ! Depuis les mobilisations anti-CPE (contrat première embauche) de 2006 et hormis le mouvement des Gilets jaunes, qui a brièvement réussi à infléchir le cours de la politique jupitérienne, aucune victoire politique et/ou syndicale d’importance n’a été remportée.

En atteste la lutte contre le projet de loi sur les retraites, cette mère des réformes que l’exécutif est parvenu à imposer avant que le Covid-19 ne l’emporte là où les directions des partis et des confédérations ont échoué, une fois encore. Avec de tels opposants, Jupiter, même affaibli, peut espérer réussir le pari annoncé dans son livre-baudruche :Révolution : être réélu pour mener à bien ses projets. Faites comme avant et comme maintenant, dirigeants des gauches diverses, cultivez sans fin vos différences, gérez votre capital électoral et médiatique comme des boutiquiers obtus ; la défaite dépassera toutes vos espérances, et les nôtres. L’heure tourne. Il vous reste, il nous reste fort peu de temps pour concevoir de façon unitaire, indépendante et démocratique, d’autres voies afin de résister au mieux dans la rue et les urnes. Est-ce possible ? La seule façon de répondre à cette question est de s’y engager rapidement, fermement et honnêtement.

Post-scriptum. Lectrices et lecteurs, je vous dois un aveu. J’ai longtemps cherché ce qu’est ou pourrait être le « macronisme », en vain. Je n’ai pourtant pas ménagé mes efforts. Je vous livre donc la définition qu’un moine-soldat de Jupiter en a donné lors d’un colloque (20 octobre 2018) réunissant dévots, experts et courtisans divers. A l’occasion de ces travaux d’Hercule, où les participants ont tutoyé les cimes de la connaissance, Stanislas Guérini, un orfèvre, a livré cette analyse où la profondeur et la finesse le disputent à l’originalité ; l’ensemble laisse béat d’admiration. « La liberté, à placer au même niveau que l’égalité, la réhabilitation de la valeur travail comme outil d’émancipation individuelle », telle est la « philosophie politique (sic) du mouvement créé par Emmanuel Macron. » Ces propos auraient ravi Blaise Pascal ; ils confirment son extraordinaire découverte : celle du vide. Vide de la pensée. Triomphe de l’idéologie.

 

  1. Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes de la France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.

 

[1]. Spinoza, Ethique, III, XXVIII et IV, LVII, démonstration.

[2]. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1992, Livre second, chap. II, p. 519.

[3]. Spinoza, Traité politique, chap. IX, 14.


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