AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Blog d'Alain Bertho
« Connards », « amateurs », « incompétents », « menteurs », « criminels » : les noms d’oiseaux montent en puissance. Chaque jour qui passe en ajoute à la colère. Les masques étaient là, puis n’étaient plus là. Ils ont été commandés. Mais ils ne sont pas arrivés. Mais on en a commandé d’autres. Qui arriveront fin juin. Enfin peut-être pas. Il faut attendre 4000 morts en EHPAD, près de 40% du total français, pour que commence une campagne systématique de dépistage. « Notre pays est prêt », mais quelques semaines plus tard on risque la rupture de stock sur des produits médicaux indispensables.
Les déclarations martiales ou définitives d’un Président, d’un Premier Ministre, d’un Ministre de la Santé ou de la toujours appréciée Porte-parole du Gouvernement, ne font que renforcer le spectacle d’un gigantesque cafouillage gouvernemental. Les internautes évacuent la colère dans l’humour : le bateau coule mais « le capitaine annonce que les gilets de sauvetage ont été commandés », « les autorités médicales rappellent que commander des masques en pleine épidémie c’est comme enfiler un préservatif le jour de l’accouchement ».
L’humour, on le sait, est la politesse du désespoir. Car qu’avons-nous à opposer à ce fiasco qui met nos vies en danger mais sur lequel nous n’avons aucune prise ? Comme depuis longtemps, appels et pétitions se heurtent au silence méprisant de ceux qui décident pour nous.
Les nouvelles du monde sont peu encourageantes. Nous n’avons guère envie d’être américains sous une administration Trump totalement erratique, ni d’être italiens, anglais ou espagnols, dans des pays où la mortalité a explosé. Bien sûr, il parait que l’Allemagne, la Corée ou Taiwan ont une stratégie collective. Mais ils sont aussi deux fois plus de lits de soin intensif par habitant dans les hôpitaux et du matériel en quantité suffisante, comme des masques, du gel hydroalcoolique, des tests, des médicaments.
Cette incompétence et cette impréparation mettent en danger tous ceux et surtout toutes celles qui aujourd’hui sont indispensables à notre survie individuelle et collective : caissières, livreurs, éboueurs non protégés, salariés obligés de prendre des transports en commun bondés et surtout soignantes et soignants privés de matériel. « M. Macron, je suis infirmière et je ne me sacrifie pas, c’est vous qui me sacrifiez » lance Mélany Le Barz-Ceretta, sur sa page Facebook où elle apparait protégée par le sac poubelle fourni par l’établissement car les blouses sont en rupture de stock.
De fait, aujourd’hui, celles et ceux qui permettent au pays de survivre et d’affronter la crise sont celles et ceux qui ont occupé les ronds-points en 2019 ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui ont été en grève contre la réforme des retraites ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui étaient en lutte pour la défense du service public de santé depuis un an ou les ont soutenus. Ce sont celles et ceux qui ont été victimes des violences policières notamment dans les quartiers populaires.
Il y a du paternalisme insupportable à saluer un « dévouement admirable ». Il y a quelque chose de honteux à proposer de le « récompenser » par le versement d’une prime et surtout pas par la revalorisation de leurs salaires. Comment ne pas voir dans l’engagement professionnel ou bénévole face à la crise sanitaire et sociale cette dimension vivante des colères qui nous ont réunis contre ce pouvoir. Comment ne pas comprendre que la compétence et l’éthique professionnelle qui mobilisent ces femmes et ces hommes sont celles-là même au nom desquelles se sont menées les batailles contre la casse néolibérale.
Cette compétence collective mobilisée s’est construite dans l’engagement des unes et des autres dans des associations, dans les grèves, sur les ronds-points, dans l’organisation tout simplement de la vie familiale. C’est une compétence d’organisation, une compétence de l’attention aux autres, une compétence du « care », une compétence portée, ici aussi, bien souvent par des femmes. Ces compétences populaires indispensables à la vie collective et aujourd’hui à la survie, ce pouvoir défaillant ne veut surtout pas les reconnaître.
L’inattention des pouvoirs.
Le déni des compétences populaires est même son premier point de faiblesse. Le Conseil d’État rejette sans autre forme de procès une requête déposée le 30 mars par Act Up-Paris, l’Association de Défense des Libertés Constitutionnelles (ADELICO), le Collectif Inter-Hôpitaux, le Collectif Inter-Urgences, le Syndicat CNI – Coordination nationale infirmière / interprofessionnelle, l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament et AIDES, réclamant la réquisition de l’industrie pour pallier les pénuries de matériel. Pour le Conseil d’État « les éléments qui étaient apportés par la coalition n’étaient pas suffisants à démontrer une insuffisance des approvisionnements », « les annonces de commandes à l’étranger faites par le Président de la République le 31 mars rendaient caduques les craintes sur les pénuries actuelles de masques » et les annonces de consortium industriel concernant les respirateurs suffisaient à éteindre les critiques.
Autrement dit, dans la mise en balance d’effets d’annonce par les décideurs autorisés et de l’expertise populaire la plus large sur les pénuries, il n’y a pas de discussion possible. Le constat de toutes celles et tous ceux, malades, médecins, infirmières, gestionnaires d’établissement hospitalier qui sont sur le terrain ne pèse pas grand-chose devant l’autorité politique.
Cette réponse institutionnelle est révélatrice : l’incompétence qui nous terrifie ne se résume pas à la capacité de Sibeth Ndiaye à dire n’importe quoi sur un ton péremptoire. Elle n’est pas une affaire de personne. C’est une affaire plus grave : il s’agit de l’incompétence structurelle des Etats contemporains sur les questions biopolitiques.
Nous connaissions, pour les avoir combattus, les méfaits objectifs des politiques néolibérales de privatisation sans limite, de marchandisation de tout ce qui concerne l’humain à commencer par la santé, de la casse des services publics et de toutes les formes de solidarité. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une autre dimension des mutations récentes des Etats.
Si «le capitalisme produit une crise de l’attention » (Yves Citton), force est de constater que l’inattention institutionnelle à l’humanité, à sa survie matérielle et morale tend à devenir structurelle. Foucault nous avait montré que la naissance de la « biopolitique », celle de la gestion étatique de la vie et de la santé avait fondé la « population » comme catégorie administrative, statistique et savante. Nous n’en sommes plus là quand il faut attendre le 2 avril pour décompter le nombre de morts dans les EHPAD ou quand on nomme « distanciation sociale » la mise à distance des corps. Au biopouvoir moderne qui exerce son « droit de « faire vivre ou laisser mourir » (Foucault)[1] succède aujourd’hui un droit de « ne pas faire vivre et laisser mourir » (Judith Revel). La « nécropolitique » est de plus en plus souvent le nom donné à cette nouvelle posture d’État notamment au Brésil.
La désinvolture d’un Donald Trump, d’un Boris Johnson, d’un Jair Bolsonaro a été mise sur le compte d’un incurable populisme. Mais la désinvolture française, pour être plus feutrée, n’en est pas moins réelle. Le 31 janvier, alors que l’OMS vient de déclarer « l’urgence de santé publique de portée internationale », la conseillère santé du Président quitte l’Élysée. La place reste vacante durant un mois alors que 16 jours plus tard, la Ministre de la Santé quitte ses fonctions pour céder la place à Olivier Véran. Ce n’était certainement pas la meilleure façon d’assurer la continuité des dossiers et d’éclairer les décisions gouvernementales qui auraient déjà dû être frappées du sceau de l’urgence.
A la désinvolture s’ajoute le cynisme. Il s’exprime ouvertement outre Atlantique chez certaines figures conservatrices de la politique ou de l’économie. « La vraie question est la suivante : allons-nous couler toute l’économie pour sauver 2,5 % de la population qui, en règle générale, 1/ coûtent cher à la société et 2/ ne sont pas productifs ? » s’interroge l’avocat californien Scott McMillan sur Tweeter le 22 mars. Le lendemain, sur Fox news le vice-gouverneur du Texas Dan Patrick déclare que “les grands-parents, dont lui-même, seraient heureux de sacrifier leur vie pour préserver le bien-être financier de leurs enfants et petits-enfants ». Le 24 mars, un animateur de la même chaine de télévision, Glenn Beck enfonce le clou et déclare préférer que «les plus de 50 ans, retournent au travail afin de «maintenir cette économie en marche», même si cela signifie risquer la mort. » par des complications du nouveau coronavirus. »
On a observé très vite la surmortalité des personnes âgées atteintes du covid-19. Sans déclaration fracassante ni cynisme affiché, les autorités françaises ont appliqué un cynisme passif, laissant les EHPAD devenir des mouroirs. Le 18 avril les décès en EHPAD et les décès en hôpital des malades originaires des EHPAD et les Établissements et services médico-sociaux (ESMS), s’élèvent 9816 soit 53% du total français
Que dire de la situation des prisons et surtout des Centre de rétention administrative dont la fermeture est refusée par le Conseil d’État le 27 mars ? Que dire de la situation des foyers de travailleurs migrants ? Des sans-papiers ? Des sans-abris ?
Une défaillance structurelle.
Cette désinvolture est celle d’une incompétence paradoxalement très récente . Si William Dab qui fut Directeur général de la Santé de 2003 à 2005 se permet le 8 avril, sur France Inter, une critique en règle de la gestion de la crise et des cafouillages successifs, c’est au nom d’une compétence et d’une expérience. Celui qui est aujourd’hui professeur titulaire de la chaire d’Hygiène et Sécurité du CNAM, responsable des enseignements de sécurité sanitaire et directeur du laboratoire Modélisation et Surveillance des Risques pour la Sécurité Sanitaire (MSRSS) était à l’époque à la tête d’une administration qui était riche d’une compétence collective.
En 2002, le Ministre de la Santé Jean François Mattei a demandé un rapport sur le bio-terrorisme auquel il ajoute incidemment « l’évaluation des dispositifs de santé publique existant en matière de prévention et de lutte contre les menaces infectieuses ». La lettre de mission du 28 août 2002 est co-signée de Claudie Haigneré, ministre déléguée à la Recherche et aux Nouvelles technologies et adressée au professeur Didier Raoult. Le rapport remis en 2003 ne comprend que 5 pages sur les nouvelles menaces épidémiques mais il est très clair : « le risque d’apparition d’un nouveau pathogène extrêmement contagieux, en particulier par voie respiratoire, est clair ; c’est un événement rare et chaotique, il est indispensable de s’y préparer à l’avance pour tenter d’éviter une diffusion massive qui pourrait avoir des conséquences considérables. » Il insiste sur le danger représenté par un trafic aérien (qui a été multiplié par trois depuis) et donc la nécessité de mettre des dispositifs de prévention dans les zones aéroportuaires. Il propose la désignation de 3 centres de référence, pour l’isolement et la caractérisation des pathogènes extrêmement infectieux, et la construction à Paris, Lyon et Marseille, de services complets de Maladies Infectieuses. Seul celui de Marseille a été construit et équipé : l’IHU Méditerranée Infection.
Cette alerte n’a rien d’original à l’époque. L’heure est à la réflexion mondiale sur les risques épidémiques[2]. En 1999 l’OMS consacre un premier document à la préparation de la prochaine pandémie grippale et « recommande fortement que chaque pays mette en place des Comités Nationaux de Planification Pandémique (NPPC), chargés du développement des stratégies adéquates à leur pays préalablement à la prochaine pandémie ». De nombreux pays ont suivi cette recommandation. La planification pandémique débute en France en 2003, avec la crise du SRAS. Un premier plan daté du 7 octobre 2004 est classé à l’époque « Confidentiel Défense ». Il détaillait toutes les dimensions d’une réponse à une crise sanitaire, y compris les dimensions économiques, sociales et psychologiques. Il est repris dans un nouveau plan en 2006.
Les nouveaux risques naturels et sanitaires font partie intégrante des facteurs documentés par, le Livre blanc de la Défense de 2008 (page 55), « susceptibles d’engendrer une désorganisation des échanges économiques » notamment « la propagation de nouvelles souches virales ou bactériennes » qui « présentent des coûts de prévention et de protection très importants. » La menace sanitaire de l’épidémie de H1N1 en 2009-2010 a été abordée dans cet état d’esprit. Des stocks stratégiques de masques médicaux ont été alors constitués qui ont été confiés à l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) créé en mars 2007.
Cette réflexion stratégique, ce savoir-faire accumulé, ces moyens investis ont été dilapidés en quelques années, sous le quinquennat Hollande. Les moyens alloués à l’EPRUS ont été divisés par 10, le stockage des masques a été « décentralisé » par la ministre Marisol Touraine et confié aux établissements. Très significativement, cette décision n’a même pas fait l’objet d’une information claire et encore moins de débat stratégique à l’époque, ni au gouvernement, ni à l’Élysée. Boris Vallaud, interrogé par Médiapart, dit n’en avoir aucun souvenir, lui qui fut Secrétaire général adjoint de la Présidence de la République de novembre 2014 à décembre 2016. L’EPRUS a été dissout par la loi du 26 janvier 2016. Cette « loi de modernisation du système de santé » qui instaure les Agences Régionales de Santé et Santé Publique France a non seulement ouvert la voie à la marchandisation de la santé mais contribué à détruire une compétence publique en matière de prévention et de gestion des crises sanitaires.
Une guerre sans état-major.
Quand, le 16 mars, le Président français nous déclare « en guerre » contre le virus, il n’imagine peut-être pas encore que les circuits de décision et de contrôle mis en place dans l’État français depuis moins de dix ans ne savent pas ce que cela signifie. Les Agences Régionales de Santé ont une culture du contrôle financier des moyens, de la réduction de voilure financière et humaine. Que savent-elles de l’urgence sanitaire alors que leur tutelle, Santé Publique France, qui a absorbé l’EPRUS en 2016 a été un des agents de la dissolution des stocks de masques. Une instance existe en théorie dont le fonctionnement avait été détaillé par une circulaire du 2 janvier 2012, La Cellule Interministérielle de Crise (CIC). Or elle n’est activée que le 17 mars, dessaisissant du même coup le centre de crise ouvert au Ministère de la Santé le 27 janvier. La pandémie y a été si bien prise au sérieux, les gestes barrières, gel, et les tests notamment, qu’à la mi-avril plusieurs membres sont testés positifs au Covid-19. On y compte le patron de le Direction de la sécurité civile, Alain Thirion, malade depuis trois semaines mais néanmoins assidu et testé tardivement. Or parmi les 70 personnes fréquentant cette cellule on compte les deux premiers personnages de l’État.
Le Président sait-il lui-même ce que signifie « être en guerre » alors qu’il ne met en place aucun état-major de crise susceptible d’accélérer les procédures, de rassembler les informations, de gérer tout à la fois la complexité et l’urgence ? « Au final, qui dirige ? » interroge William Dab, « qui fait le plan d’attaque ? Qui répartit les moyens ? Qui fait la logistique ? Pour moi, c’est pas clair. Ce serait logique que ce soit la DGS. Mais je ne vois pas qu’on lui ait donné ce mandat et les moyens qui vont avec clairement. » Qui empêche les administrations de se perdre dans les appels d’offres des marchés publics pour commander des masques ? Qui empêche les Agences Régionales de Santé ou les préfectures de perdre des semaines précieuses pour autoriser les laboratoires vétérinaires à réaliser des tests après un feu vert gouvernemental déjà tardif le 5 avril ? Qui met en ordre de bataille des Agences Régionales de Santé pour mobiliser sur le terrain une réserve sanitaire scandaleusement sous utilisée ?
Annie Chapelier, députée démissionnaire de LREM, qui a repris sa blouse d’infirmière au CHU de Nîmes ne décolère pas. Interpellée le 8 avril par un fournisseur qui lui propose depuis trois semaines des masques et des matériels par millions sans jamais avoir de réponse d’aucun ministère, elle renvoie un énième message au directeur de l’ARS. « Nous avons déjà identifié les fournisseurs tant au niveau national qu’au niveau ARS, » lui répond-il, « il n’y a plus de manque de fournisseurs. »
Que la situation ne soit pas meilleure dans d’autres pays est bien l’indice d’un problème structurel sans doute liée à la mondialisation financière. Les annonces tonitruantes de Donald Trump sur les tests se heurtent au réel de l’administration américaine qui ne mobilise pas le secteur privé pour augmenter les capacités de dépistage et restreint les tests aux cas les plus sévères. Elle décide de ne pas utiliser les tests fournis par l’OMS, mais ceux mis au point par le Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC) qui s’avèrent défectueux. En fait l’équipe spéciale chargée de gérer les pandémies à la Maison Blanche a été démantelée en mars 2018 sur décision de Donald Trump et de son conseiller à la Sécurité Nationale, John Bolton.
L’Organisation Mondiale de la Santé elle-même n’a pas échappé à cette perte de compétence explique Pascale Brudon, représentante de l’OMS au Viêtnam au moment du SRAS. « Dans cette nouvelle épidémie, l’OMS et son directeur général sont inaudibles » notamment « pour avoir endossé le discours de la Chine pendant de nombreuses semaines sans prendre en compte ni les lanceurs d’alerte, ni les rumeurs sur ce qui se passait à Wuhan. » Alors qu’en 2003, l’OMS avait été le chef d’orchestre d’une mobilisation internationale, les recommandations en 2020 sont tardives, rares et non suivies d’effet à l’instar de celle sur le trafic international. Il n’y a clairement aucun « quartier général sanitaire planétaire. »[3]
Entre militarisation et piratage.
Puisque c’est la guerre, dans la confusion, il reste le recours mythique à l’armée. Une militarisation de la gestion de crise s’opère en Italie et ailleurs. L’armée est par exemple mobilisée le 18 mars à Bergame pour évacuer les morts en trop grand nombre. En France le 21 mars, l’armée installe à grand renfort de communication, un hôpital de campagne pour désengorger l’hôpital de Mulhouse puis effectue des transports de malades en hélicoptère. Trente lits supplémentaires c’est mieux que rien. Mais c’est peu au regard des milliers de lits supplémentaires que les personnels des hôpitaux ont réussi à ouvrir dans l’urgence, doublant en trois semaines les capacités de soins intensifs dans le Grand Est et en Ile de France. La visite du Président en chef de guerre se fait néanmoins le 25 mars dans les installations militaires sur le mode d’une « visite aux tranchées. »
Le 24 mars, le gouvernement israélien n’a pas hésité pour sa part à confier la coordination de l’achat de matériel médical à l’étranger au Mossad. Dès le 11 avril, le Mossad coordonne l’arrivée en Israël de 2.4 millions de doses de chloroquine, de 2.5 tonnes d’anesthésiques en provenance d’Italie, et de millions d’équipements de protection, dont des masques et des combinaisons, en provenance de Chine.
La prudence israélienne est-elle exagérée ? Peut-être pas. Car quand c’est la guerre, dans la confusion, il reste le recours à la piraterie internationale. L’heure n’est plus à la coordination, ni à la coopération, ni même au respect du voisin. La pénurie mondiale de matériel médical, masques, respirateurs, écouvillons pour les tests, génère des comportements ahurissants. Donald Trump ne se contente pas de brandir le «Defense Production Act», loi d’exception, datant de la guerre de Corée, qui permet de contraindre le secteur industriel à produire du matériel médical. Il tente de mettre la main sur le matériel des autres, voire sur les médicaments. Mi-mars on apprend qu’il a voulu acheter l’exclusivité d’un vaccin mis au point par la société allemande Curevac. Radio Canada évoque une cargaison de masques chinois arrivée moins fournie que prévu au Québec, après transit aux USA. Une cargaison française est achetée directement sur le tarmac chinois le 1 avril. En mars, l’Armée de l’Air américaine aurait transporté dans le Tennessee, 500 000 écouvillons indispensables aux tests, fabriqués à Brescia et destinés au Nord de l’Italie. Les USA ne sont pas les seuls en cause. Des masques chinois destinés à l’Italie ont été détournés par les autorités tchèques. La pénurie de masques en France engendre des comportements similaires entre l’État et les collectivités locales. Le 5 avril, les 3,6 millions de masques chinois qui sont débarqués à l’aéroport de Bâle-Mulhouse sont réquisitionnés par les services de l’État au détriment de la région la Région Bourgogne Franche-Comté qui les avait commandés.
Quelle science au secours d’un pouvoir défaillant ?
Faute de politique, faute de vision stratégique, faute d’une compétence administrative sur laquelle s’appuyer, le pouvoir qui navigue à vue se cherche une référence incontestable. Ce sera « la Science », avec toutes les majuscules possibles. Elle est très vite convoquée dans le discours du Premier Ministre comme du Ministre de la Santé. Elle peut justifier n’importe quoi, et bientôt son contraire, qu’il s’agisse du maintien du premier tour des élections municipales ou du refus d’imposer le port du masque. Sybeth Ndiaye le 9 avril ose ainsi affirmer: « Nous prendrons une décision pour l’éventuelle extension du port du masque dans toute la population dès lors que nous pourrons la bâtir sur un consensus scientifique.»
Faute d’état-major opérationnel, il y aura donc un « Conseil scientifique » composé d’hommes et de seulement deux femmes, dont les compétences scientifiques sont indiscutables. Il est présidé par Jean-François Delfraissy, spécialiste de l’immunologie, président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) depuis 2016, qui a dirigé l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) à partir de 2005 et qui avait été sollicité par le gouvernement lors de l’épidémie Ébola en 2014.
Ce conseil rédige des rapports rendus publics. Il n’a rien d’un état-major de crise sanitaire et mobilise son expertise sur des situations dans des contraintes matérielles (pénurie de masques et de tests) qui ne relèvent pas de lui, pas plus que la faisabilité en aval des préconisations proposées. Comme le fait remarquer Didier Torny dans un entretien avec François Bonnet, « il est remarquable que le Haut Conseil de santé publique (HCSP), pourtant en charge des maladies infectieuses et transmissibles, et que Santé Publique France (SPF), chargé de la veille sanitaire et de la gestion de la réserve sanitaire, ne fassent pas partie du Conseil Scientifique. Le président du HCSP a été simplement invité à la troisième réunion, le 16 mars, et le directeur scientifique de SPF indiqué comme « correspondant » à la quatrième réunion du 23 mars. » En revanche, certains des membres ont des liens avec des entreprises pharmaceutiques qui fabriquent des tests de dépistage (Roche et BioMérieux) ou planchent sur des traitements pour soigner le Covid-19 (Abbvie et Sanofi).
La « science » ici mobilisée n’est pas totalement indépendante de l’État. Financements publics et labellisations passent par les Université et en France par le CNRS depuis 1939. Les scientifiques travaillent donc dans un cadre modelé par les politiques scientifiques successives qui orientent les recrutements, les terrains et les problématiques de recherche. En France, le système de financement a pris un tournant majeur avec la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2005 et les dispositifs similaires au niveau européen qui financent les recherches sélectionnées sur projets pour une durée limitée. Cette logique de projet a entravé, voire pire, des recherches de fond, notamment sur les coronavirus comme celles de Bruno Canard. Il faut maintenant savoir « vendre » ses recherches aux financeurs et répondre aux questions qu’ils posent. Au sens figuré mais aussi au sens propre. Le transfert des résultats vers l’économie notamment industrielle est une mission inscrite dans le code de l’enseignement supérieur et de la recherche en 1984.[4] Elle passe par le partenariat avec les entreprises et la recherche de brevets qui pèsent sur les choix stratégiques des laboratoires, pas seulement dans la recherche médicale. Les gros laboratoires privés financent des établissements publics comme l’IHU de Didier Raoult à Marseille, financent des programmes, voire personnellement des chercheurs.
Comme l’explique le professeur Jean Roudier, de la faculté de médecine de Marseille interrogé par Laurent Mucchielli : « Depuis une trentaine d’années, l’industrie pharmaceutique a infiltré le milieu des médecins universitaires en leur faisant réaliser des essais de médicaments.(…) conçus et structurés par l’industrie », qui « ont pour but de démontrer l’efficacité d’un médicament (…) pour obtenir ensuite sa mise sur le marché. » Ceci ne représente « qu’une toute petite partie de la recherche médicale. » Ces médecins sont « des exécutants rémunérés » qui « profitent de la grande efficacité de l’industrie pharmaceutique à promouvoir ses hommes ». Cette dernière fait ainsi « la carrière de jeunes médecins en les faisant parler dans les congrès qu’elle finance, en les faisant publier ». Et au bout du compte, « elle a réussi à remplacer les médecins chercheurs par des médecins » qu’elle promeut et qui finissent par « représenter leur spécialité et à passer pour des interlocuteurs compétents ».
Ce contexte permet peut-être d’éclairer la durée, la violence et l’opacité de la polémique déclenchée par la proposition thérapeutique de Didier Raoult associant hydroxychloroquine et azithromycine et mise en pratique à l’IHU de Marseille. Cette polémique qui a mobilisé grands médias, politiques, ministres, médecins, chercheurs, réseaux sociaux a été à l’origine de plusieurs pétitions[5] et de sondages. Cette polémique française nous apprend beaucoup sur le rapport entre science, politique, industrie et démocratie en temps de pandémie.
Le feuilleton de l’hydroxychloroquine.
Le 25 février, le professeur Didier Raoult publie une vidéo titrée « Coronavirus : vers une sortie de crise ? » sur la base d’une étude chinoise sur les effets de la chloroquine, molécule bon marché utilisée depuis 1949, notamment dans la prophylaxie du paludisme. On compte alors 13 cas en France et 1 seul décès.
Le 11 mars, alors que Didier Raoult est nommé au Conseil Scientifique mis en place par le gouvernement, la chloroquine n’est pas retenue dans le dispositif Discoreryd’évaluation de molécules contre le Covid-19. Le ministre de la Santé explique le 14 mars que les résultats “intéressants” de l’IHU devaient être soumis aux “processus de validation” scientifiques. On semble privilégier le remdesivir, lui aussi testé en Chine et produit par la firme américaine Gilead.
Le 16 mars, Didier Raoult annonce des « résultats prometteurs » sur les 24 patients avec une diminution significative de la charge virale et propose une démarche « diagnostiquons et traitons ». Le 17 mars, il prépublie des résultats qui proposent l’association de l’hydroxychloroquine avec un antibiotique, l’azithromycine. La validité du protocole est contestée.
Le confinement commence le lendemain. On dénombre en France un total de 6633 cas et 148 décès, dont 1210 cas et 21 décès en 24 heures.
Le 18 mars, Sanofi se dit prête à offrir 300 000 traitements de chloroquine au gouvernement français. Le Maroc achète les stocks de chloroquine produit par Sanofi dans une usine de Casablanca. Le 20 mars Le Chu de Caen utilise le traitement. Le 21 mars le laboratoire israélien Teva annonce qu’il va fournir dix millions de doses gratuites aux hôpitaux américains. Le 22 mars, la chloroquine seule et non associée à l’azithromycine, intègre l’essai clinique européen Discovery.
On compte alors 16889 cas et 674 décès.
Le 26 mars, un décret autorise, dans un cadre hospitalier, donc pour les cas graves, un traitement à base d’ hydroxychloroquine, sans citer l’azithromycine, ainsi le l’association lopinavir/ritonavir (Kaletra, autres molécules testées par Discovery et développées par Abbott).[6] Le 31 mars, le CHU d’Angers annonce une étude sur 1300 patients et 32 hôpitaux nommée Hycovid. Mais, comme dans l’étude Discovery, seule l’hydroxychloroquine est testée, sans association avec l’azithromycine. 10 avril 2020, le CHU de Montpellier lance une étude, Covidoc sur la bithérapie hydroxychloroquine et azithromycine mais sur 150 patients présentant une pneumonie justifiant une hospitalisation, c’est-à-dire à un stade où le traitement est trop tardif.
Le 10 avril on compte 90876 cas et 13197 décès.
« Qui est « vraiment » Didier Raoult ?» commence à s’interroger la presse. Quelles sont les « failles » scientifiques de sa méthode d’essai clinique ? Est-ce vraiment scientifique ? Les effets secondaires de la chloroquine ne sont-ils pas inquiétants ? « Génie incompris ou faux prophète ? » titre le Figaro le 23 mars. « Chloroquine : l’infectiologue Didier Raoult en roue libre ? » demande Libération le même jour. « Génie ou charlatan ? »s’interroge de Courrier international le 24 mars ? « La communauté scientifique doute » selon Sciences et avenir le 25 mars.
L’IHU de Marseille continue sa stratégie de dépistage et traitement précoce, publie ses résultats. L’Inde premier producteur du composant de base adopte le traitement à la chloroquine. Le Brésil produit sa chloroquine avec la matière première indienne. Les USA développent une vingtaine d’essais cliniques. En Afrique où la molécule est bien connue en raison du paludisme comme le rappelle la Dépêche de Kabylie, le Bénin, le Cameroun, le Sénégal, le Burkina Faso, l’Algérie, la Maroc, le Congo l’adoptent. Avec ou sans association antibiotique et en admettant les incertitudes sur les résultats, la molécule est utilisée en Chine, en Corée, en Iran, en Turquie, en Russie, en Suisse, aux Pays Bas, en Belgique, en République Tchèque et en Italie. Des tests sont faits à Barcelone et en République Tchèque. Le 11 avril, Israël reçoit 2.4 millions de doses. Bayer va reprendre sa production en Europe ainsi que Saidal en Algérie. Des essais sont faits pour son utilisation en prophylaxie pour les personnels soignants, en Chine mais aussi en France à l’Institut Pasteur.
Un débat plus politique que scientifique.
En France, la polémique ne faiblit pas, alliant la condamnation sans appel de la méthode et les « informations » sur le passé du professeur Raoult, les liens de l’IHU avec l’industrie pharmaceutique, le rapport de l’HCERES[7] de 2017 sur l URMITE (son laboratoire), ses amitiés politiques, voire son look de « gaulois réfractaire ». Concentrons-nous sur les deux questions en débat : la validité scientifique des essais cliniques de l’IHU et l’opportunité de son usage immédiat.
Commençons par la méthodologie. Critique depuis le début, Karine Lacombe, cheffe du service des maladies infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine de Paris, qui fut liée financièrement au laboratoire Gilead, qui mène l’essai clinique Coviplasm sur la transfusion de plasma de patients guéris, n’en démord pas à la mi-avril. les études de l’IHU « ont été construites à l’envers » car elles partent « de l’idée préconçue que la chloroquine est efficace ». Donc « ce sont simplement des études observationnelles de personnes ayant été traitées à la chloroquine. » L’équipe de l’IHU n’a jamais prétendu le contraire et propose une observation précise de l’évolution de la charge virale arguant qu’en recherche, l’administration de la preuve n’obéit pas à un modèle unique. Surtout, pourquoi n’a-t-on pas testé selon la méthodologie des essais randomisés le protocole proposé par l’équipe de Marseille ? Ni Discovery, ni Hycovid à Angers, ni Covidoc à Montpellier n’ont en vérité testé ce protocole : les deux premiers en isolant l’hydroxychloroquine, le troisième en ne testant pas le traitement en début d’infection.
Dans ces conditions, le message du Comité d’éthique du CNRS et de la Mission à l’intégrité scientifique du CNRS du 7 avril 2020 rappelant « les exigences de la démarche scientifique » quelles que soient la situation d’urgence semble un peu hors-sol quand il affirme que « rien ne justifie qu’au nom d’un pragmatisme de l’urgence, on contourne et les procédures usuelles » et que « face à une situation exceptionnelle à bien des égards, la communauté scientifique doit se rappeler que son rôle est de pratiquer, sans compromis, une recherche honnête et responsable. »
Cette prise de position permet néanmoins de poser la seconde question. Sommes-nous en situation de grande urgence ou dans le temps et le rythme des « procédures usuelles » de la recherche fondamentale ? L’urgence doit-elle se mettre au rythme de la recherche ? Quelle est donc cette situation « exceptionnelle » ? Le 7 avril, on compte en France 78 167 cas avérés et sérieux et 10328 morts. le 18 avril on en compte 19323. Les services de soin intensifs des régions du Grand Est et d’Île de France sont débordés. Un drame se joue dans les EHPAD.
La réponse de l’Association des Médecins Urgentistes de France dès le 25 mars est claire : « Même si toutes les conditions modernes de validité d’étude ne sont pas remplies, l’urgence et le pragmatisme doivent nous inciter à évaluer le plus rapidement possible le traitement par la hydroxychloroquine tout en le prescrivant pour sauver des malades. » C’est la réponse pragmatique de nombreux praticiens. Le 3 avril, le tribunal administratif de Marseille siège en référé. Il a été saisi (comme les tribunaux de Bastia, Paris et Nancy) par des syndicats de médecins (le syndicat de médecins d’Aix et Région et le syndicat Infin’Idels) qui demandent à l’Agence régionale de santé (ARS) de commander urgemment de la chloroquine « au nom du droit à la vie » avant que la demande mondiale ne crée la pénurie. Le recours est rejeté le 6 avril suivant en cela l’ordonnance du 28 mars du Conseil d’État qui avait été lui-même saisi.
Nous sommes les experts de nos vies !
Le gouvernement et des autorités scientifiques ont fait un choix : celui d’entraver, de retarder l’évaluation et l’usage d’une proposition thérapeutique, de l’autoriser à contre sens dans le décret du 26 mars, de biaiser sa mise à l’essai dans Discovery. Peut-être l’association de l’hydroxychloroquine et d’un antibiotique s’avérera finalement décevante. Peut-être son usage précoce et systématique n’aurait pas empêché les milliers de morts, les milliers d’intubation qui laisseront des séquelles même en cas de guérison et l’engorgement dramatique des hôpitaux. Ça, nous ne le saurons jamais. Mais surtout nous n’avons pas eu le choix.
Dans une épidémie aussi grave qui bouleverse la vie de dizaines de millions de gens, qui sème la peur et l’angoisse en même temps que la mort, des décisions aussi essentielles ne peuvent être prises unilatéralement par un gouvernement qui a montré son incompétence et des savants qui se mobilisent sur d’autres exigences.
Si l’hydroxychloroquine a cristallisé la colère contre l’absence d’information et de débat public sur des choix vitaux et contre l’impuissance à laquelle nous avons été réduits, c’est effectivement parce que Didier Raoult a d’emblée mis la question sur la place publique. On lui a reproché son « mode de communication ». Mais ne devrions-nous pas nous insurger au contraire contre le manque d’information dans lequel nous avons été tenus sur les enjeux sanitaires et industriels des autres molécules testées par l’étude Discovery, le remdesivir, l’association lopinavir et ritonavir, l’association lopinavir, ritonavir et interféron bêta ? Dans le bruit des polémiques, il faut savoir entendre les silences
La politique a horreur du vide. Cette négation brutale de la capacité de ces « gens qui ne sont rien » à avoir une expertise sur de tels choix vitaux a produit l’ampleur et la tonalité des polémiques dans le pays. Dans ces conditions, chaque rappel des critères scientifiques pour justifier l’attente, chaque réitération de l’infaillibilité de la science a ajouté à la colère. Populisme et complotisme, si souvent dénoncés alors, sont les enfants de ce déni de compétence et d’intelligence collective.
Aurions-nous oublié notre histoire ? Comme nous le rappelle Edgar Morin, « sur la question de l’alternative entre urgence ou prudence », « le monde scientifique avait déjà connu de fortes controverses au moment de l’apparition du sida, dans les années 1980. » A cette époque, racontée par Robin Campillo dans 120 battements par minute, les militants d’Act-up Paris avaient formidablement bataillé pour faire admettre l’expertise des malades au même titre que celle des laboratoires et imposer la nécessité d’une démocratie sanitaire articulant santé publique, droits humains et savoirs partagés. L’idée est simple : la santé est aussi l’affaire des malades. La mise en œuvre d’une telle idée est terriblement conflictuelle.
Ainsi en 1993, les militants d’Act-up se sont heurtés de front à la direction du laboratoire Roche à propos d’un essai thérapeutique terminé en septembre 1992 dont les résultats ne sont pas encore publics au printemps 1993. L’essai concernait 64 personnes en France, et 140 autres patients en Italie et en Angleterre. Roche invoque alors la vérification des résultats entre les trois pays et la nécessité de « ne pas donner de faux espoirs » Il s’agissait surtout d’attendre le 7 juin pour communiquer les résultats lors de la Conférence Internationale de Berlin. L’agenda scientifico industriel l’emportait sur l’urgence de la menace de mort. En 2008, le même laboratoire est mis en cause par l’association ainsi qu’une quarantaine d’autres dans le monde contre la rente financière du brevet sur le Fuzeon dont Roche a le monopole et le prix exorbitant du médicament.
Le 7 avril 2020, plusieurs anciens dirigeants d’Act-up mobilisent cette expérience fondatrice dans une « Lettre ouverte à Françoise Barré-Sinoussi et Jean-François Delfraissy ». « La seule lutte efficace », rappellent-ils, est « celle qui lie de manière indissociable santé publique et droits humains, qui refuse de confier le pouvoir aux seuls scientifiques ou aux seuls politiques, qui fait de la participation des citoyens et de l’inclusion des populations minoritaires, démunies ou ostracisées, la clef du succès. » Il s’agit donc à partir d’aujourd’hui de « créer les conditions d’une réelle participation de la société aux décisions à venir. »
« On est là ! »
L’enjeu est considérable. Celles et ceux qui aujourd’hui nous gouvernent sont dans l’incapacité de répondre à cette exigence. La démocratie réelle, selon l’expression de Jacques Rancière [8], « est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir ». Mais cette compétence refusée, voire combattue par les puissants, se mobilise sous nos yeux dans la crise et pallie quotidiennement la défaillance gouvernementale. Il s’agit le plus souvent d’une combinaison très souple de compétences professionnelles, de savoirs urbains informels et de compétences collectives constituées durant des mobilisations, dans le milieux associatif et dans les réseaux militants.[9]
Jamais le doublement de l’accueil dans les hôpitaux du Grand Est et de l’Ile de France n’aurait été atteint avec les seules directives des ministères et des ARS. Seule une mobilisation professionnelle sans précédent a permis d’assurer soin et accueil malgré les déficiences des autorités. Ces hôpitaux savent aussi travailler avec des compétences sociales plus large pour faire face à des pénuries de matériels. Des hôpitaux comme celui de Saint-Brieuc ont mis en ligne un tutoriel de masques en tissu. De telles initiatives permettent des actions locales comme celle de la mairie d’Iffendic en Ille et Vilaine qui se fait fort d’équiper tous les habitants de masques fabriqués de façon artisanale. Entreprises, particuliers s’y mettent. L’inventaire des initiatives n’en sera sans doute jamais fait. Mais une chose est claire : pour la plupart des femmes et des hommes de ce pays, il n’est pas utile d’avoir, à l’instar de Sibeth Ndiaye, un « consensus scientifique », pour comprendre que le port universel du masque est non seulement une sécurité pour aujourd’hui mais une des conditions du déconfinement demain. Les quartiers populaires ne sont pas en reste : dans la cité du Franc-Moisin à Saint-Denis (93), ce sont les habitants qui désinfectent les hall d’immeuble.
À Saint-Denis le soutien au personnel de l’Hôpital Delafontaine passe aussi par des initiatives individuelles : un adresse de dépôt chez un particulier, un tableau pour ne pas faire trop de doublons dans les dons, une secrétaire de l’hôpital qui passe tous les matins vers 11 h 30 récupérer les gâteaux maisons, les fruits frais, les jus de fruits, les bonbons mais « emballés individuellement », le café, le thé les biscuits et autres plaquettes de chocolat. Les instructions aux donateurs (fournies par mail) précisent qu’il faut éviter « les gros paquet type chips ou fruits secs dans lequel tout le monde pioche, pour limiter les risques de contamination entre soignants ».
Dans l’incompétence du pouvoir, il nous faut inclure l’inattention sociale. Certes dès le 16 mars, un dispositif d’aide aux entreprises et aux salariés a été mis en place et continue à se développer. Mais la situation de détresse des familles précaires, y compris la détresse alimentaire est en grande partie passée sous les radars institutionnels. Même les mairies, plus régulièrement confrontées en direct à ces situations, restent souvent immobiles Partout en France des bénévoles se sont mobilisés de Marseille ou un ancien Mac Do a été réquisitionné de fait pour loger une banque alimentaire à Pierrefitte où un réseau de Gilets jaunes baptisé « secours jaune » collabore avec une Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) pour distribuer des colis alimentaires bio à des familles.
La combinaison des compétences peut sembler tout à fait improbable. Le gouvernement français a obstinément refusé de sauver l’usine de masque de Plaintel (Côtes-d’Armor) liquidée par Honeywell en 2018 alors qu’elle avait une capacité de production de 180 millions de masques par an. L’entreprise ne s’était jamais remise de la chute des commandes publiques après la décision de renoncer au renouvellement du stock stratégique. En avril 2020, en quelques jours, pour répondre à une commande publique locale, un petit entrepreneur de l’automobile monte une « usine éphémère » au Parc des expositions de La Teste-de-Buch en Gironde avec un objectif de 30 000 unités/jour. Singer a fourni des machines, la communauté de commune les tables, des traiteurs des repas bon marché, une chaine de machine expresso le café…Il a surtout été surpris de la rapidité avec laquelle il a pu mobiliser 260 couturières aux métiers les plus divers mais déjà investies dans la production artisanale familiale, amicale ou locale.
La vie quotidienne elle-même s’appuie sur la mobilisation d’une compétence collective informelle. Au marché de Saint-Denis jusqu’à sa fermeture, la queue devant les légumes de Sylvain et Aurélie, petits producteurs de l’Oise, était un rendez-vous régulier pour beaucoup d’entre nous. Après trois semaines de confinement, Sylvain et Aurélie qui avaient pris les téléphones de nombre de leurs clients décident de proposer une livraison. Ce n’est pas tout à fait leur métier et ils sont dans un premier temps submergés par la centaine de commandes comme par la complexité de l’organisation de la tournée. Épuisés, vers 21 h, après douze heures de tournée, il leur reste 20 commandes à livrer. Quelques coups de téléphone et d’échanges WhatsApp plus tard, le dispositif s’organise entre clients pour la semaine suivante avec des regroupements de commandes et des regroupements de livraison sur des points de collecte. Un groupe Whatsapp dédié est créé. Une simple évidence semble-t-il mais qui permettra non seulement à des habitants de recevoir des fruits et légumes frais et de proximité, mais à ces petits producteurs de ne pas perdre leur production et de passer le cap alors que rien n’a été imaginé par la Mairie.
Ces actions, le plus souvent, comme dans toutes les périodes de crise, notamment durant l’Occupation, mobilisent des réseaux préexistants : associations, réseaux de parents d’élèves, réseaux amicaux. C’est un peu plus que cette « insurrection de la bonté » dont parle Le Monde. Les Gilets jaunes y sont très présents : à Fontainebleau auprès des SDF, à Carcassonne pour la collecte de masques destinés à l’hôpital, au Havre pour la fabrication de masques lavables, à Rouen avec les street médics auprès des sans-abris…
Les compétences collectives qui se révèlent dans la solidarité sont connues depuis quelques temps déjà d’une certaine forme de capitalisme qu’on appelle le capitalisme « de plateforme ». L’uberisation des services urbains n’est autre qu’un dispositif d’exploitation de cette force de travail et de savoir informelle et capable d’auto-organisation. Il a fallu mobiliser ces compétences jusque dans la gestion de la réserve sanitaire. Ce dispositif, créé en 2007 était fort de 21 000 volontaires inscrits et disponibles en janvier. Depuis la pandémie 19 000 volontaires supplémentaires sont venus les rejoindre. Mais début avril seuls 823 réservistes avaient été mobilisés. La lourdeur des administrations en charge de cette mobilisation notamment les ARS, les rendaient incapables de faire face. La situation a été débloquée en Ile de France par la mise en place d’une application élaborée par une Start-up, Medgo, et utilisable sur smartphone, qui met directement en relation des volontaires et des services hospitaliers…
Michel Foucault nommait «savoir assujetti», « toute une série de savoirs qui se trouvaient être disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés, savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs au-dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requise. » Ces savoirs ce sont les nôtres : « celui du psychiatrisé, celui du malade, celui de l’infirmier, celui du médecin, mais parallèle et marginal par rapport au savoir médical ». Ce «savoir des gens», n’est pas ce qu’on appelle « le bon sens populaires » mais un savoir à la fois « local » et critique de l’ordre des choses.[10]
Cette mobilisation horizontale forge dès aujourd’hui une détermination : le jour d’après ne se fera pas sans celles et ceux qui dans les hôpitaux, dans les quartiers, aux caisses des super marchés rendent la vie possible malgré la gabegie gouvernementale. Il ne s’agit pas seulement de saluer leur abnégation et leur courage. Il s’agit de reconnaitre, comme l’expriment les Gilets jaunes d’Alès, qu’elles et ils « ont voix au chapitre au même titre que les banquiers, les politiques ou les scientifiques pour évoquer le jour d’après». A des milliers de kilomètres de là, comme un écho, à Dakar où des tailleurs se sont mis à faire des masques à l’initiative d’une association d’aide aux enfants des rues, des voix s’élèvent pour affirmer cette « opportunité historique, de mobiliser leurs intelligences réparties sur tous les continents, de rassembler leurs ressources endogènes, traditionnelles, diasporiques, scientifiques, nouvelles, digitales, leur créativité pour sortir plus forts d’un désastre que certains ont déjà prédit. »
L’expérience des guerres nous apprend que certainement «nous ne reverrons jamais le monde que nous avons quitté il y a un mois » (Audoin Rouzeau). Nous-mêmes ne serons plus les mêmes. Si nous aurons beaucoup appris des faiblesses de celles et ceux qui nous gouvernent et nous exploitent, nous avons aussi expérimenté notre force d’intelligence collective. La réflexion politique sur le monde d’après doit prioritairement puiser dans cette expérience qui est aussi une expérience d’espoir.
Les enjeux de l’incompétence d’État et des compétences populaires sont à usage immédiat. Comment seront prises ses décisions à venir, notamment celles concernant l’organisation du « déconfinement » et de la vie sociale dans les mois qui viennent et par qui ? Seront-elles toujours prises par les seules voix « autorisées » du gouvernement et de la Sciences, ou seront-elles enfin prises dans le débat public et l’interlocution avec toutes celles et ceux dont la vie est en jeu ? Continuera-on à penser que pour préserver sa santé et organiser sa vie, un peuple n’a d’autres possibilité que d’obéir à la police ?
À l’inattention du pouvoir, opposons pour l’avenir notre attention aux autres au sens que lui donnait le narrateur du roman d’Alberto Moravia. : ne pas oublier que « rien ne peut être exclu de la réalité, pas même les rêves». Ces rêves sont essentiels car eux seuls nous permettent de « vivre pour savoir pourquoi on vit. » [11]
[1] Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard, 1997, page 214
[2] Didier Torny« De la gestion des risques à la production de la sécurité. L’exemple de la préparation à la pandémie grippale », Réseaux 2012/1 (n° 171), pages 45 à 66
[3] Jean Yves Nau et Antoine Flahault, « le coronavirus, sans précédent dans l’histoire des épidémies », Slate, 28 février 2020
[4] La loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de 1982 attribue aux organismes de recherche publics la mission de valorisation définie lors de la création de l’Agence Nationale de Valorisation et d’Aide à la Recherche (ANVAR) en 1967. . La loi Allègre de 1999 sur l’Innovation prévoit la création d’une structure dédiée à la promotion et à la valorisation de leurs activités industrielles et commerciales dans les établissements publics à caractère scientifique. Le Rapport d’évaluation de l’IGAENR de 2007 propose d’aller plus loin
[5] « Chloroquine pour tout le monde » 28 mars sur Mes opinions, «« Traitement Covid-19: ne perdons plus de temps ! », 3 avril sur change.org 500 000 signatures au 15avril. « CHLOROQUINE : l’appel URGENT d’un groupe de médecins », 389 000 signatures au 15 avril.
[6] Son efficacité est mise en doute par une étude randomisée sur 199 patients, publiée le 18 mars par The New England Journal of Medicine. Le 26 mars on compte 29155 patients et 1696 décès.
[7] Sur ce nouveau marché de la recherche, « l’excellence » des équipes est un atout de taille Il est garanti depuis par la mise en place de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AÉRES) remplacée par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) lui a en 2014.
[8] En quel temps vivons-nous ? La fabrique, 2017
[9] J’ai déjà largement abordé cette question dans mes deux précédents articles : dans Médiapart : « Crise sanitaire, faillite politique » le 25 mars et « Le jour d’après, c’est aujourd’hui » le 7 avril
[10] Michel Foucault, cours du 7 janvier 1976, Il faut défendre la société, Gallimard, 1997
[11] Alberto Moravia, L’attention, 1966