«L’effacement de l’histoire ouvrière reproduit un mépris de classe»

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SOURCE : Libération

Par Damien Dole et Gabriel Pornet 

Ouviers sur les docks de la Seine devant la Tour Eiffel

Ouvriers sur les docks de la Seine devant la Tour Eiffel Les Films d’Ici

A l’occasion de la diffusion sur Arte de la série documentaire «le Temps des ouvriers», l’historien Xavier Vigna revient sur le peu de place accordée dans les médias à l’histoire populaire.

La crise sanitaire a remis en lumière, pour ceux qui en avaient besoin, la place indispensable des ouvriers et des «OS du tertiaire», ces employés (infirmières, caissières, livreurs, manutentionnaires) qui assurent des tâches répétitives et sont insuffisamment rémunérés. Si l’on se fie à la catégorisation de l’Insee, le nombre d’ouvriers est passé de 38 % de la population active à la fin des années 60 à 20 % aujourd’hui. Un recul qui ne doit pas faire oublier l’importance primordiale qu’ont jouée les forçats de la chaîne depuis trois siècles pour rendre concrets les progrès techniques ou faire évoluer, par la lutte, les conditions sociales de tous.

Une importance qui ne se matérialise pas forcément dans la place que les médias grand public donnent à l’histoire ouvrière, lui préférant celle des «grands hommes» ou des batailles militaires. Une inégalité de traitement que tente d’estomper le Temps des ouvriers de Stan Neumann, diffusé sur Arte le 28 avril et dont le premier épisode est disponible sur Libération.fr à partir de ce mardi. Conseiller sur le documentaire, l’historien Xavier Vigna, professeur à l’université de Nanterre, revient sur le traitement de l’histoire ouvrière dans les médias.

Comment les médias traitent-ils habituellement l’histoire ouvrière ?

Il n’y a pas de discours des médias sur l’histoire ouvrière, ou quasiment pas. Il y a un discours, éventuellement, sur ce qu’ont été les organisations politiques (le Parti communiste essentiellement) ; on parle des grèves de 1936 de temps en temps. Sinon, on ne parle quasiment jamais, dans les médias grand public, des ouvriers et de cette histoire-là. Surtout si on la compare à l’histoire des «grands hommes», des guerres, et de plus en plus des rois de France. Cela reproduit un mépris de classe très ancien, très prégnant, et dont Emmanuel Macron est le parangon.

Sans compter le risque de tomber dans le misérabilisme ou le «pittoresque» ?

Oui, on veut faire pleurer. On va insister sur les conditions de vie épouvantables au XIXsiècle. Et on va présenter un tableau caricatural et doloriste, sans montrer ce qui a été constitué et construit par les ouvriers eux-mêmes. Je le vois par exemple quand je l’enseigne à mes étudiants : le mouvement pour l’autodidaxie, le mouvement pour l’accès à la culture, les formes d’organisation, le mouvement ouvrier comme le mouvement coopératif, tout ce que les ouvriers ont tenté de construire dans leur quartier, dans leur ville et à partir de leurs ressources propres, toute cette histoire est méconnue. Quand on en parle, les étudiants sont intéressés, pourtant ! Montrer l’importance, jusqu’à une date extrêmement récente, des usines dans les espaces urbains, c’est central, par exemple. Paris a longtemps été une ville très ouvrière, et les Hauts-de-Seine, n’en parlons pas…

Peut-on dire qu’il y a une invisibilisation de l’histoire ouvrière ?

C’est exactement le terme qui convient.

Et dans les productions culturelles aussi ?

Non, il y a beaucoup de textes, de documentaires qui en parlent. La question reste ensuite l’accès de ces productions aux publics. Je prends un exemple : Joseph Ponthus [interviewé dans le documentaire, ndlr] a publié l’an dernier le roman A la ligne, qui a connu un grand succès, qui parle de l’expérience d’un ouvrier en conserverie puis en abattoir. Le succès de ce livre montre qu’il y a un public possible.

L’histoire bourgeoise et militaire est souvent individualisée. L’histoire ouvrière est-elle, de son côté, toujours collective

Il y a bien des manières d’écrire l’histoire. Le dictionnaire Maitron contient des biographies de militants mais qui sont toujours tissées autour du collectif. On peut, en histoire ouvrière aussi, mettre la focale sur un homme ou une femme pour éclairer tout un pan de l’histoire sociale à partir d’une trajectoire singulière. Mais il est vrai que, traditionnellement, l’histoire ouvrière est plus une histoire sociale attentive à écrire des histoires collectives.

Dans le Temps des ouvriers, il y a des allers-retours permanents entre hier et aujourd’hui. Peut-on parler d’un phénomène homogène ou faut-il surtout faire attention aux contextes ?

C’est le choix de Stan Neumann de confronter les XVIIIe et XIXe siècles au présent, de manière à susciter la curiosité du spectateur. Je trouve que cette façon de faire est stimulante, car elle montre un certain nombre d’invariants (la subordination, le contrôle du temps, des gestes). Mais en même temps, il ne dit jamais que tout est toujours pareil.

Le temps est une problématique qui revient tout au long du documentaire. Est-ce quelque chose qui définit la condition ouvrière ?

Le temps est un enjeu de lutte entre le capital et le travail. La question de savoir combien de temps un patron pourra faire travailler ses salariés est une question cruciale car plus l’ouvrier travaille, plus les profits du patron peuvent être importants. Et inversement, le temps que peut soustraire l’ouvrier aux patrons est un temps qui libère, qu’il peut utiliser comme il l’entend. Il suffit d’entendre le chef du Medef dire «attention, il va falloir rattraper le temps perdu pendant la crise sanitaire» pour voir que c’est une question cruciale. C’est un mouvement de fond, qui n’est jamais interrompu. Le taylorisme, fondamentalement, c’est vouloir que le temps passé à l’usine soit un temps productif. En face, on s’y oppose, on veut reprendre son temps, on veut un autre rythme. Il y a des luttes à ce sujet, absolument passionnantes, qui commencent dès le XVIIIsiècle.

Est-ce le même problème pour les autres salariés ?

Ce qui est intéressant, c’est que les dispositifs de contrôle inventés dans les usines ont été étendus à d’autres univers de travail. Par exemple, l’ordinateur et l’univers numérique permettent à la direction de l’entreprise de contrôler le travail opéré par les salariés, et on veut aussi qu’il soit maximisé.

Les ouvriers non politisés apparaissent-ils dans l’histoire ouvrière ?

Il faut faire très attention à bien distinguer l’histoire ouvrière, comme histoire sociale, de l’histoire du mouvement ouvrier, comme histoire politique. Cette dernière va insister sur les luttes, les grèves et les combats. L’histoire ouvrière sociale, quand elle analyse le travail, le logement, les consommations, les loisirs, a comme sujet principal ces hommes et ces femmes «ordinaires», qui vivent leur vie, ne sont pas spécialement mobilisés et dont une bonne partie est conservatrice sur les questions de la propriété ou de la foi, par exemple. L’histoire sociale des mondes ouvriers, celle que j’aime et pour laquelle je plaide, elle prend en compte cette réalité-là.

Fresque murale représentant les vertus du socialisme du Bundesministerium der Finanzen (Ministère fédéral des Finances) à Berlin

Fresque murale représentant les vertus du socialismedu Bundesministerium der Finanzen (Ministère des Finances) à Berlin. Photo Les Films d’Ici.

Y a-t-il encore une conscience de classe aujourd’hui dans le monde ouvrier ?

La réponse immédiate que l’on pourrait faire, c’est non. Car les formes d’organisation qui portaient cette conscience ont disparu. En même temps, au risque de me tromper, même s’il y a eu une phase de repli, on est entré dans un cycle différent depuis quelques années. Les mouvements des gilets jaunes et des retraites, et la violence de la politique des gouvernements depuis une dizaine d’années ont contribué à ce que, dans le monde du salariat, il y ait des formes de réveil qui soient apparues. Un des problèmes reste la manière dont ces mouvements parviennent ou non à se cristalliser, mais j’ai le sentiment que dans les classes populaires, il y a une défiance et une opposition qui traduisent une forme de conscience de classe.

La question sociale semble revenir aujourd’hui au premier plan…

C’est une question politique de première importance en France. La vieille question sociale va être à l’agenda politique. Il y a une brèche qui est possible et dans laquelle les forces progressistes devraient s’engouffrer.

Manufacture de toile de jute en Italie dans la ville de Terni, ouvrières au travail

Manufacture de toile de jute dans la ville de Terni en Italie. Photo Les Films d’Ici

La crise sanitaire a-t-elle mis en lumière l’importance des classes populaires dans notre société ?

On a redécouvert que les paysans, le personnel soignant ou les ouvriers, étaient essentiels pour faire tourner le pays. Vitaux même. Et on s’est rendu compte que la localisation de l’appareil productif était un enjeunon pas simplement économique, mais politique, de souveraineté. C’est un formidable désaveu apporté aux politiques successives menées par la gauche socialiste et la droite depuis le milieu des années 80, qui ont abandonné l’appareil productif, spécialement l’appareil industriel. On en voit aujourd’hui les conséquences : la France est incapable, par exemple, de produire suffisamment de masques et de médicaments. Avec cette crise, le monde ouvrier a regagné en légitimité.

 


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