“Le coronavirus est le détonateur et l’accélérateur d’un état de crise économique latente”

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SOURCE : Lundi matin

Quelles seront les conséquences économiques de la « crise » du coronavirus ? Afin d’essayer d’y voir plus clair et d’émettre quelques hypothèses, nous avons traduit cet entretien entre le théoricien espagnol Corsino Vela et nos amis Andrea D’Atri et Gastón Remy.

Bien que nous aurions préféré t’interviewer avant la crise sanitaire pandémique, il est désormais inévitable ou presque de nous y référer. Cygne noir, théories du complot ou lectures qui indiquent que la réaction est exagérée : il est certain que tout ceci prend place dans le cadre d’une économie qui avait prédit dès l’an dernier une éventuelle récession, qui menace désormais de se transformer en grande dépression. Quelle est ta vision de la crise, même si nous la traversons encore, de sorte que toute prédiction est incertaine ?
Il est évidemment tôt pour s’aventurer dans une lecture de ce que sera la sortie de cet épisode, et surtout de comment se passera cette sortie, malgré ses conséquences immédiates que nous en connaissons déjà. Indépendamment des hypothèses sur l’origine concrète du coronavirus-19, ce qui émerge toujours aussi indubitablement c’est que, comme cela s’est produit dans le cas de pandémies précédentes (grippe aviaire et SRAS), ce virus répond aux causes structurelles du mode de production et de distribution capitaliste. Les grandes fermes d’élevage et l’agriculture industrielle invasive, la déforestation, etc., combinées au processus d’urbanisation et de concentration de la main-d’œuvre, en plus de l’industrie de la mobilité (tourisme) qui favorise la propagation du coronavirus, forment ensemble la toile de fond de la situation actuelle. Pour les chefs d’État et les entreprises, les solutions envisagées sont toujours les mêmes : revenir à la croissance économique, avec tout ce que suppose le fait de poursuivre la fuite en avant dans la surexploitation de la planète et de la force du travail, l’appauvrissement généralisé à l’échelle planétaire et l’augmentation des nuisances caractéristiques de la société industrielle.Différents secteurs de la recherche virologique annoncent que les pandémies sont notre avenir. On peut donc dire que la pandémie est l’expression d’une nocivité qui correspond à la phase de domination réelle et à l’échelle planétaire du capital.

Vu sous un autre angle, le coronavirus est le détonateur et l’accélérateur d’un état de crise latente qui s’est propagé au cours de la dernière décennie. Les mesures monétaires visant à faire face à la crise de 2008 n’ont pas été un palliatif suffisant pour cacher les causes structurelles de la crise et alimenter la menace d’une nouvelle implosion financière imminente. Il faut tenir compte du fait que ces mesures n’ont pas rétabli les taux d’accumulation du capital nécessaires pour une reprise économique mondiale et que, au mieux, les taux de croissance des pays ont diminué. La tendance est donc à la baisse, y compris dans le cas de la Chine, l’usine mondiale.

La menace d’une nouvelle récession est donc devenue réalité, le coronavirus ayant fait office d’activateur. Plus précisément, les décisions irrégulières des gouvernements nationaux, en tentant à la fois de réduire désespérément la propagation du virus et de minimiser les pertes, ont provoqué la paralysie de l’activité économique. Les pressions entrepreneuriales pour éviter les mesures les plus draconiennes de confinement et de cessation des activités non essentielles ont été très importantes et ont fini par pousser les travailleurs à paralyser les entreprises à titre préventif, pour leur santé, par l’absentéisme et les grèves.

Comment tout cela n’augmenterait pas la possibilité d’une grande dépression, toujours plus présente, dans la mesure où les temps de confinement de la population et d’interruption des activités économiques s’allongent en conséquence ?
Ce qui est clair, c’est que nous ne sommes pas simplement confrontés à un problème de santé grave et imprévisible ; ce qui ressort, c’est la faillite du modèle de société industrielle, c’est-à-dire du modèle de reproduction sociale capitaliste. Le fait est que la situation est hors de contrôle, y compris pour les gestionnaires de crise. Évidemment, la classe dominante politico-financière mondiale et locale maintient ses outils de contrôle, ses systèmes policiers et militaires, sur nous, sur les populations prolétarisées. C’est précisément pour cette raison qu’elle n’est pas en mesure de résoudre quoi que ce soit, car il ne s’agit pas un problème d’ordre public, mais d’une des manifestations de l’échec structurel du système d’organisation sociale qui domine le monde.
Pour beaucoup, même les dépenses en milliards des États (y compris les dépenses supérieures à celles déjà faites lors de la crise de 2008 pour sauver les grands capitaux et les banques) demeurent limitées en face des pires scénarios économiques. Penses-tu qu’elles peuvent générer un contrepoids au naufrage général ?
Les réponses des États (du Brésil aux États-Unis, en passant par l’Union européenne) aux conséquences immédiates de la secousse économique provoquée par la pandémie du coronavirus consistent à improviser des mesures de contrainte sociale pour contenir l’augmentation exponentielle du nombre de chômeurs et surtout la conséquence la plus immédiate, la baisse de la demande. L’Union européenne par exemple, par delà ses conflits internes, a annoncé la mobilisation de lignes de crédit spéciales pour les entreprises et les gouvernements nationaux pouvant aller jusqu’à des dizaines de milliards d’euros, et des compensations financières à l’avalanche de chômage. À certains égards, cet ensemble de mesures financières est une continuation de la politique des pays capitalistes menée au cours de la dernière décennie, qui se matérialise dans ce que j’appelle la paix sociale subventionnée, avec ceci de spécifique que les politiques de restriction sociale sont maintenant incluses dans la réponse à cette situation d’urgence drastique, à cette crise de portée et d’étendue bien plus larges qu’en 2008.En revanche, les conséquences de ce type de mesures, de même nature que celles utilisées pour faire face à la crise de 2008, sont prévisibles : elles sont sources de nouveaux déséquilibres dus à l’augmentation du déficit public et à l’endettement des entreprises et des familles. Il ne faut pas oublier que cette valse de chiffres de plusieurs milliards de dollars a pour objectif le rachat de l’économie capitaliste, et donc que ce sont des crédits que les bénéficiaires circonstanciels (travailleurs et chômeurs) devront restituer d’une manière ou d’une autre.

Structurellement, les prévisions d’effondrement social sont telles que dans les pays du capitalisme avancé l’idée d’un salaire universel se dessine, quand elle était jusqu’à présent le patrimoine de certains secteurs minoritaires de la gauche du capital. Même le président écervelé des États-Unis a insinué qu’il serait possible d’établir un salaire universel de mille dollars…

Si on laisse de côté ce qui peut s’apparenter à de la propagande et à du divertissement médiatique, ce qui est certain, c’est que le revenu dit universel prend des teintes différentes selon la mission et le champ d’action (conditionnements et restrictions) qu’on lui assigne, et selon la couleur du politicien qui le propose. Mais il ne faut pas se tromper : nous ne sommes pas confrontés à une redistribution universelle des richesses ni même à une certaine idée du socialisme. Dans le meilleur des cas, il s’agit de la répartition d’un excédent financier obtenu des poches des contribuables et géré selon la comptabilité capitaliste.

Pour cette raison, le salaire universel est une mesure problématique, qui ne précise pas comment faire payer les impôts nécessaires à son financement aux grandes fortunes et aux sociétés transnationales. C’est pourquoi cette mesure s’appuiera en fin de compte sur la fiscalité du travail et l’augmentation du déficit public.

Cela entraînera une dette pour les pays subordonnés dans la chaîne d’accumulation transnationale du capital. En résumé : une pluie de millions de dollars ou d’euros destinée aux gouvernements pour gérer la crise économique déclenchée par la pandémie de coronavirus pourra dans un premier temps atténuer la déstabilisation en reportant ses effets à très court terme, au moment où se présenteront une situation sociale et une situation économique bien pires que celles d’avant le développement de la pandémie.

Penser que le gonflement de la demande par les gouvernements au moyen d’investissements publics et d’argent accessible grâce à des salaires universels ou à des crédits à faible taux d’intérêt pourrait relancer l’économie et ramener la part de l’accumulation du capital aux niveaux appropriés pour inaugurer un nouveau cycle d’expansion, c’est ni plus ni moins qu’un rêve, fait par ceux qui un soir se sont endormis en néolibéraux et le lendemain se sont réveillés en néo-keynesiens.

Dans ton livre, tu expliques comment les mécanismes qui garantissent l’accumulation du capital et le taux de rendement s’épuisent depuis le début du XXIe siècle. Quelle relation cela entretient-il, selon toi, avec les perspectives de la lutte de classe et de la lutte politique, compte tenu du facteur coronavirus ? Quelles sont les perspectives d’épuisement des formes politiques que tu définis comme la « démocratie de consommateurs » ?
Parmi les divers aspects que suggère la conjoncture produite par la pandémie, il y a le fait que l’histoire semble plus ouverte et incertaine que jamais, comme cela se produit lorsqu’un mode de civilisation commence à s’effondrer.Mais il y a des signes et des circonstances qui peuvent indiquer certaines tendances à court terme. Il ne fait aucun doute qu’une fois la période pandémique passée, nous serons exposés à une restructuration du système capitaliste au niveau mondial qui a en fait déjà commencé, comme je l’ai dit, sous la forme des prémisses que nous connaissons déjà, celles de la réponse à la crise de 2008. Les mouvements de spéculation du capital financier se poursuivent après une brève suspension de la bourse, et les concentrations d’entreprises s’accélèrent.

D’un autre côté, les gouvernements annoncent déjà à coups de propagande médiatique que la reprise économique sera difficile et nécessitera des sacrifices, ce qui, dit d’une autre manière, entraînera une détérioration considérable des conditions de vie matérielles de larges couches de travailleurs. Les mesures de paix sociale subventionnée auxquelles j’ai fait référence plus tôt visent surtout à freiner les réactions revendicatives des travailleurs et des chômeurs, et à gouverner dans des limites tolérables l’ensemble de la population appauvrie (retraités, malades, sans-abris, etc …).

La réactivation de la lutte des classes dépendra en outre du niveau de pénétration parmi les travailleurs du nouveau pacte social que les gouvernements qui représentent les intérêts du capital industriel et financier de chaque pays commenceront à prêcher pour faire face à la récession économique. Concrètement, l’Espagne a déjà commencé à réclamer une réédition du pacte de la Moncloa, soit la formation d’un consensus ou d’un front national qui comprenne tous les partis parlementaires mais aussi, pour l’occasion, les syndicats. Avec des nuances et des formules différentes propres à chaque pays, nous sommes ainsi de nouveau confrontés à la réactivation du nationalisme et du prétendu intérêt commun entre les élites capitalistes et la classe ouvrière pour les besoins de la reconstruction de l’économie nationale.

Pour que cette fausseté aboutisse à un résultat il faut que chaque faction nationale de la bourgeoisie mondiale puisse offrir des contreparties matérielles à leurs classes ouvrières respectives. Soit quelque chose qui, comme nous le savons, devient particulièrement problématique en l’absence de perspective d’expansion capitaliste à long terme.

Il faut également souligner que la situation actuelle a mis en évidence combien la société capitaliste est sans défense, combien sa réaction, face à ce qui apparaît comme un cataclysme, n’est autre que celle de s’en remettre aux différents gouvernements. C’est un renoncement pratique à l’autonomie et un virage vers une société qui, habituée à déléguer ses fonctions à des professionnels politiques, a été privée des ressources et des moyens matériels pour gérer sa propre intervention en cas d’éventuelle catastrophe, qu’elle soit naturelle ou provoquée. Une société incapable de réagir dans une circonstance où les gestionnaires du capital, en plus d’être corrompus, démontrent leur incompétence à nous défendre, à garantir la sécurité de la société qu’ils administrent.

Il devient de plus en plus évident que nous devons prendre les rênes de notre vie puisque la délégation aux institutions de l’État ne garantit rien, ni travail, ni promesse de santé, ni sécurité. Dans les conditions actuelles du développement capitaliste, la démocratie des consommateurs vacille parce que la classe gestionnaire ne peut offrir des contreparties du degré et de la portée nécessaires à la reproduction sociale. En ce sens, c’est une opportunité d’intervenir et de se réapproprier des moyens et des ressources, mais surtout d’avancer dans la critique pratique du mode de reproduction actuel, dans la remise en cause de ses catégories et conditions d’existence.

C’est déjà un lieu commun de dire que rien ne sera plus comme avant, que l’État social, le système de santé universel, etc. ne reviendront pas. Les propositions de la classe dominante sont si incongrues qu’elles entendent reproduire les dynamiques mêmes qui ont précédé la pandémie, et qui nous ont en fait conduits à la situation actuelle. Pour cette raison c’est aussi l’occasion de se demander si c’est bien cette santé, ce statut social, etc. que nous voulons, cette manière de l’économie de marché de garantir la subsistance de nos besoins par la consommation croissante de biens. C’est, au minimum, l’occasion de questionner les pratiques et les catégories intériorisées dans notre condition prolétarisée de sujets du capital.

Quant à la forme politique du capital à l’heure actuelle, nous pouvons attester combien la forme de démocratie héritée de la révolution bourgeoise s’est vidée de son contenu par l’érosion progressive des libertés formelles et des droits individuels pour aller vers une sorte d’autoritarisme démocratique. En ce sens, la pandémie est un champ d’expérimentation de nouvelles formes de gestion de masse par les applications de surveillance technologique, comme en Chine et en Corée du Sud, par la reconnaissance faciale et le contrôle des personnes grâce aux smartphones. Cette liquidation de la démocratie formelle répond clairement à une stratégie de la classe dominante pour perfectionner le contrôle préventif et punitif de ceux qui ne respectent pas l’ordre établi, dans la mesure où les possibilités de maintenir les promesses de la société de consommation sont de plus en plus limitées.

Nous partageons ta lecture des expériences de contrôle ouvrier, d’autogestion, notamment par les coopératives de travail, en ce sens qu’elles expriment toutes une réponse politique à la crise, en rompant avec le capital et ses institutions, même lorsque l’impossibilité de rester en marge du système capitaliste mondial les condamne à une forme de précarité de l’emploi, d’auto-exploitation et d’économie de subsistance. Ce sont sans aucun doute des expériences politiques qui mettent en place des fondamentaux dans la consciences de larges secteurs sociaux, qui face à cette crise représentent probablement des millions de gens. Que pensez-vous du rôle que peuvent jouer ces expériences de contrôle ouvrier issues des crises précédentes (2001 en Argentine, 2009 en Grèce, etc.) dans cette période nouvelle qui s’ouvre ?
Toutes les expériences de coopération, de solidarité entre pairs et de soutien mutuel ayant lieu dans la société capitaliste sont plus ou moins des formes de résistance à la socialisation du capital qui accentue l’individualisation et l’isolement du producteur/consommateur. En ce sens, les pratiques de contrôle ouvrier sont positives car ce sont des expériences qui permettent aux contradictions fondamentales liées au processus de prolétarisation (travail, salaires, valeur d’usage, valeur d’échange) d’émerger en pratique et non plus seulement en théorie. C’est ce que nous pouvons appeler une voie de théorisation pratique.C’est apprendre à ne pas évaluer le temps, l’effort, la disponibilité, les connaissances, les compétences au prisme de la valeur, de l’équivalence ou de l’échange.

Les expériences des coopératives permettent d’expérimenter dans la pratique les limites de la coopération sociale dans des conditions générales de soumission aux diktats de l’économie de marché et offrent en même temps la possibilité de s’interroger sur le sens, le pourquoi et le comment de ce qui est produit, avec une marge de liberté supérieure à celle de tout travail salarié conventionnel.

Une des voies qu’ouvre la situation de crise actuelle est précisément, comme je l’ai déjà dit, la possibilité de prendre en main nos vies, et les ressources et les moyens qui la rendent possibles. Nous sommes donc ici confrontés aux limites pratiques de l’autogestion quant à ce qu’il faut produire, avec quels moyens et de quelle façon. Le changement essentiel des formes de gestion du système industriel qui s’opère grâce au contrôle ouvrier ne représente pas en soi une transformation automatique du mode de production capitaliste. Le système productif de la société industrielle ne peut être véritablement autogéré car il est le résultat d’une organisation de la production autoritaire et pyramidale, fondée sur le système technoscientifique et orientée vers la subordination de l’être humain à la machine ; il est le système de production adapté à la société capitaliste : hiérarchie, autorité, complexité (bureaucratisation) et soumission sociale (domination de classe).

Au sein du mouvement ouvrier du capitalisme industriel ascendant, l’horizon de réappropriation des moyens de production répondait à un moment historique. Il s’agissait de l’illusion progressiste du prolétariat, qui ne faisait que refléter de cette façon la domination formelle du capital, en montrant combien l’idéologie bourgeoise du progrès et de l’enthousiasme pour les machines « libérant » du travail avait été incorporée au prolétariat.

L’expérience historique de la lutte des classes nous enseigne indubitablement que dans le système capitaliste de production de biens et de services, il n’est pas possible de tout se réapproprier ou de tout reconvertir. Que l’on pense simplement aux complexes industriels sources de nuisances, pétrochimiques ou nucléaires, ou aux techniques de reproduction agro-industrielles. Il est évident que l’idée d’une émancipation de l’humanité prolétarisée est inséparable de sa libération de l’univers machinique hérité du mode de production capitaliste. Les Luddites n’ont pas détruit des machines simplement au nom de leur résistance naturelle à la soumission salariale, mais parce qu’elles ont attaqué les conditions de vie de la communauté. C’est de là que leur lutte tire son origine et son sens profond.

Dans tous les cas, il est fondamental d’introduire dans la critique du capital, entendu comme un rapport social, la critique de l’industrialisation, de la technologie et de la science comme catégories et pratiques déterminantes de la domination de classe, incorporées dans la conscience de la population prolétarisée.

Dans l’immédiat, et avec le contexte de la pandémie, comment vois-tu les perspectives du secteur du tourisme qui, comme tu l’expliques dans ton livre, a joué un rôle prépondérant dans la reprise économique de différents États européens après la crise de 2008 ?
Les restrictions à la mobilité et la peur généralisée provoquée par la pandémie ont totalement paralysé le tourisme. Le tourisme est un commerce qui dépend du pouvoir d’achat des consommateurs mais qui, on le voit, n’est pas un secteur d’activités économiques essentielles ; il n’est pas une marchandise de première nécessité. En tant que secteur économique déterminant pour les pays de seconde zone de la chaîne transnationale d’accumulation du capital, il dépend du pouvoir d’achat des consommateurs des pays capitalistes les plus développés.La possible reprise à court terme du secteur du tourisme dépendra donc de la vitesse à laquelle la normalité commerciale sera rétablie dans les démocraties de consommateurs. Cependant, eu égard à tout ce que j’ai dit jusqu’à présent, tout porte à croire que ce ne sera pas facile et semble donc justifier les préoccupations exprimées par l’industrie du tourisme. Sans doute la petite entreprise disparaîtra et il y aura une grande concentration du business dans un secteur qui en soi est déjà concentré en quelques groupes. Plusieurs pays, dont le PIB dépend largement du tourisme, ne retrouveront jamais une situation comme celle d’avant la pandémie. Ce qui n’est pas plus mal, quand l’on pense aux effets dévastateurs du tourisme.

Je dois dire qu’une hypothétique reconversion capitaliste des activités touristiques serait une opération compliquée du fait de la spécificité de leurs infrastructures, de leur bas niveau d’implication technologique et de leur recours à une main d’œuvre peu qualifiée. Il est clair que l’infrastructure inutilisable pour le tourisme pourrait être utilisée pour loger tous les sans-abris et atténuer la grave crise du logement, mais cela n’entre bien sûr pas dans les calculs des propriétaires des complexes touristiques ni dans ceux des gestionnaires politiques, auxquels seule l’expropriation pourrait pourtant permettre de mettre en œuvre une politique du logement sans déséquilibrer dangereusement le déficit public.

En aucun cas le tourisme ne pourra jouer le rôle de compensation de la délocalisation industrielle de plusieurs pays, qu’il a eu à l’ère de la restructuration capitaliste de la fin du XXe siècle. À l’appauvrissement général de la population salariée, qui réduira la demande mondiale de mobilité, s’ajouteront les problèmes de financiarisation de nouveaux business ou de secteurs économiques entiers, dans un contexte de chute de l’accumulation du capital et d’augmentation prévisible des prix de l’énergie, intervenant en conséquence de l’épuisement des réserves et de l’augmentation de leurs coûts d’exploitation.

Au milieu de cette pagaille économique causée par la pandémie, l’oxygène qui pourrait provenir de l’extraordinaire baisse des prix du pétrole n’est qu’un mirage, dû à la bataille entre la Russie et les États-Unis.

Dans le même temps, dans ton livre, tu dis que la vulnérabilité des organisations du fordisme disparu renforce les groupes réduits mais concentrés de travailleurs assumant des fonctions critiques. Il est question de secteurs du prolétariat occupant des « positions stratégiques » dans des nouveaux secteurs de services. Les travailleurs des ports, des aéroports, du transport en général et de la logistique. Dans le cadre des changements qui pourraient survenir avec l’épuisement du schéma de production décentralisée, quel pourrait être l’avenir de ces secteurs qui ont pris un poids important dans la structure économique contemporaine ?
Il faut tout d’abord rappeler que la décentralisation de la production a un double objectif : la rupture des relations de lutte entre les travailleurs et la réduction des coûts grâce à l’externalisation des activités vers des entreprises sous-traitantes. C’était là précisément une réponse à l’épuisement de la stratégie fordiste de concentration des travailleurs dans les grandes usines : mais il s’avère désormais que la solution d’hier est le problème d’aujourd’hui. Pour cette raison, dans l’ordre de l’industrie strictement productive, une éventuelle recentralisation rencontrerait des limites dans chaque secteur et dans chaque activité et type de production.En revanche, les services stratégiques liés, par exemple, à la logistique, au transport, à la maintenance et au nettoyage, dépendent étroitement du système de production. Comme ces derniers se contractent, l’activité dans les services qui mettent les produits sur le marché diminuera également. Le degré d’extension que ces services auront dans un futur proche dépendra donc de l’évolution de la production industrielle et de la demande sociale. Il y aura toujours un ratio entre la production délocalisée et la production relocalisée, surtout si, comme on peut s’y attendre, avec le processus de restructuration dans lequel nous nous trouvons déjà, se crée un front commun pour reconstruire l’économie nationale, et si le plan de sacrifice des travailleurs est mis en œuvre par la réduction des coûts salariaux.

Il est sans doute essentiel que tous ces services maintiennent un même niveau de reproduction sociale, au-delà de la sphère industrielle, comme cela se produit dans l’état d’urgence actuel. Leur importance stratégique est renforcée en tant que services à la fois socialement nécessaires et de première nécessité. À ce stade, je veux attirer l’attention sur l’apparente réévaluation sociale de ces services et en particulier de ceux de la santé. Tous les appareils médiatiques ont indéfiniment fait l’éloge des héros de la pandémie (le personnel médical, celui des supermarchés, des transports, etc.). C’est comme si tout à coup nous avions découvert que des milliers d’hommes et de femmes plongés dans des activités modestes, très précaires et pas du tout spectaculaires ou créatives, accomplissaient un travail décisif et véritablement nécessaire à la vie. J’ai des doutes sur le fait que les personnes qui s’adonnent au rituel d’apparaître sur le balcon et d’applaudir ces travailleurs altruistes à huit heures du soir se soient parfois demandé quelles étaient les conditions de travail de ces personnes héroïquement médiatisées. Et surtout s’ils seront solidaires quand ceux qui sont loués aujourd’hui seront oubliés des média demain.

Quoi qu’il en soit, parmi les nombreux aspects qu’a mis en évidence la propagation du coronavirus, je voudrais donc mettre en lumière ceux qui ont trait à la reproduction sociale, aux activités concrètes de subsistance et de soin, et les placer au premier rang de notre réalité politique.

Le protagonisme de ces femmes et de ces hommes qui travaillent dans les services stratégiques du processus de production et de réalisation des biens, s’avère dans ces circonstances capital pour la préservation de la vie des gens. Les implications théoriques et pratiques de tout cela conduisent directement à nous questionner avec toute la radicalité que la situation exige au sujet du travail, c’est-à-dire au sujet du travail socialement nécessaire et de sa relation avec la vie humaine qui, dans les conditions actuelles de soumission à la valorisation du capital, n’a d’autre horizon que celui de se préparer à la prochaine catastrophe.

Corsino Vela est le pseudonyme d’un militant ouvrier né dans les Asturies en 1953, résidant actuellement en Catalogne. Son militantisme politique a commencé à la fin des années 1970 au moment de la création de la Confédération nationale du travail (CNT). Il est l’auteur de plusieurs livres publiés en espagnol : La société implosive (Muturreko Burutazioak, 2015), Capitalisme terminal (Traficantes de Sueños, 2018), et a participé au livre collectif Je ne souhaite un Etat à personne (Pepitas de Calabaza, 2018).


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